Votez pour votre nouvelle préférée !

Jusqu'au 31 décembre 2010, soyez membre du jury du « prix du public » du premier concours de nouvelles organisé par les Bouquineries Oxfam en votant pour votre nouvelle favorite.

165 nouvelles nous ont été envoyées. Les lauréats seront désignés par 4 jurys :
– Le jury des libraires composé de Maï Lohier et d’Aurélie Leclercq.
– Le jury des lycéen-ne-s : composé d’élèves du lycée Van Der Meersch à Roubaix (59)
– Le jury du public : vous choisissez ! En votant {{[ici->Concours-de-nouvelles-des,971]}}
– Le jury de professionnel-le-s : Anne-Sophie Hache (journaliste critique littéraire à La Voix du Nord), Brigitte Niquet (écrivaine), Gilles Warembourg (écrivain), Elisabeth Saint-Michel (écrivaine), Jean-Denis Clabault (écrivain), Bruno Descamps (écrivain), Yann Tessier du Cros (écrivain).

La cérémonie de remise des prix aura lieu le samedi 8 janvier à 16h, à la Bouquinerie de Lille, et les résultats seront annoncés dans notre newsletter de janvier.Retrouvez ci-dessous toutes les nouvelles.
élécharger l'ensemble des nouvelles en pd

Pour lire chaque texte en ligne, cliquez tout simplement sur son titre.

Nouvelle 001 _ Chez le boucher

? Et avec ça, qu'est-ce que ce sera, Lulu ?

Lulu c'est moi, Lucien, Lulu pour les intimes. Le boucher est pas vraiment un intime, mais c'est normal, ça fait pas longtemps que je suis dans le quartier. Et pas plus de deux mois que je suis dans la ville. Par contre je viens souvent chez lui, pas à dire c'est pratique, juste au pied de chez moi. Et puis il est sympa, le boucher, Alain il s'appelle, quand je peux pas le payer il me met sur son ardoise et c'est marre. C'est bien le seul commerçant du coin à me faire crédit… L'autre jour j'ai même été obligé de troquer une entrecôte qu'il venait de me donner contre ma ration de pinard à l'épicerie. Quand je pense qu'au début, on se regardait d'un œil plutôt méfiant…! Alain est basque, comme le béret qui protège son crâne rasé du froid de sa boutique. On parle beaucoup sport chez cet ancien rugbyman athlétique, jovial et moustachu. Il soutient Bayonne en tête, et Biarritz quand ils jouent pas contre Bayonne. Il y a dans la boucherie, devant le présentoir, un banc où se passent volontiers leur matinée une demi douzaine de retraités : des catalans, qui supportent Perpignan, d'autres, pas beaucoup, qui sont pour Castres. Ou Montauban. Ça n'agit pas beaucoup mais c'est des palabres à n'en pas finir, ils parlent fort et tous ensemble, chacun défendant les mérites de son équipe. Moi je m'en mêle pas, je m'en bats l'œil, je suis pas rugby pour deux sous. Je suis pas du coin. Le Stade et les autres, qu'ils se battent entre eux, ça me laisse froid ! Par contre je m'intéresse aux spécialités basques qui trônent sur le présentoir : confiture de cerises noires, fromage de brebis, moutarde aux piments, gelée de piments, saucisses aux piments, pâté aux piments, chorizo. Et autres charcutailles au milieu des brochures et guides touristiques du Pays Basque, illustrés de superbes photos qui parviennent à donner la très fausse impression qu'il fait toujours beau là-bas !

J'en apprends tous les jours sur les gens du quartier : tiens par exemple l'autre jour encore le boucher nous a parlé pendant une heure de la vieille dame qui partait juste comme j'arrivais. Paraît qu'elle va sur ses 100 piges, elle les fera en février. Alain :

? Pas trop vaillante sur ses cannes, elle fait quand même tous les jours ses courses, sa cuisine et son ménage. C'est comme ça qu'on garde la forme, pas vrai ? Et puis elle a son caractère, la vieille dame. Tout sauf malléable, son caractère ! Je lui dis toujours de traverser dans les clous quand elle sort de chez moi, mais il n'y a rien à faire, têtue comme une mule elle prend toujours au plus court : impossible de la faire obéir… Elle s'en voudrait de marcher trente mètres de plus, à croire que ça lui aliènerait sa liberté ! Faut qu'elle vienne traverser juste devant chez moi… Même si on lui construisait une passerelle je suis sûr qu'elle préfèrerait encore passer au milieu des bagnoles ! Souvent je suis obligé de planter là mes clients et de courir pour l'aider avant qu'elle se fasse renverser… C'est que les bagnoles, elles tracent, là, la rue est large… Bref, sinon, vieillir comme ça jusqu'à cent ans, avec toute ma tête, moi je veux bien, qu'il dit, Alain.

Moi je sais pas. Devenir quasiment infirme… Quasiment aveugle et paralytique à la fois… Quand elle arrive chez lui, le boucher me l'a encore dit l'autre jour, elle est bien contente qu'il lui avance sa chaise, elle s'y laisse tomber, tu verrais ça… Dans la boutique tous la connaissent bien. Chacun a rajouté son anecdote. Jeudi il nous avait raconté, Alain, comment qu'elle s'est fait attaquer le mois dernier par deux jeunes, les salauds, il a dit, ils ont manqué lui faire avaler son bulletin de naissance pour lui piquer trente malheureux euros… Tout ce qu'ils ont trouvé chez elle, ils y étaient peut-être même pas les trente euros… Alors que ? et là Alain le boucher a attendu que les jeunes devant moi soient partis pour confier sur un ton de confidence… ? alors qu'elle gardait une vraie fortune planquée dans sa suspension ! Et c'est bien trouvé, il a fait remarquer, qui c'est qui irait imaginer une vieille presque impotente monter sur un chaise pour planquer son magot…? Mais c'est son petit-fils qui monte là, et c'est lui, le seul soutien de la vieille dame, le seul à savoir la place, qui l'a dit au boucher…

*

? Et avec ça, qu'est-ce que ce sera, Lulu ?

? Je vais prendre aussi de ta terrine aux espelettes…

En réalité je n'ai plus besoin de rien, mais je force un peu pour voir la queue s'allonger derrière moi… J'aime bien, ça me met en position de force… Une chose que je déteste, dans les commerces ou les administrations, c'est faire une heure de queue et qu'il y ait plus personne après moi quand j'ai fini. Et puis aujourd'hui j'ai de la thune, pour changer, et j'achèterais volontiers la boutique, c'est pas que j'aie si faim que ça, non, je suis bien trop excité, mais c'est histoire de faire remarquer à tous que je me fais pas toujours nourrir par Alain.

Le boucher aussi aime bien que la boutique soit pleine de monde. Il se presse pas, et il arrête de me couper mon pâté pour nous raconter que la vieille dame a été dévalisée hier soir, elle a été poignardée, on l'a retrouvée ce matin dans un bain de sang :

? Une vraie boucherie… C'est le cas de le dire… Quant au mobile, c'était évident, son agresseur est allé droit à la suspension où elle gardait ses sous… à croire d'ailleurs qu'il en connaissait le secret ! Et pourtant le petit-fils a bien dit aux flics qu'il était le seul, absolument le seul, à connaître le secret du magot de sa grand-mère.

Et le boucher me regarde d'un drôle d'air en racontant que du coup le fils se retrouve en garde à vue avec le grade de seul suspect.

C'est con, maintenant que j'aurais pu lui acheter sa boutique, à Alain, je sens que ce sera plus prudent de mettre fin à la séquence 'achat massif' et de m'en aller ! En partant je manque de faire un au revoir général, mais au dernier moment je me retiens, je sens que vaut mieux s'en abstenir et partir en douce. Et le plus tôt sera le mieux, je ne vais pas moisir plus longtemps dans le secteur : c'est jubilatoire, j'ai du blé, plein de blé, maintenant, je préfère me faire oublier dans le coin… J'entends l'appel de la liberté… Je vais me payer un jus au café du coin, et puis je m'en irai de cette ville, je tracerai la route une fois de plus pour me faire pendre ailleurs !

Nouvelle 002 _ La nouvelle

C'est vous la nouvelle ?
Fériée lève son regard amande verte vers la visière penchée au dessus du comptoir, qui vient d’éructer cette phrase.
En y regardant de plus près, elle voit, tapis sous la visière, deux petits yeux noirs inquisiteurs, un nez plongé dans les affaires des autres et un mince filet de lèvres.
_ N’apercevant à gauche et à droite que sa solitude, elle comprend que la question lui est destinée.
_ ?  » Je crois oui !  » répond alors sa voix ensoleillée.
La visière bougonne, lance un appel depuis son mobile et lui demande de la suivre.
_ Fériée était arrivée le matin même pour prendre son nouvel emploi dans l'immense aéroport, on lui avait remis un uniforme couleur de pluie parisienne et la préposée avait haussé largement les épaules quand Fériée avait voulu troquer son costume contre le même modèle en orange ou violine.
_ Depuis, elle attendait derrière ce comptoir qu'on vienne lui donner des instructions.
_ Elle en avait profité pour rêver un peu, les yeux grands ouverts comme savaient si bien le faire les sujets de sa famille maternelle.
_ Une pensée émue et jubilatoire palpita vers sa mère, une peul magnifique qui lui avait fait cadeau de ses yeux amande en changeant juste la couleur. Elle lui avait aussi donné son prénom, pris sur le grand calendrier du dispensaire et Fériée se trouvait très heureuse de ne pas s'appeler Souvdéportés ou Mardigras.
_ Son père, quant à lui , ne lui avait mélangé qu'un peu de lait dans son café de peau et laissé un vide au cœur, comme un canari africain abandonné au coin d'une cour.
_ Elle rêvait de Paris, ville magique d'où avait jailli ce père pour y retourner bien vite sans avoir aliéné une once de liberté à sa jolie peul de mère rendue grosse.
_ Sa mère avait versé des larmes, deux en tout, une pour chaque œil. La vie est si dure dans son Sahel qu'il vaut mieux économiser l'eau de son corps.
_ En posant le pied dans la capitale, serrant sur son chemisier la photo de son géniteur prise quelques 25 ans plus tôt, elle ne doutait pas de le croiser sur une piste entre une chèvre et un cochon sauvage.
Qu'elle ne fût pas sa stupeur ! Étreinte par les mains griffues des constructions grises, des visages gris, de la pluie grise et des manteaux gris, elle faillit s'évanouir.
_ Ce fut aussi son premier contact avec les visières qui se mirent rapidement en quête de ses preuves d'existence et qui épluchèrent ses papiers jusqu'au noyau.
_ Elle mit quelques jours à retrouver le soleil de son rire.
Forte de sa vive intelligence et de son diplôme acquis de haute lutte à l'université de Niamey, elle vient de trouver cet emploi et elle suit son guide peu amène, de sa démarche souple, à travers l'immensité de ce hall d'aéroport. De passerelles en longs couloirs, ce petit voyage intra muros les amène aux côtés d’une petite blonde, agréablement ronde qui s'applique à enregistrer un vol sur Rome.
_ Fériée lui donne un retentissant baiser sur la joue et une jolie bise rose se dessine aussitôt sur la peau tendre. La jeune fille en reste bouche bée , c'est bien la première fois qu'on lui dessine le vent sur la joue, de si bon matin et sans aucune raison !
Le vol est bientôt fermé, un homme arrive essoufflé.
_ ?  » Vite cher monsieur, vous êtes en retard, que vous est-il arrivé ?
_ ? Ce sont les visières mademoiselle !
_ ? Mais vous aussi, qu'elle idée de vous vêtir ainsi, avec ce… avec cette…
_ ? Avec ce burnous mademoiselle, il s'agit d'un burnous !
_ ? Oui, oui, ce burnous, vous comprenez les visières, elles trouvent ça bizarre un burnous parmi les costumes trois pièces, alors elles fouillent la première, puis la deuxième, puis la troisième valise, jusqu'à ce qu'elles ne trouvent rien. Et c'est comme ça qu'on rate son avion ! Ça s'appelle faire suer le burnous, cher monsieur et les visières, elles aiment ça, alors la prochaine fois, habillez vous autrement je vous en prie, ça me fait mal au cœur de voir tous ces burnous qui suent dans les aéroports !  »
_ Fériée sent son cœur qui fait tous les bonds qu'il peut dans sa poitrine, la petite blondinette semble avoir de la sensibilité, voir de l'amour pour son prochain et depuis son arrivée à Paris, c'est bien la première fois qu'elle rencontre un brin d'humanité ! Lui vient alors l’idée qu’elle pourra avoir un soutien de cette jolie personne et peut-être même qu’ensemble elles pourront faire  » palabre  » avec les visières pour humaniser l’enregistrement des bagages des hommes en burnous ?
_ Et pour illustrer sa pensée elle s'apprête à sauter au cou de sa collègue en lui demandant d'être son amie quand un couple de visières s'approche du comptoir.
_ Sans attendre et sans même avoir procédé au rituel doigt sur le képi en guise de salut, ils extirpent la ronde blondinette et la plaquent sur le sol devant les yeux agrandis jusqu'au milieu des joues de Fériée où se mêlent la stupeur et l’incrédulité.
_ Elle les voit alors retourner la jeune fille et lui dégrafer sa veste sans ménagement.
_ ?  » C'est pour un réglage ! répond le plus grand aux tremblements de Fériée.
_ ? Ben tu vois bien, dit le deuxième, il était temps d’agir la séquence a eu un bug le bouton s'est déplacé ! Il n'est plus sur OCCIDENT et le poussoir n'est plus non plus sur PARISIEN !
_ ? Ils sont pourtant pas très malléables ces robots, je m’ demande si c'est le frottement qui les dérègle ! Enfin ça arrive !  »
_ La blondinette reprend sa place derrière le comptoir, elle lance à Fériée un regard hostile en essuyant le dessin du vent sur sa joue.

Nouvelle 003 _ Alice et le petit arbre rabougri

Après avoir avalé son croissant du matin et son bol de café au lait, tout en parcourant un illustré laissé sur un coin de table, Alice, 13 ans, décida de profiter de la fraîcheur printanière pour aller faire un tour dans le jardin de ses nouveaux hôtes.
En remontant l'allée, à sa gauche, juste après la passerelle, elle aperçut toutes sortes d'arbres : des petits, des grands, des filiformes, des trapus, des généreux, des sérieux, des agités, des malicieux, des mobiles, des malléables, des engoncés, des pétrifiés, des moribonds étayés par un soutien, des épanouis, des rabougris. Et personne pour la renseigner. « Si je veux faire le tour complet du parc en nommant toutes les espèces, pensa-t-elle, il me faudra bien dix ans pour les identifier ! Oh ! Celui-là, qu'il est donc laid ! »
_ ? Pardon ? Qu'ouïs-je, qu'entends-je ? C'est à moi que vous parlez ? dit le petit arbre rabougri.
_ ? Mille excuses, Monsieur l'arbre, je ne voulais pas vous offenser. A qui ai-je l'honneur ?
_ ? Au Prince des maux tordus, enchanté de vous connaître, Alice.
_ ? Oh ! Avec un bon tuteur, quelques arrosages et deux ou trois granulés, il n'y paraîtra plus, vous allez vite vous redresser ! dit Alice pour le réconforter.
_ ? Avez-vous lu Le scaphandre et le papillon ? demanda le Prince des maux tordus.
_ ? Non, pourquoi ?
_ ? Parce que vous saurez que dans un corps usé, supplicié et bancal peuvent parfois se cacher des fleurs de grâce et des graines de génie…
_ ? Je n'en doute pas, dit Alice, qui appréciait généralement ce genre de palabre, d'ailleurs, la beauté est une notion bien relative qui agit sur notre jugement en mettant en jeu tous nos potentiels de subjectivité. Par exemple, comment me trouvez-vous, moi ?
_ ? Personnellement, je vous trouve très ordinaire, répondit le Prince, mal proportionnée, trop grande et trop maigre à mon goût. Moi, j'aime les filles bien en chair, avec des formes généreuses, par devant et pas derrière. Pour moi, la vision doit rester un sens et un acte essentiellement jubilatoires.
_ ? Chez nous, en Angleterre, répliqua Alice, vexée, on appelle ça un boudin.
_ ? Ne le prenez pas mal, dit le Prince, votre tour viendra, vous verrez, vous êtes encore si jeune, vous avez bien le temps de vous aliéner à ce genre de considération…

Alice, lassée de cette conversation creuse et sans intérêt s'empressa de quitter son hôte et se dirigea vers son voisin le plus proche, un petit arbre pourpre au feuillage luisant et artistiquement découpé. Ses jolies feuilles mordorées et dentelées brillaient au soleil de tout leur éclat.
_ ? Salut la Miss, dit l'arbre.
_ ? Salut, répliqua Alice sur le même ton, pour répondre à son appel.
_ ? Je suis la femme de ce Tordu, dit-elle, ça fait vingt ans que nous vivons ensemble et que je supporte ses calembours et ses jeux de mots à deux balles, il a toujours aussi peu de tact et d'esprit, vous avez dû vous en apercevoir !
_ ? En effet, répondit Alice. Rendez-vous compte qu'il m'a traitée de maigrichonne et de non-boudin. Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais il faut le quitter, dit-elle résolument.
_ ? Ah ! Si je n'avais pas toutes mes racines ici, dit la femme du Tordu. Quand on fait son trou quelque part, il est difficile de s'en extirper et de troquer sa vie contre une autre, fût-elle la meilleure au monde !
_ ? Comme je vous plains, vivre avec un tel goujat ! Mais vous avez l'air d'avoir un bon voisin, à votre gauche !
_ ? Chut ! parlez plus bas, si le Tordu nous entendait ! Il m'étriperait ! Ce garçon est mon amant depuis dix ans et je l'aime toujours avec autant de passion.
_ ? Alors, la crise des trois ans, c'était donc du pipeau ? (Alice avait lu récemment dans un guide dérobé à sa mère et dévoré en cachette que l'amour naît, se développe et meurt par séquences de trois ans)
_ ? Pas vraiment, j'ai connu des hauts et des bas, comme tout le monde, mais je me suis accrochée à la branche, et quand je commence à me lasser, il me suffit de regarder à droite, côté Tordu, pour immédiatement recentrer mon regard sur la gauche, côté cœur. Mon choix est vite fait, vous vous en doutez !
_ ? Vous êtes l'incarnation de la sagesse, dit Alice avec admiration, il y a des circonstances dans la vie où les lois manichéennes doivent l'emporter sur toutes les autres lois.
_ ? Vous parlez bien, pour votre âge, dit la femme du Tordu, subjuguée par autant de maturité.
_ ? Moi, si mon couple flanche un jour, dit Alice, je prendrai un amant, comme tout le monde…
_ ? Bonne chance, Alice, cria l'épouse à Alice qui s'éloignait déjà.
_ ? Bonne chance, cria le cocu, qui, fort heureusement, n'avait rien suivi de la conversation.

Seul l'amant eut la délicatesse de se taire, ce qui toucha beaucoup Alice qui se dit que même chez les arbres, il existe des codes régis par les règles de la discrétion et de la bienséance.

Nouvelle 004 _ Le volcan Almaterra

Sur une petite île isolée du Pacifique vivait la tribu des Savoriens. Ces hommes et femmes avaient des mœurs simples et pures, lesquelles ne pouvaient être mieux illustrées que par le nom même de l'Océan qui les entourait. Ils étaient un peuple travailleur, révérant la terre et la mer d'où ils tiraient leur subsistance.
_ Dès l'aurore, les uns apprêtaient leurs barques pour partir pêcher au large, et revenaient au soir avec des filets chargés de poissons, de crabes, et de crustacés. Les autres se consacraient à la culture du café sur les pentes du volcan Almaterra, qui donnait au sol une richesse exceptionnelle.
_ Ce café au goût de noix légèrement acidulée apportait vigueur et entrain à tous les membres de la tribu. Il avait une saveur unique au monde. Mais le monde s'était jusqu'alors désintéressé de cet îlot, regardant les Savoriens comme des indigènes peu à même d'accéder aux bienfaits de la civilisation. Aussi, l'argent et le pouvoir leur étaient des notions inconnues. Ils avaient coutume de troquer, qui un poisson contre un sac de café, qui une hutte contre une barque. Ou bien, tout simplement, de donner, sans rien demander en retour ni s'estimer charitable, car l'important était que personne ne restât dans l'indigence, que chacun mangeât à sa faim et pût satisfaire à ses besoins, qui ne dépassaient jamais ce que la plus simple nécessité commandait.
_ Une autre de leur coutume était, les soirs de pleine lune, de réunir l'ensemble des habitants de l'île, hommes, femmes et enfants, au sommet du volcan Almaterra, où avaient lieu ce qu'ils appelaient « les palabres jubilatoires ». Ces conseils étaient l'occasion, à chaque cycle lunaire, de gérer les affaires de la tribu, d'organiser la pêche, les plantations, de confier à chacun ses joies et ses peines, de trouver une solution aux conflits personnels et collectifs. Les palabres se terminaient par la nomination du « Guide » qui acceptait de veiller au respect des décisions prises lors du conseil durant tout le prochain cycle lunaire. Puis, tout le monde se réunissait autour de la passerelle du volcan d'où un groupe de musiciens faisait danser le reste de la tribu jusqu'à l'aube.
_ Les Savoriens vouaient un véritable culte au volcan de leur île, avec un amour mêlé de crainte. A leurs yeux, le volcan était « l'âme de leur terre ». Ils étaient persuadés que toute offense envers un être, qu'il soit humain, animal, végétal ou même minéral, offenserait directement le volcan qui réprimait sa colère jusqu'au jour fatal de la grande éruption, dont certains prophétisaient qu'elle adviendrait un jour d'effroyable discorde.
_ Or, un beau matin, alors que les pêcheurs savoriens étaient en train d'apprêter leurs filets pour partir pêcher en mer, ils aperçurent au large l'appel d'un bateau en détresse. Ils se précipitèrent pour aider le naufragé, le ramenèrent à terre et le soignèrent. Puis, ils s'enquirent de la séquence de mésaventures qui l'avaient amené à perdre sa route en plein Pacifique, ainsi que de l'aspect étrange de son bateau. Le navigateur leur expliqua qu'il venait de la lointaine Europe, et qu'il participait à une course à la voile en solitaire autour du globe. Une violente tempête lui avait fait perdre le contrôle de son bateau. Les équipes de soutien n'arrivaient pas à le localiser. Il n'espérait plus trouver de l'aide, ni découvrir cette île qui ne figurait pas sur sa carte.
_ Quant à son bateau, il fut étonné que les pêcheurs le trouvassent étrange. Au contraire, il leur vanta que ce monocoque était le dernier cri technologique, un petit bijou sorti de l'écrin grâce à son sponsor, la multinationale « Itchit » dont le logo et le slogan « Plus t'en mets, plus t'en a ! » ornaient la voilure. Les Savoriens furent émerveillés par tant de nouveautés et par cette philosophie moderne. Ils offrirent au naufragé une tasse de leur précieux café.
_ Alors qu'il le buvait, son visage esquissa un sourire de délectation, puis une lueur étrange éclaira ses yeux. Il sortit de sa poche un téléphone mobile et, se mettant à l'écart, il appela son sponsor. « Ah ! C'est vous, enfin ! – répondit le directeur d' « Itchit » – J'ai pensé que vous alliez couler ma boîte en même temps que votre coquille de noix. » – « Calmez-vous, Monsieur Itchit, j'ai découvert une île au sol très riche, avec des habitants bien malléables. Donnez-moi carte blanche et les moyens pour agir, je vous garantis que dans peu de temps vous serez l'homme le plus riche de la planète. » Puis il revint auprès des Savoriens. Ceux-ci l'invitèrent le soir même à participer aux palabres jubilatoires.
_ Au clair de la pleine lune, l'étranger subjugua les Savoriens en leur contant les merveilles de l'Occident : les avions, les trains, les routes, le cinéma, la télévision, internet, le téléphone. Tant et si bien qu'à la fin des palabres, les Savoriens décidèrent dans une clameur unanime de nommer l'Européen en tant que Guide, et d'introduire sur leur île les prodiges de la modernité. On dansa frénétiquement autour de la passerelle. Les Savoriens ne devaient plus éprouver une telle joie avant très longtemps.
_ En effet, la première décision du naufrageur fut de faire de l'île des Savoriens un Etat avec pour devise nationale: « Plus t'en mets, plus t'en a ! » encourageant la production et la consommation sans limites des ressources halieutiques et agricoles de l'île. Ce nouvel Etat devint très vite un paradis fiscal, par lequel transitèrent toutes les opérations financières de M. Itchit, qui fut d'ailleurs nommé chef d'Etat. La terre fut répartie en trois lots, le premier pour le café labellisé « Pacifric Tarabusta», le deuxième pour produire des agro-carburants, et le troisième pour la culture du tabac et autres substances. L'argent devint la mesure de toute chose. Chacun s'enfermait chez lui, les uns s'adonnant à la bourse et à la spéculation, les autres à l'alcool. Tout le monde entretenait méfiance et cupidité vis-à-vis d'autrui. Un aliéné errait hagard dans les rues en criant : « Horreur ! Malheur ! Discorde ! Almaterra va exploser et nous serons tous engloutis sous la lave ! » D'autres lui rétorquaient : « Imbécile ! Espèce d'animiste attardé ! Les experts vulcanologues sont formels. Le volcan Almaterra est éteint. » … Almaterra était effectivement bien éteint… L'île ayant désormais perdu son âme.

Nouvelle 005 _ La passerelle

Assis à la terrasse d'un café, Nicolas observait tous ces zombies grimés, le regard vide ; ces passants le pas pressé aux solitudes amères. Dans la ville aux longues insomnies, les néons clignotaient tels des spasmes jubilatoires du virtuel. Ils embrasaient les vitrines ternies par les pluies de novembre. La coulée saccadée des véhicules crachait sa fumée en volutes bleues. Noël approchait et les jardins des chimères aliénaient la foule monochrome, docile, malléable.
_ Sur un banc, loin des spots et des palabres, il aperçut la silhouette d'un clochard. C'était l'un de ces croquants que la misère recrache sur les boulevards impassibles. Telle une pustule sur le visage du Père Noël, l'homme sur le banc semblait profaner la pieuse image d'une société infaillible et fraternelle.
_ Cette séquence lui rappela que le monde était divisé en deux sphères : l'une terre d'opulence et l'autre terre de pauvreté. Au nord, on s'invitait au festin. Sous les tropiques, des mères aux seins nus, desséchés, assistaient impuissantes à l'agonie de leurs enfants aux pupilles dilatées comme des trous noirs béants. Il entendait leurs cris qui déchiraient le pisé comme un appel désespéré. Des images surgissaient, se mêlaient : gamines prostituées, petits soldats automates, enfants rachitiques fouillant les décharges au souffle âcre, méphitique …
_ Comme un long trémolo, elles illustraient la réalité d'un monde où régnaient l'injustice, l'égoïsme, l'indifférence.
_ Il aurait voulu agir, troquer son existence heureuse contre une vie au service des faibles, des opprimés. Mais comment faire ?
_ Le lendemain à l'aube grège, Nicolas contemplait les feuilles mortes, les roses fanées, le frileux pinson qui rêvait d'ailleurs et soudain, il pensa à son ami de Bukavu. Il correspondait avec lui depuis presque dix ans, depuis les années collège. Dans ses dernières lettres, Landry lui confiait son rêve de l'accueillir un jour chez lui en République Démocratique du Congo. Ce matin-là, sa décision fut prise : cet été, il irait rejoindre son ami Landry. Elise, son épouse l'accompagnerait. Les démarches administratives furent longues, les visas difficiles à obtenir. Il fallait aussi convaincre les parents qui s'inquiétaient. En effet, le Kivu, province à la frontière du Rwanda était encore une zone instable, fragile, où sévissaient des bandes de rebelles armés pillant les villages et violant les femmes.
_ Huit mois plus tard, Landry accueillit ses amis Français à l'aéroport de Kigali. Il leur servit de guide. Ensemble, ils allèrent à la rencontre des enfants de Bukavu et des environs. C'étaient des petits êtres graciles, aux pupilles auréolées de blanc. Rire, vivre étaient leurs seules ambitions. Le chemin de l'école était encore trop souvent celui des champs. Pourtant il aurait suffi de quelques craies, quelques crayons, quelques bancs pour leur ouvrir des horizons nouveaux.
_ Un baraquement servait de salle de classe. Le toit était percé et le sol en terre battue. Une centaine d'écoliers répétait après la maîtresse que la terre était ronde. A la fin de l'année, ils gommeraient les textes écrits au crayon afin que le cahier servît au frère cadet l'année suivante. A quelques kilomètres de là, il y avait le village des orphelins. Dans leurs yeux, des étoiles brillaient ou … pleuraient. Quelle idéologie avait armé la main des assassins ?
_ Pour tous ces enfants, pas de jeux vidéo, de téléphone mobile mais des cerceaux, des rondes et des chants.
_ Le séjour dura un mois ! Qu'une famille ayant si peu de revenus pût leur offrir un tel accueil semblait incroyable ! Cousins, oncles, voisins, amis … tous participèrent à l'hébergement des mzungus. Nicolas comprit alors que l'objectif premier de ses activités ne serait jamais la recherche du confort matériel, l'individualisme mais la fraternité.
_ Avec son ami Landry, ils envisagèrent de créer une association afin de développer la scolarité au Kivu.
_ De retour en France, Nicolas entreprit de multiples démarches afin mettre en place le projet. Il obtint le soutien des collectivités territoriales. « Skolidarité » était née.
_ Les actions se multiplièrent. Des professeurs sensibilisèrent leurs élèves aux relations nord/sud. Ainsi, chaque année, plusieurs dizaines de kilos de matériel scolaire furent envoyées à Bukavu. L'association finança aussi la restauration de deux écoles à Katana. Une petite passerelle reliait désormais des enfants, des êtres qui étaient nés quelque part, entre Paris et Kinshasa.
_ Aujourd'hui, Nicolas rêve qu'un jour son ami, son frère puisse lui rendre visite. Mais, il semblerait que dans son pays qui fut jadis terre d'accueil la circulation des marchandises, des capitaux soit plus aisée que celle des hommes.

Nouvelle 006 _ Désespoir postiche

« On ne peut plus atroce ! J'y crois toujours pas ma Carmen, et le pire, sais-tu ce que c'est ? »
_ Les yeux de Carmen s'écarquillent. Il faut absolument qu'elle sache. Catherina songe un moment puis poursuit : « le pire c'est qu'elle s’est enfuie ! Echappée la fille !
_ ? Mais il faut agir ! » reprend Carmen en proie à l’effroi.
Cinthia était entrée voilà un mois dans la vie calme et routinière de Carmen et Catherina.
_ Toutes deux femmes au foyer, ayant pour maris, la première Michel un ouvrier, la seconde Grégoire un menuisier, s'étaient passionnées pour la vie de Cinthia. Lorsqu'elles apprirent que cette dernière avait assassiné son si aimé Alfred, forcément l’indignation les submergea aussitôt.
_ Cinthia recrue de palabre leur répétait souvent son amour déroulant toutes les qualités d’Alfred et prodiguant des pincements envieux et admiratifs à Carmen. Michel et Grégoire n’étaient pas des objets de rêve, rien à voir avec un Julien Sorel ou un Werther, dépourvus de ces airs de rêve ou de cet indéfinissable nimbe de mystère irrésistible, ils avaient plutôt une physionomie définissable, vitreuse, on y voyait tout : le mystère d'une personne sans mystère !
_ Carmen et Catherina leurs connaissaient d'autres qualités qui ne cédaient en rien aux autres qu’elles pouvaient illustrer ainsi : ils étaient virils, protecteurs, la tête sur les épaules, c'est vrai un peu trop sur les épaules sans des fois un chancellement sentimental, mais à côté ils étaient laborieux, sérieux, simples et fidèles. Elles ne les auraient troqués pour rien au monde.
_ Alfred était apparu tout élégant, d’une beauté mâle et discrète emmitouflée dans un port altier et il émanait de lui une mine avenante capable d’aliéner le cœur le plus récalcitrant.
_ Catherina et Carmen avaient toute suite été saisies d’une émotion jubilatoire.
_ Le soir de la mortelle séquence, Cinthia parut aux deux amies radieuse. Rien ne laissait soupçonner le forfait qu'elle fomentait.
« Et dire qu'on avait tellement confiance en elle ! » chevrote Carmen en balançant de la tête tout en approchant de ses lèvres la tasse de thé.
Rien n'était plus agréable à ces deux femmes que de s’aligner sur un café ou un thé et de rire ou de pleurer ensemble autour : moment intense qui les dédommageait d'une vie parfois ennuyante en la lestant des délices poétiques de l'amitié.
_ Un inaltérable soutien, non malléable par l’adversité, singularisait leur amitié.
Catherina revient de la cuisine avec un service de thé : « Et veux-tu savoir de quelle façon elle l'a assassinée ?
_ ? Mais oui ! Comment ? supplie Carmen écumant de curiosité. Un coup de couteau ? du poison ? Et son mobile hein ? continue-t-elle ivre d'une inextinguible curiosité.
_ ? Mais c'est horrible ! ça a l'air de t'amuser on dirait ! s'exclame Catherina. Moi j'en ai pas dormi de la nuit !
_ ? Ah mais tu prends les choses trop à cœur !
_ ? Mais on parle d'un meurtre Carmen ! se récrie immédiatement Catherina.
_ ? Un meurtre, un meurtre ça va, on s’y est habitué tout de même !
? Et l'habitude devrait les banaliser ?
_ ? Ne me dis pas que son cas te touche autant ? s'inquiète Carmen.
_ ? Tu as peut-être raison, je m’emballe, j’emmêle et mêle tout… soupire Catherina.
_ ? Mais oui, c'est un meurtre et après ? demande Carmen tout en sourcillant l'air de se demander s'il ne manque pas de sucre à son thé.
_ ? Mais comment fais-tu pour surmonter tout ça ?
_ ? Je me dis que ce n'est pas réel et puis c'est réglé !
_ ? Je devrais faire pareil…  » conclut Catherina affligée.
_ Michel et Grégoire qui rentraient du travail se croisent sur la passerelle de la ville. L’appel de Michel arrête Grégoire : « Comment tu vas Grégoire ?
_ ? Ah Michel ça peut aller ! La santé va alors tout va et toi ?
_ ? Pareil ! un peu de toux avec cette saison sournoise mais pas de quoi se plaindre !
_ ? En parlant de plaintes, j'ai ma Catherina qui me taraude la tête…
_ ? C'est à dire ? questionne Michel, le mari de Carmen.
_ ? C'est qu'elle me paraît affectée par ces histoires d’Alfred et de Cintala.
_ ? Tu veux dire Cinthia ! s'exclame en riant Michel. J'ai la mienne aussi qui me serine avec ces sornettes.
_ ? Ah mais c'est que la mienne elle y met du cœur à pleine dose. Elle en souffre au point d'oublier que c'est… que c'est…
_ ? Que c'est rien d'autre qu'une série télé ! finit tranchant Michel.
_ ? Mais oui ! Rien qu'un maudit feuilleton qui en plus de la déconcentrer de ses taches familiales me la toque au cerveau et même lui cause une souffrance dont elle pourrait bien se passer. »
_ Les deux guides du foyer rentrent retrouver leurs femmes. Mais avant ils s’arrêtent dans un bar sur la proposition de Michel. Une télé y est allumée et le feuilleton de feu Alfred et de Cinthia apparaît sur l’écran. Grégoire fixe le poste avec un air de mépris et d’animosité. Michel, saisi d’un rire, tape dans l’épaule de son ami. Ce qui a l’heur de le dérider.

Nouvelle 007 _ Dix-huit mois, tous justes

I – Alex, mois zéro
_ « Accusé, levez-vous ! Alexis Delane, la cour a jugé en son âme et conscience que vous étiez coupable des faits retenus contre vous, sans la moindre circonstance atténuante, et en conséquence et conformément au droit, vous condamne à la peine requise par Madame le procureur de la République, à savoir dix-huit mois de prison ferme. Accusé, avez-vous une déclaration à formuler ?
_ ? Eh bien, heu… son excellence, enfin, heu… monsieur le juge… et puis aussi son altesse le, enfin la, procureur… ou la procureuse, je ne sais pas comment il faut dire… je dois dire, que là, comme ça, à chaud, je ne sais pas vraiment… c'est-à-dire qu'en fait il ne me vient à l'esprit que des injures… et ce n'est pas le moment que je rajoute de l'outrage à majesté… heu, je veux dire, à magistrat… mais quand même, monsieur le juge, madame la procureure, et aussi monsieur « mon » avocat commis d'office, je dois dire que j'en ai assez gros sur le cœur, car c'est un peu dur à avaler, et que si je m'autorisais à exprimer ma rancœur, j'insulterai chacun de vous, personnellement, mais aussi vos mères qui nous ont infligé vos existences, vos pères qui auraient mieux fait de se retenir, vos p… vos propres maris et femmes, dont je ne comprends résolument pas les goûts, vos enfants, enfin, que vous allez formater selon vos préceptes de m… de m… de militants de la bonne société. Mais, je crois que je vais me taire, j'ai trop de mal à respecter le respect que je vous dois respectueusement, comme dirait mon avocat connarmi, heu… commis d'office, toutes mes excuses, l'émotion me fait bafouiller. Je vous salue respectueusement, et j'espère que nous nous reverrons… après que l'institution pénitentiaire m'aura remis dans le chemin de droite… dans le droit chemin, comme ça je pourrais vous remercier comme il se doit, autant que vous le méritez, bande d'en… d'enfants de la patrie républicaine et démocratique qui me condamne, forcément justement puisque vous avez jugé que c'était juste. Mais je dois avouer que, pour le moment, avant l'effet bénéfique que va avoir ma peine, j'ai encore juste un peu de peine à comprendre toute la justesse de cet acte de justice, mais, en dix-huit mois, rassurez-vous, cela viendra, je comprendrai que chacun de ces mois est juste, forcément, comme vous le savez, vous qui avez constaté l'effet rédempteur de la prison… sur les autres, bien sûr, ceux que vous avez condamnés, damnés cons… damnés. Je m'embrouille. Bafouille. Mes excuses. C'est l'émotion. Je ne m'y attendais pas. J'en suis interdit… »
_ Interdit de vivre. Oui. Sales cons ! Conspirateurs de l'ordre du plus fort. Juge payé pour mutiler les vies. Procureur payé pour défendre la loi aux dépens des gens. Avocat minable payé pour faire passer la condamnation pour un acte de justice, tout aussi convaincu de ma culpabilité que le procureur qui est payé pour ça. Avocat sans cœur. Son cœur, c'est le code pénal. Il le connaît par cœur, il n'y a plus de place pour autre chose. La justice, l'institution, c'est la sclérose de la société. La justice, l'idée, ce serait formidable. Voilà ! On peut pas mettre une idée dans une institution sans que ça gâche tout.
_ Bon ! J'ai fermé ma gueule. Ils ont déjà gagné un point en me faisant taire. Je me défoule dans ma tête, mais il ne faut pas que ça sorte, pas donner l'occasion d'une augmentation. Dix-huit mois, merde ! Quelle galère !
_ La prison, c'est à l'image de la société, en concentré. Le plus riche fait la loi, il achète les matons, a des contacts avec l'extérieur, se fait servir par les autres, leur fout impunément sur la gueule. Et les fout, aussi. C'est comme dehors, mais en plus physique, plus direct. Et il n'y a pas moyen d'esquiver, de se planquer. Pas assez grand, la taule, pas de niche où se mettre à l'abri de la connerie dominante. La prison, c'est un concentré de civilisation. Qu'est-ce que je vais devenir dans ce bordel ? Ouais! Je sais. J'avais pris le risque.

II – Béa, mois moins deux
_ J'espère qu'il se fera prendre, ce salaud d'Alex. Après ce qu'il m'a fait. Salaud ! Je trime comme une malade, j'y passe des nuits entières, et lui, peinard dans son appart, il touche le gros lot à l'arrivée, sans rien faire. Et pas moyen de porter plainte, la justice, elle protège pas les dealers. C'est trop injuste. Mais quand même, me frapper, moi, sa meilleure vendeuse ! Et la seule qui ne lui fauche pas de fric. Me frapper parce que j'ai disparu deux jours. D'accord, j'avais un peu abusé, mais ça ne lui retire rien. C'est pas pour quelques doses en moins qu'il doit me foutre sur la gueule. Salaud !

III – Alex, mois moins deux
_ Ça ne va plus Béa, elle flanche, pourtant je ne la pousse pas. Je lui en pardonne plus qu'aux autres. C'est peut-être ça le problème d'ailleurs, je croyais qu'elle piquait pour revendre à son compte, mais elle pique pour se piquer. Et elle se pique trop. Elle ne tient plus la route. Il faudrait que je la rationne. Pour ça il faut qu'elle n'en ait plus, donc qu'elle ne vende plus. Lui dire que je n'en ai plus ? Ce sera dur de lui faire croire que je ne suis plus approvisionné, les autres vont rigoler. Et ils vont lui en filer. Faudrait l'envoyer au vert, loin des autres. Sans téléphone. Idiot. Complètement débile. Il n'y a que la cure de désintoxication qui peut me la calmer.
_ Ou son frère.
_ Voilà l'idée. Il faut que je dise à son frère de lui faire suivre une cure de désintox. Pas jubilatoire pour Béa, mais efficace. Et c'est bon pour sa santé, en plus. Elle me reviendra en pleine possession de ses moyens et nous pourrons retravailler ensemble. Allez, on y va. Contactons le fou de Dieu. Mais discrètement, il serait capable de tous les excès, celui-là.

IV – Rachid, mois moins un.
_ Si j'avais su que ma sœur se droguait ! Quelle imbécile ! Elle aurait pu m'en parler de son malaise existentiel, j'aurais su lui montrer la Voie de Dieu ! Mais, je sais ce qu'il faut faire. D'abord, la soigner, comme l'a dit ce … cet inconnu. Bizarre, il n'a pas eu le courage de venir me voir. Il me téléphone pour me dire que ma sœur est droguée. Quel manque de délicatesse ! Il aurait pu venir m'en parler. Et ma pauvre sœur, moi qui la croyais un peu attardée mais innocente ! C'est vrai qu'elle a toujours été trop malléable. Il doit se sentir coupable, pour agir comme ça, en se cachant. Oui, c'est sans doute lui qui lui a fait goûter. Il a même pu la forcer. Le monstre ! Et maintenant il essaie de se racheter. Ah, si je le trouve, si je le trouve !
_ Bon, ne nous emballons pas. Après tout, c'est peut-être quelqu'un qui ne veut que son bien, un admirateur qui n'a pas réussi à la convaincre d'arrêter. Rachelle lui aura parlé de moi, de mon influence sur elle. Il faut que je m'en mêle. Il va falloir qu'elle me raconte tout, Rachelle, comment elle est arrivée si bas. Se droguer ! Dieu Tout Puissant ! C'est vrai qu'avec les errements de nos parents, il est normal qu'elle ait du mal à trouver sa voie. C'est pourtant lumineux ! Enfin, ne jetons pas la pierre aux aveugles, c'est de soutien qu'ils ont besoin. Et puis, elle se fait appeler Béatrice ! Un nom Chrétien ! C'est peut-être le début de la révélation. Un signe !
_ Mais bon, la drogue, ce n'est pas Chrétien. Il n'a pas précisé quelle drogue, l'inconnu, mais s'il lui faut une cure de désintoxication pour s'en sortir, c'est qu'elle est fortement aliénée, c'est du sérieux.
Je serai ton guide sur ton Chemin de Croix, ma chère Rachelle, je t'aiderai à découvrir la Vérité … Mais avant de te trouver une passerelle vers le salut, je te sors de là. Une cure de désintoxication et des vacances, disait l'inconnu; je ferai mieux, une retraite, dans un lieu de calme et de repos fait pour les égarés qui ont besoin de méditer un peu. Le château de Choupigny sera parfait. Ils offrent des séquences de remise en forme pour les drogués, ils savent les soigner, là bas.

V – Béa, mois moins un
_ Ah ! Mais quel con mon frère ! Elle est pas possible cette famille ! J'aurais dû me méfier de son invitation à passer un week-end à la campagne. Il sait bien que je ne supporte pas les calotins. J'avais accepté pour lui faire plaisir, et puis un week-end dans un château, ce n'était pas pour me déplaire. Il n'y a que des nases, mais ça peut être une occasion de refiler de la camelote à bon prix. Mais là, c'était le bouquet ! Un centre de désintoxication pour pécheur repenti ! Putain, mais je ne me repends de rien ! Évidemment, ils ont commencé par me chouraver mon stock. Et comme y en avait un paquet, ils ont appelé les flics. Dealer ! Horreur ! Vous n'avez pas honte ! Heureusement, je sais apitoyer le bourgeois. J'ai joué le mélodrame de la pauvre fille dépendante qui ne peut obtenir sa dose qu'en revendant mais qui serait prête à troquer son stock contre du café. Sont toujours prêts à pardonner, les culs bénis, parce que si on pardonne, hein, c'est qu'on est supérieur. Sales cons ! Est-ce qu'on les empêche de s'envoyer en l'air avec leurs hosties ! Y a qu'à regarder mon frangin pour voir qu'il est complètement allumé, accroc de la transcendance, chtarbé au missel, pété aux cantiques, shooté au péché originel. La désintox, ça existe pour les junkies, mais ça reste à inventer pour les roumis et pour les goyes, comme disaient les parents.
_ Le seul truc positif, c'est qu'Alexis va payer ! Fallait que je dénonce mon fournisseur pour qu'ils passent l'éponge, eh bien, j'ai pas hésité, bien fait pour ça gueule ! Et avec les quantités qu'il brasse, il pourra toujours essayer de raconter qu'il en a vraiment besoin, qu'il a tout un village à charge ou qu'il est trop noir pour trouver un autre boulot. Il écopera ! Ce genre de mobile, ça braque le bourgeois, ça ne l'apitoie pas.
_ L'ennui, c'est qu'il va falloir trouver un autre fournisseur, et il ne va certainement pas fermer les yeux si je m'illustre par des prélèvements, lui.

VI – Épilogue – Alex, mois plus deux
_ Bon, je ne m'en sors pas trop mal. Sûr, ce n'est pas Byzance, la taule, mais je suis solide, je résisterai. Et surtout, j'ai réussi à maintenir mon bizness à un niveau acceptable. Ils ne se sont rendu compte de rien au village. Sous l'arbre à palabres, ils disent que l'école tourne bien et que l'instituteur est sérieux. Tant que je continue à le payer, c'est bon. Et le dispensaire va pouvoir ouvrir, avec une infirmière sur place à temps plein. Pas très nette, l'infirmière, le genre qu'aura Béa dans quelques mois, après sa cure, mais avec plus d'études. Et puis une interdiction de séjour en France, ça motive pour redémarrer une nouvelle vie. Sûr qu'elle fera du bon boulot, si elle arrive à résister à l'appel de sa pharmacie.

Nouvelle 008

_ ? Cassette numéro huit cent soixante-treize tiret N trois soixante-huit. Jennifer Stenwick
_ ? Je m'appelle Jenny Stenwick, je suis témoin dans une affaire de meurtre.
_ Le médecin arrêta l'appareil. Face à lui, un inspecteur de police griffonnait sur son calepin.
_ ? Au tout début, reprit le psychiatre, c'est le bureau du procureur qui nous l'a emmenée il y a six mois. Je devais écouter son histoire et leur faire un bilan psychologique. J'ai d'abord conclut au mensonge : son discours était mêlé d'incertitudes et ses yeux étaient sans cesse mobiles.
_ ? C'est un témoin dans une affaire de meurtre, elle était tout simplement apeurée…, grogna l'inspecteur.
_ ? C'est ce que m'a dit le procureur. A la suite de cela, la défense a fait appel à moi. Elle voulait que je témoigne pour réfuter mademoiselle Stenwick au tribunal. Avec le soutien de quelques amis de couleur, ils m'ont convaincus d'agir, continua le médecin, le regard cupide.
_ ? Cessez donc vos palabres ! Vous avez été acheté tout simplement, s'énerva l'inspecteur. Que vous ont-ils demandé exactement ?
_ ? De lui faire passer la passerelle entre la raison et la folie.
_ ? Vos jolies tournures ne vous sont d'aucune utilité. Exprimez-vous clairement.
_ ? Ils voulaient que je l'aliène pour la rendre plus malléable.
_ ? Et vous avez accepté ?
Le psychiatre reprit une gorgée de café.
_ ? Vous ne savez pas comme il est jubilatoire d'avoir le contrôle sur un être humain. J'ai été pour elle un guide. J'ai tout planifié. Ensemble, nous sommes descendus jusqu'aux tréfonds de la folie. Et croyez-moi, à chaque séquence que vous entendrez sur cette cassette, vous ne pourrez que constater la dégradation progressive de son esprit.
_ A mesure qu'il parlait, son visage était déformé par un sourire satisfait surélevé d'une pointe de machiavélisme.
Afin d'illustrer ses propos, il avança la cassette et appuya sur le bouton play.
_ Jenny avait troqué sa voix fluette et déboussolée par une intonation vide d'expression.
_ ? Mon nom est Jenny. Je vis dans un centre avec d'autres gens comme moi. Un jour, je serais guérie. En attendant, je lutte contre des souvenirs que je me suis fabriqué.
L'inspecteur arrêta l'appareil hors de lui. Il se leva et fit signe à deux hommes derrière lui qui emmenèrent le médecin. Il sortit de la pièce et alla dans la salle à manger. Toutes sortes d'individus étaient attablées. Certains se faisaient donner la becquée. Il alla s'asseoir face à une femme qui ressemblait d'avantage à une enfant perdue.
_ ? Jenny ? Tu vas venir avec nous, nous allons te soigner. Les souvenirs que tu as sont réels. Le docteur Bernard a été payé pour que tu ne paraisses plus crédible au tribunal.
_ ? Alors vous me croyez, demanda la jeune fille le sourire aux lèvres.
L'inspecteur hocha la tête en souriant paternellement. Un policier se pencha à son oreille :
_ ? Chef, comment on va la rendre normale avant la semaine prochaine ?

_ L'inspecteur entra dans un parloir. Il prit place face au psychiatre qu'il venait d'arrêter.
_ ? Combien vous a donné la défense, interrogea-t-il.
_ ? Trois mille cinq cent euros.
_ ? Pour sept mille euros, vous serez capable de la faire redevenir normale ?

Nouvelle 009 _ Riant

« Tu en penses quoi, toi, de cette histoire ? » me demanda, brusquement, ma femme alors que nous étions confortablement installés, ensemble devant la télévision, prêts à passer une de ses soirées, qui adoucissent le cœur, lorsque les intempéries se déchaînent à l'extérieur.
_ La séquence publicitaire, qui découpait le film du dimanche soir, commençait. J'ôtais le son, laissant les images, s'agiter toutes seules. Pour répondre à sa question, je me songeais de nouveau au début du film, que nous venions de voir. « Tu sais, pour l'instant, le réalisateur pose le décor, met en place les personnages et installe l'intrigue », répondis-je prudemment. Devant l'absence de réaction de sa part, je me tournai vers elle.
_ Assise, toute droite, à côté de moi, sur le bord du grand canapé, elle semblait sur la défensive. Je repris, conciliant « Si ce film ne te plaît pas, il y a un très beau documentaire sur l'Afrique du Sud, sur l'autre chaîne, si tu veux… ». J'espérais que ledit film, mettrait l'accent toutefois, au delà, du côté évasion de ce pays, qui me fascinait depuis toujours, par ses envolées lyriques de paysages grandioses, sur la violence urbaine, les problèmes politiques et économiques d'une grande nation, en pleine mutation. « Non, non, laisse » reprit-elle d'une petite voix incertaine, qu'elle avait troquée, contre son expression habituelle, plus directe et volontaire. Tendrement, je passais mon bras, par-dessus son épaule et la serrais contre moi. Elle ne résista pas au soutien rassurant de mon corps contre le sien.
_ Le film reprenait, je n'insistais pas. C'était une comédie douce amère, pleine de quiproquos subtils, qui en faisait la saveur, mettant en scène une réunion de famille, tournant peu à peu, au pugilat verbal, que je trouvais jubilatoire. « Vraiment excellent, ce X… B…, quel génie, quel talent de conteur, ce réalisateur, tu ne trouves pas ? m'esclaffais-je, les yeux rivés sur l'écran, sans un regard pour la forme blottie contre moi. Il sait si bien créer cette passerelle entre hommes et femmes, qu'il crée un lien naturel entre eux. L'amour ou la haine deviennent incontournables, mais jamais là où on l'aurait pensé. C'est tout l'intérêt du film » analysais-je, un peu trop sûr de moi.
_ Devant le mutisme inhabituel de ma femme, je jetais un bref coup d'œil à ma droite. Saisi, je vis alors des larmes muettes, couler en fontaine régulière, sur ses joues rebondies. L'ambiance plutôt caustique du film et la rapidité des situations, ne justifiaient un tel cataclysme lacrymal. « Mais enfin, Chouchou, que se passe-t-il ?  » lançais-je, exaspéré soudain, par cet air maussade, que je ne comprenais pas. Brandissant d'un geste rageur, la baguette magique de la télécommande, pour couper une nouvelle fois le son, en direction de la boite à histoires, comme je l'appelais quand j'étais petit, elle sursauta, devant une mauvaise humeur inattendue de ma part.
_ Des hoquets entrecoupés de sanglots, la secouaient toute entière maintenant. Ils l'empêchaient de m'expliquer, l'origine des sentiments, qui l'aliénaient de la sorte. Il me fallait agir pour endiguer la marée, qui menaçait de faire sombrer le frêle esquif, de celle qui faisait bien plus, que partager ma vie, depuis trente ans. Elle l'occupait toute entière, à vrai dire, tantôt drôle, tantôt grave, toujours inventive. Elle était à elle seule, toutes les facettes d'un diamant rare, passant de l'une à l'autre, dans un éclat sans cesse renouvelé, qui faisait d'elle une personne émouvante, irrésistible, malléable en apparence. Elle avait aussi de ces longs silences, dans lesquels, elle s'enfermait, inaccessible, perdue dans les vastes espaces, de son monde intérieur, peuplés d'ombres et d'histoires héritées. De là, il m'était presque impossible d'entrer en contact, avec la partie animée de son être.
_ Tout palabre était inutile, ainsi au fil du temps, j'avais mis au point une tactique, qui résidait en une grande patience, une fois les soins d'urgence prodigués. Je me levais et passais rapidement dans la cuisine, puis la salle de bain, tout au bout du couloir. J'en revins successivement, chargé d'un plateau, contenant un verre d'eau, où j'avais préalablement compté, le nombre de gouttes prescrit, par le médecin, une tasse de café resté chaud, dans l'appareil électrique, posé sur le bar de la cuisine, une jolie boite de mouchoirs en papier doux et un flacon d'eau de rose. Je posais le tout sur la table basse du salon, en verre dépoli et m'assis de nouveau à ses côtés, sans rien dire.
_ Contre le coussin du canapé, qui l'enveloppait, presqu'entière, elle demeurait silencieuse et figée. Reconnaissante, face au déploiement discret de ma sollicitude, elle esquissa ce petit sourire tremblé, qui me chavirait le cœur chaque fois. Doucement, je pris sa main, en signe d'encouragement. Un moment plus tard, le verre but, le café tiédissant, le visage rafraichit, elle leva enfin, ses yeux sombres, encore humides, vers moi.
_ Puis se jetant à l'eau, comme on joue son va-tout, dans une grande inspiration, qui fit gonfler sa poitrine encore haute et ferme, elle déclara tout de go, « Tu m'écoutes mais tu te tais ! » Elle me lança encore un regard noir, bien appuyé. Je souris à ces directives enfantines. Sa voix légère reprit sa course « Je vais illustrer mon idée par une comptine, que voici : C'était un enfant perdu, C'était un enfant tout nu, Oublié dans une cage d'escalier, C'était un enfant abandonné, Un trop mal aimé, qui avait fugué, Parti cherché, le visage rêvé d'une maman, un compliment, Un geste envers un enfant, C'était un enfant perdu, C'était un enfant tout nu, Trouvé noyé, au fond d'un cours d'eau glacé, Il a juste glissé, a-t-on expliqué » Elle s'est tu.
_ Une fois de plus, cette femme, qui était la mienne, me prenait au dépourvu. Les mots précieux, qu'elle tirait du plus profond d'elle-même, me déconcertaient toujours autant. J'ignorais le mobile, qui la poussait à aborder le sujet, de ce qui n'était qu'un malheureux fait divers. Je savais seulement, que pour elle, c'était un fait d'hiver, l'hiver d'une enfance saccagée. Ces appels, ces guides intérieurs, insondables et puissants, qui n'appartenaient qu'à elle, j'avais appris à apprécier, avec le temps. La difficulté était qu'elle ne renonçait jamais, à ce que son intuition ou sa sensibilité lui dictait.
_ Dans le cas présent, sans pouvoir remédier à la mort de cet enfant, qui ne lui était rien, elle me demandait rien moins que de l'accompagner, sur les lieux de la tragique disparition. Elle voulait rendre au petit garçon, un dernier hommage, là où il avait eu froid et peur du noir, si seul. Avec un sentiment d'impuissance, auquel se mêlait une certaine perplexité, je la suivi néanmoins, lorsqu'elle se leva aussitôt, sans attendre mon assentiment, en direction de la véranda. Tout en la regardant, enfiler imperméable, chapeau de pluie, bottes en caoutchouc, nouer une grosse écharpe de laine colorée à son cou fragile, je passais songeur, mon caban à mon tour.
_ Une fois en voiture, sous la bourrasque aigre de novembre, je lui demandai  » là bas, que veux tu faire ? « Rien, répondit- elle, tranquille et sereine. « Je veux lui parler, embrasser son souvenir, pour que s'efface le passé et s'apaise son avenir. » « C'est un peu tard, non ? » grognais-je, mécontent, d'avoir vu un bon film sacrifié, pour une promenade nocturne, dont le côté morbide m'angoissait déjà.
_ « Arrête toi, il est là ! » entendis-je soudain. Une courte silhouette, un peu floue, était apparue dans les phares. Je freinai, ma femme descendit de voiture. Elle s'avança doucement et pris par la main, de ce qui devait être un enfant. Sans y croire, je les regardais, s'éloigner, au-delà de la lueur jaune dispensée par le véhicule et s'enfoncer dans les bois, le long de la rivière, qui serpentait en fond de vallée, paisible et immuable.

Nouvelle 010 _ Agir

Toutes les lignes de votre correspondant sont actuellement occupées, nous vous invitons à renouveler ultérieurement votre appel.
_ ? Salope !
_ ? Quoi ?
_ ? Non, non je causais au robot.
_ ? Ha ! Je me disais, pour une fois que t'as des couilles.
Cette remarque lapidaire acheva d'attrister Tristan. Il laissa choir le combiné comme le vaincu dépose les armes, réprimant un soupir dans un sursaut d'orgueil, l'observant d'une moue lasse qui se voulait un œil torve. Elle, quant à elle, s'était un peu plus terrée dans la couette, une couette d'un blanc passé ou douteux. De son corps, on ne voyait que la nuque replète et une touffe de cheveux bruns. Il aurait pu dire « ha ouais ? », mais il se retint. Il n'avait plus de suite que dans les débuts d'idées.
_ D'ailleurs, le café bouillait.
_ ? Merde merde !
_ De la cuisine, il l'entendit grogner.
_ ? Et tu comptes t'en occuper quand du coup ?
_ Conséquent, il revint dans la chambre la casserole à la main, plic-plocant sur le sol. Elle, quant à elle, n'avait pas même sorti la tête.
_ ? Je sais pas, j'appellerai du boulot, de mon mobile.
_ Elle rit à en glacer le café.
_ ? Tu peux pas t'empêcher de parler comme une grand-mère, ton « mobile » !
_ Il ne trouva rien à balbutier. Il baissa les yeux.
_ ? Merde !

_ C'est quand elle sentit l'humidité au niveau de son pied qu'elle se décida à jaillir.
_ ? Mais c'est pas vrai, quel boulet !
_ Tristan, à genoux sur la couette, avait troqué sa casserole contre une éponge et tentait tant bien que mal de réparer ses erreurs, mêlant au café épaissi de généreuses gorgées d'eau malodorante.
_ ? Pousse toi connard !
_ Lui ôtant l'éponge des mains, elle le gicla contre le mur afin de fournir un soutien plus énergique. Tandis qu'il se massait l'épaule en poussant un vague gémissement, il se prit à l'observer. Haut le cœur dans la gorge. Elle frottait, frottait comme une dératée. Il prit la pleine mesure de son échec.
_ Par quelque cruauté de la mémoire, il se rappela ses années de gloire quand, looser fantastique, il alpaguait les jeunettes de 7 ans plus jeunes que lui en s'illustrant dans les bars, les volutes de la pipe pour épaissir le mystère de sa barbe, la palabre de l'illusionniste dans le clair obscur des photophores, il se rappela comment, brandissant le sobriquet de quelques autres poivrots qui posaient là comme un sésame maçonnique, de malléables petites volontés dévoilaient leur décolletés qu'enfin il fouaillait quasi sur quelque illustre passerelle au clair de lune, sans y déposer un catleya.
_ Peut être même certaines avaient dû finir par enjamber la rambarde, ne put-il s'empêcher de penser avec un soupçon de fierté, lui, le ténébreux, l'indomptable, le beau fuyant.
_ Puis elle arriva.
_ Elle était jeune, elle lui plu. Il se montra à la hauteur de sa légende, brillant dans l'ombre, et elle fut convaincue de devoir le sauver. Il la prit sous son aile, elle le raccompagnait sur ses épaules, et quand il n'était pas encore dans le coma, en bon guide des ténèbres, il lui expliquait avec emphase les chemins tortueux de l'existence et leurs chausse-trappes solaires, quand, quant à elle, elle continuait vaillamment de grandir mine de rien en le traînant dans le monde… Si bien qu'un jour, il se surprit à refuser un verre de bourbon que lui tendait son beau père car il se sentait légèrement ballonné.
_ Il disparut pendant trois jours.
_ Peut être en Bretagne humer quelques ruines, on ne le sut jamais, enfin pas très loin, elle finit par le retrouver sur le pas de sa porte, minable, lui jurant de s'amender. Lui, le ténébreux, aliéné.
_ A partir de là les séquences s'enchaînent, l'arrêt de l'alcool, la diminution du tabac, les ballades en vélo, la nouvelle coiffure, le rasage, les brocantes, l'emménagement, la recherche d'un boulot, les conseils de belle-maman. Et croissant, l'évidence de son inanité. Aussi à l'aise dans la routine qu'un chat dans la flotte. Méprisé par une maniaque s'échinant comme une tarée à blanchir la couette jadis repeinte par leurs premiers ébats. Etait-ce donc cela, être ensemble ?
_ Leurs regards se rencontrèrent.
_ ? Tu vas continuer encore longtemps à me fixer comme ça ? Mais regardes toi ! Tu peux pas bouger ton cul un peu ? Te comporter en homme pour changer ? Non ? Tu réponds rien ? Mais agis bon sang, agis !
_ L'éponge fit ploc sur sa cravate. Ho putain, se dit Tristan.

***

_ Dans la rue, en route vers le travail, chacun de ses pas comme un coup de tonnerre, Tristan ressassait en souriant sa jubilatoire vengeance.

_ Dans la cuisine, tandis qu'elle prenait sa douche, il avait remis la casserole sur le feu.

Nouvelle 011 _ La vie est plus belle dans les nouvelles

Doucement, en faisant attention où je mets les pieds, je m'extirpe de l'avion qui m'a emprisonnée pendant près de douze heures. La passerelle met du temps à arriver, puis, enfin, je touche le sol, le vrai. Un enfant montre du doigt l'un des bagagistes, oui il est noir, et alors ? C'est sans doute la première fois que cet être innocent franchit le seuil de sa petite zone de confort. D'un coup de coude discret, la mère lui fait baisser le bras, elle a honte et ça se voit.
_ La séquence illustre parfaitement le manque d'ouverture de nos esprits, la rigidité de nos pensées, et c'est pour ça que je suis ici aujourd'hui, ou plutôt contre ça. Je veux être mobile, permettre à ma personnalité de se former continuellement, de s'enrichir de toutes les images, les sons et les odeurs qu'elle peut absorber. Etre malléable, ce n'est pas être influençable dans le mauvais sens du terme, bien au contraire, c'est être ouvert au changement et à la nouveauté, qui sont souvent synonymes de progrès. Je suis fière de mon choix, fière d'avoir pris le large, bien que quelques jours seulement, pour fuir un mode de vie effréné, trop loin des choses essentielles que je m'apprête à connaître ici.
_ En allant récupérer mes bagages, d'un pas sûr et décidé, je repense une dernière fois au rythme de folie que je menais ces jours derniers et ferme une fois pour toute la petite case « travail » de mon cerveau. Sur cette terre encore à découvrir, j'ai bien l'intention de retrouver mon identité, jusqu'à présent aliénée par des forces supérieures que je ne pouvais contrôler, des horaires et des attitudes qui ne me correspondent pas. Aujourd'hui est le premier jour du reste de ma vie. Qu'il est bon de se retrouver loin de tout ce que l'on connaît, loin de la frénésie ambiante de la ville, sans internet, sans téléphone portable ! Qu'il est bon de se dire qu'on est injoignable, qu'aucun appel ne viendra interrompre nos activités passionnées, et que nous ne dépendons de rien ni de personne !
_ Libre, je suis libre d'agir comme bon me semble, de me lever et de me coucher avec le soleil, sans alarme, de déguster les fruits que j'aurai cueilli de l'arbre, de me laver nue dans la rivière, de courir à ma guise, de chanter et de parler, autant que je veux, et quand je veux. Le moment est d'autant plus jubilatoire qu'un rayon de soleil vient me chauffer le visage. La température est excellente, je sens la chaleur sur ma peau sans étouffer, l'air passe dans mes cheveux et les emmêle gentiment.
_ Un homme s'avance vers moi et me propose un taxi, j'accepte. Il s'occupe de mon chargement sans broncher, la figure agréable. Après deux heures de route et deux autres de piste, j'arrive enfin à mon point de chute. Je n'ai pas dormi, tout juste somnolé, la beauté des paysages m'a maintenu alerte tout au long du trajet. Ce village du bord de mer, paisible et apaisant à la fois, reculé et protégé de la civilisation fourmillante, me semble alors parfait. Je m'empresse de déposer mes affaires à l'auberge et de courir à la plage.
_ Sur le chemin, j'aperçois un homme à la peau couleur d'ébène, assis sur un rocher, il scrute l'horizon. Je me surprends à lui faire signe. Sa tête se tourne discrètement vers moi, et d'un geste de la main il me répond. Nous pourrions en rester là mais, comme d'un commun accord, nous nous avançons l'un vers l'autre, et marchons déjà ensemble, à la conquête de l'inconnu. Moi qui suis plutôt timide d'habitude, je me trouve très à l'aise au moment de le saluer en lui serrant la main. Au contact de nos peaux je frissonne. Il me sourit et, l'espace d'un instant, il m'apporte un soutien moral inestimable, par sa simple présence à mes côtés. Ma première véritable rencontre depuis que j'ai quitté ma routine me ravit. Un bel homme, grand et fort, rassurant. Il porte une chemise bleu-ciel qui sublime la couleur de sa peau et laisse s'échapper une odeur forte de masculinité. Je lui demande qui il est, ce qu'il fait dans la vie, il me répond qu'il est guide touristique, qu'il organise des virées jusqu'aux cascades, et me propose de l'accompagner.
_ Nous troquons un regard complice puis, bercée par son accent résonnant, je décide de le suivre. Il me prend par la main et m'emmène vers la colline. Me voilà au premier jour de mon séjour déjà envoutée par les couleurs locales. Nous marchons énergiquement vers le sommet, il nous fraie un chemin en écartant les branches sur son passage et me prévient dès la moindre inclinaison de terrain, dès le moindre obstacle, comme soucieux de mon confort et de mon bien être. Il paraît surpris de me voir le suivre avec autant d'aisance.
_ Il s'arrête et me montre du doigt une plante que je n'ai jamais vue. C'est en m'approchant que je reconnais les grains de café encore verts qu'il me fait toucher et sentir, je ferme les yeux. Il ne parle pas, le temps s'est arrêté. Là, je sens sa main lourde qui touche mon visage avec délicatesse. Puis, un baiser. J'ouvre les yeux. Il sourit. Ses dents blanches et alignées se veulent rassurantes. Il repart en avant, nous continuons à marcher, je languis le prochain arrêt. Finalement, sous un arbre énorme que je ne saurais identifier, il prépare le terrain. Je le vois qui se met à arracher d'une main les plantes épineuses, jeter les cailloux, éloigner les bouts de bois et tout autre élément naturel qu'il serait mal venu de sentir en bas du dos ou derrière la nuque. Je comprends bien ce qu'il fait, et j'attends patiemment. Enfin, il dénoue le paréo que j'avais autour de la taille et l'étend à même le sol, juste à l'endroit où, innocemment, il a crée un nid d'amour pour la satisfaction simple d'un désir charnel. Je regarde autour de moi. Pas un nuage dans le ciel, un soleil resplendissant, une nature luxuriante, et lui. C'est ici que, sans aucune hésitation, nos corps vont se mêler à l'infini.
Mes mains parcourent son corps lisse et tendu, serrée contre lui je sens la densité de son torse, son regard ne me quitte pas. Je lève un instant les yeux, et je crois reconnaître l'image d'un arbre à palabres, celui que l'on voit dans les illustrations des contes pour enfants, autour duquel le sage du village réunit ses semblables pour soulever une problématique ou résoudre un conflit. C'est ici qu'il a choisi de prendre possession de moi. Sous cet arbre presque magique, ce sont tous les conflits du monde que nous avons l'impression de résoudre par notre acte d'amour. Nos sexes se rencontrent, nos substances s'échangent, nos identités fusionnent.
_ Puisque je dois mourir un jour, que ce soit ici et maintenant.

Nouvelle 012 _ Le rendez-vous de l'espace

Décembre pluvieux, grisaille de fin d'automne. Une femme sort de la librairie Decitre. Déjà la nuit descend, mais elle ne veut pas rentrer chez elle. Il est trop tôt pour s'enfermer dans ce studio où personne ne l'attend. L'enfant qui aurait 2 ans ce mois-ci n'a jamais vu le jour. Triste anniversaire d'un deuil programmé où elle perdit et ses dernières illusions et l'enfant qu'elle aurait appelé Philippe. Elle rêvait d'un petit garçon pour prononcer ce prénom jubilatoire.
_ Machinalement, elle s'allume une cigarette, comme on s'aliène. La pluie mouille sa royale green, alors, sans même y songer, elle entre à l'Espace, ce café coincé entre les deux Decitre et la déjà ancienne librairie des nouveautés.
_ Elle se trouve une table, près de la fenêtre. Elle a écrasé, comme il se doit, sa cigarette mentholée avant d'entrer. Elle se commande un verre de vin de paille du Jura, soutien éphémère à son vague à l'âme chronique. Elle pose sur la table, ses lunettes à la monture extra-souple. La voilà dans son cocon, séparée des autres par les 5 dioptries protectrices de sa myopie. Il n'y a plus qu'elle et son vin de paille qui lui rappelle celui qu'elle ne peut oublier. Elle feint d'ignorer l'homme qui l'observe à l'autre bout de la salle. Elle ne peut distinguer ses traits, mais elle sent son regard sur elle.
_ Il se lève et vient à elle. Le voilà maintenant à portée de sa myopie. Remonte alors, un passé vieux de cinq ans, une histoire toujours présente, qu'elle ressuscite à chaque réveil, comme un enfant témoigne malgré lui de ses parents. Ils esquissent, l'une autant que l'autre, un sourire timide, quand leurs regards sont déjà ou encore complices.
Les voilà assis l'un en face de l'autre et cette situation les déroute. Avant, ils n'avaient pas besoin de se voir pour se savoir « ensemble ». Un silence étrange se tisse, qui les unit. Lentement, ils s'accordent dans la confusion des bruits qui les entourent, comme un orchestre avant le lever de rideau.
_ Le temps d'un aller-retour à sa table, le revoilà avec son thé froid et sa rondelle de citron qui boit la tasse.
_ ? « Vous désirez autre chose ?
_ ? La même chose.
_ ? Du vin de paille ? Vous ne devriez pas. Enfin c'est moins fort que le Macvin. »
_ Ces vins, il les connaît. Même si c'est à Lyon qu'il vit, il demeure originaire de Besançon. Il a gardé la rigueur et la droiture des gens de là-bas.  » Un homme troisième république », comme elle se plaisait à nommer cet homme si peu malléable.
_ ? « Un thé vert, ça vous convient ? demande-t-elle
_ ? C'est surtout à vous que ça va mieux. »
_ Une douce chaleur monte en eux.
_ ? « Ca va ? » demande-t-il entre deux gorgées de thé chaud.
_ Il l'observe par-dessus sa tasse. Elle le sait attentif à la réponse qu'elle va donner. Elle cherche comment reprendre ses confidences dans lesquelles il n'y avait pas de place pour les palabres inutiles.
_ ? « Pas vraiment, en fait. »
_ Cinq années se sont écoulées depuis sa rupture, si peu une séparation.
_ ? « Qu'avez-vous à me dire ? » demande-t-il, sans la moindre rancune pour celle qui agit sans réfléchir et partit sur le coup d'un accès de colère. Il connaissait ses petites crises, il pensait que celle-ci passerait, que sa raison reprendrait le contrôle.
_ Il avait souri : « On en parlera à mon retour de vacances. On se revoit le 2 septembre. »
_ Il voulait lui signifier qu'il demeurait son guide au-delà de ses trois semaines de repos bien méritées.
_ Elle ne revint pas, ni en septembre, ni en octobre, ni jamais et ne passa pas d'appel.
_ ? « J'aurais tellement à vous dire…Pardon déjà. »
_ Il sourit encore. Son sourire n'a pas vieilli, même si quelques rides ont tracé leur chemin sur son visage
_ ? « Cela vous me l'avez déjà dit. J'ai lu tous les romans que vous m'avez envoyés. »
_ Leurs échanges n'ont sans doute jamais cessé. Dès qu'elle terminait un roman, elle le lui postait. Il demeurait son 1er lecteur, celui pour qui elle exigeait ce que, par faiblesse ou par paresse, elle se serait refusée.
_ ? « Vous êtes heureuse ? demande-t-il encore
_ ? Non, je ne suis pas heureuse, mais j'ai appris à me passer du bonheur. C'est peut-être cela la sagesse. C'est du moins là où m'ont menée mes cogitations sur votre divan marine. »
_ A-t-il toujours le même ? Elle n'ose cette question de peur, de se sentir étrangère à un décor qu'elle n'habite plus. Sans qu'elle comprenne encore pourquoi, la curiosité se mêle à la crainte.
Ils retrouvent leurs habitudes. Tout semble tel qu'en leur souvenir. Pourtant, il suffirait d'un rien pour que basculent leurs échanges contenus …
_ ? « Vous avez prévu quelque chose pour ce soir ?
_ ? Non et vous ?
_ ? Si peu… »
_ Fiasco de leur vie privée à moitié avoué, à demi- voilé. Elle ne cherche pas à en savoir plus. Elle préfère laisser du flou, une marge d'espoir à son fantasme.
_ Ils seront bientôt amants dans le regard du garçon qui prend la commande. Ils le devinent tous deux et peut-être en est-il plus troublé qu'elle…. Se serait-il montré plus indulgent avec celles qui ont traversé sa vie, s'il ne l'avait pas rencontrée ? Leurs chemins solitaires sont sans doute similaires … Peuvent-ils oublier le pacte de départ pour autant ? Ne perdrait-elle pas plus qu'elle ne gagnerait en troquant son psy contre un homme ?
_ ? « Et si on prenait quelques crevettes avec ça ? »
_ C'est elle qui propose maintenant. Sans doute cherchent-ils l'une autant que l'autre, des mobiles pour prolonger ce tête à tête inespéré.
Peut-être tout à l'heure, bientôt déjà, se sépareront-ils dans le brouillard des nuits lyonnaises. Une poignée de main à peine appuyée, un regard tout juste insistant.
_ Fin de la séquence.
_ Il partira en direction des quais de Saône pour récupérer sa yaris au parking de la passerelle, elle prendra celle des quais du Rhône et rentrera chez elle à pied par les berges. Ils continueront leur chemin, en se persuadant que c'était mieux ainsi. Plus tard, elle lui enverra le livre qui illustrera leur rencontre, si elle l'écrit
_ La nuit est tombée sur Lyon lorsqu'ils sortent de l'Espace. Ils restent debout l'un faisant face à l'autre. C'est elle qui rompt ce silence maintenant pesant.
_ ? « Ce serait possible que je revienne, que je reprenne le travail là où je l'ai bêtement arrêté.
_ ? Et bien, il vous en aura fallu du temps..
_ ? J'espérais que vous me le demanderiez…
_ ? Vous êtes gonflée ! C'est vous Miss Laigre qui êtes partie, hein…
.Ils sont contents l'un de l'autre et ne cherchent pas à se le cacher.
_ ? « Attention, plus de repas en tête à tête, crevettes champagne, sinon divorce, la prévient-il gaîment
_ ? Vous savez ce n'est pas si important que ça les crevettes et le champagne ! »
_ ? C'est bien ce que je pense aussi. »
_ Ils se serrent la main, légers

_ Comme l'air leur semble doux, et comme cette pluie est lénifiante. C'est un beau mois de décembre sur Lyon.

Nouvelle 013 _ Loups

La nuit commençait à tomber, et les loups s'approchaient de la voiture. Mais comment en étais-je arrivée là ? D'abord, le panneau « Route interdite ». Avec le 4×4 et les pneus neige, je m'étais dit que je ne craignais rien; ça devait passer. Effectivement, aucun problème. Mais quand, après au moins dix kilomètres, le panneau « Réserve protégée – Animaux dangereux » m'a avertie, le bon sens aurait du me dicter de faire demi-tour. J'aurais du rebrousser chemin, et en ce moment, je serais dans ma chambre d'hôtel, ou avec les autres à bavarder autour d'un vin chaud ou un bon café bien noir. Mais non, ma colère m'a poussée à continuer. Résultat, je suis là, dans la neige, dans une voiture en panne, le froid pénétrant tout doucement dans l'habitacle, comme de l'eau glacée qui remplit une baignoire. C'est bizarre que je sois tombée en panne d'essence, je pense toujours à faire le plein, c'est bien la première fois. Peut-être la dernière, je vois une dizaine de loups qui tournent tout autour. Leur regard m'évite. Pas de réseau. Quelle conne ! Son coup de fil m'a énervée, toutes ces palabres inutiles, il fallait que je roule pour me calmer, il fallait que je m'isole ! C'est réussi ! J'ai soif, et je ne peux pas sortir, dès que je fais mine d'ouvrir la porte, ils s'approchent encore un peu.
_ Il fait nuit. Je ne distingue qu'à peine leur ronde. Ah, non, ils sont tous immobiles, ils attendent, à plat ventre. J'ai peur… Les phares, le klaxon, ils ne bougent même pas, ironiques, comme s'ils étaient plus lucides que moi sur la situation. J'ai peur…
_ Il fait froid, j’ai faim, j'ai soif, et malgré la lune, toute cette neige blanche est très sombre; les loups ne bougent pas. Ils dorment, et moi je dois agir, alors, de temps en temps, je klaxonne. Séquences de trois points, trois traits, trois points. C’est bizarre, ça m’est revenu tout de suite, et pourtant ça date de longtemps, quand je lui faisais réviser l’alphabet morse, pour son brevet de pilote, quand nous étions encore heureux, insouciants, « l’avenir devant » comme disait ma grand-mère, que des bonnes choses en perspective, avant la trahison, cette abjection aliénant notre avenir, qui nous fait tout le temps regarder en arrière, comme si le plus important, maintenant dans notre vie se trouvait derrière nous, dans notre passé commun, et que rien d’autre dans le futur n’aurait une saveur assez forte pour pouvoir effacer un jour cette amertume.
_ Je klaxonne des séries de SOS régulièrement, non seulement pour essayer de lancer un appel à l’aide, les sons portent plus loin la nuit, mais aussi, et de plus en plus je troque ma peur contre le plaisir de réveiller les loups, les déranger, leur montrer que moi l’être humain, je suis la plus forte, que je ne serai pas leur victime passive et malléable, qu’ils ne sont que des animaux, et que oui, bien sûr je suis chez eux en quelque sorte, mais que je représente la culture contre la nature, l’intelligence, la réflexion contre l’instinct, et que l’ordre des choses ne peut être changé, même cette nuit de pleine lune.
_ Effectivement, ils sursautent à chaque SOS, mais petit à petit, ils ne s’allongent plus, ils restent assis et ils se regardent, j’ai l’impression qu’ils sont surpris et amusés. « Quelle prétention, quelle naïveté, quel manque de lucidité ! » semblent-ils me dire de leur œil ironique. Eux aussi, de temps en temps se mettent à hurler. Alors, arrivent d’autres loups en soutien, et maintenant, ils sont très nombreux, tout autour de la voiture.
_ Pourtant, un seul dort toujours, ou tout au moins reste allongé, ne réagissant pas aux coups de klaxon, et ne mêlant pas ses hurlements aux autres. C’est le plus grand, le plus vieux, sans doute, son pelage étant bien plus gris que celui des autres, à ce que je peux en voir dans cette lumière blafarde. Seules, ses oreilles, très mobiles, pivotent, à l’affut. Je ne sais pas pourquoi, mais bientôt je ne vois plus que lui. Il est le seul que je regarde. Je suis persuadée qu’il va bouger, qu’enfin il va me regarder, et j’attends tout de ce regard, la vie, le bonheur, la paix, comme une renaissance, comme si ce loup, cette louve peut-être, doit changer ma vie, comme si la dispute de ce soir, la colère qui s’en est suivie, ma fuite au hasard, ma panne d’essence, tout cela a été prévu, calculé, décidé par une sorte de puissance invisible, et à l’instant, je sais dans mon for intérieur que je n’ai vécu jusqu’à présent que pour ce moment, où cet animal allongé, aux aguets, n’attendant qu’un signe du destin, me regardera enfin.
_ Comme Jean Marais dans « La belle et la bête », par la magie du film projeté en marche arrière, de bête couchée, abattue, se redresse jeune homme vaillant et charmant – « Mes parents ne croyaient pas aux fées… » – le loup, le grand loup, sous mes yeux ahuris se transforma, en un instant qui semblait ne jamais vouloir finir, en un beau jeune homme, la moustache brune bien taillée, portant chapeau de feutre, dont le regard bleu, si clair, me fit fondre immédiatement. Mon père était devant moi, me tendant la main, comme jamais de son vivant. Ce qui m’étonnait le plus, me stupéfiait, c’était son regard si doux, posé sur moi, avec cette pointe d’ironie que je lui voyais souvent, mais aujourd’hui, le regard était bienveillant, affectueux, il ne me menaçait pas, je n’avais pas peur. J’accrochai ma main dans la sienne, et tous les deux, nous nous enfonçâmes dans la forêt. Rien n’existait plus que mon Papa, me servant de guide, ma main dans la sienne, et ce pas lourd et rassurant à côté du mien. Jamais je ne l’avais intéressé, les seules fois où j’avais semblé compter pour lui, c’était quand je le dérangeais, quand il me disait d’aller ailleurs. Dans cette forêt, j’existais enfin à ses yeux. Bien qu’il ne m’eût point parlé, il m’avait regardée, il tenait ma main, et il m’emmenait avec lui. Combien de fois, enfant, je l’avais vu partir seul ou avec un de mes frères. « Papa j’ai envie d’aller avec toi, Papa ! » Il ne se retournait même pas.
_ Ensemble, nous traversâmes une passerelle au-dessus d’un ruisseau, et au bout de quelques minutes, une cabane, fumante, éclairée, entourée de loups assis nous ouvrit sa porte. Là, un grand lit, comme dans le Chaperon rouge. Mon père me regarda, et, enfin, me parla. Mon Dieu, ces paroles, cette voix, après tant d’années. Il me dit gentiment, que je devais m’allonger sur ce lit, et qu’il allait me lire une histoire. Moi, telle la petite fille que j’étais redevenue, jubilatoire à l’idée de cette lecture, je me suis couchée, mon père amena une chaise près du lit, ouvrit un livre illustré et commença à lire. Il ne fallut que quelques pages pour que le sommeil arrive, et je m’endormis, heureuse comme jamais, pour toujours.

Nouvelle 014 _ Les réfugiés climatiques

Bonjour chez vous,
_ nous sommes tous des réfugiés climatiques…

_ L'action de cette nouvelle se déroule à l'issue de l'un des conseils des ministres « sous-marin », sur l'un des petits atolls du Pacifique, condamné à disparaître, sous l'effet de l'élévation du niveau des mers en raison des changements climatiques.

Dans la Grande Salle des Pattes Palmées, le ministre d 'État, chargé des Événements Climatiques Extrêmes (ECE) était absolument débordé et n'avait vraiment plus un orage à lui , il lui fallait désormais agir au plus vite, efficacement, sans recourir une nouvelle fois à d' interminables palabres.
_ L'urgence était à son comble : urgence climatique en premier lieu, bien entendu: les tempêtes étaient devenues plus fréquentes et terriblement violentes ; urgence médicale: les épidémies se succédaient les unes aux autres et le paludisme faisait actuellement rage sur l'île, urgence sociale: la révolte populaire grondait ainsi que l'urgence politique: d'interminables conflits éclataient régulièrement.
Toutes les urgences étaient finalement entremêlées les unes aux autres.
_ Le Président de l'atoll ,qui leur servait néanmoins de guide avait bien tenté d'exprimer son point de vue, avant d'être lui même, à son tour, englouti, sous des torrents d'eaux . Il s'exprima ainsi avant :
_ ? « Mes chers concitoyens, la situation est grave et insoluble (!) : la montée du niveau de la mer aura raison de nous : si nous n'agissons pas de concert, tous ensemble, nous sommes condamnés à disparaître irrémédiablement, sous les flots…
_ En effet, ne l'oublions surtout pas : les flancs de nôtre jolie petite île culminent , dans le meilleur des cas, à cinquante centimètres au dessus du niveau de la mer ; vulgairement parlant, si l'eau monte, nous coulons avec elle ! Nous n'aurons aucune séquence de rattrapage, aucune passerelle nous permettant d'embarquer vers un quelconque refuge, nous assurant un avenir plus radieux ne pourra être échafaudée. Le constat est sans appel, c''est du soutien de l'ensemble des iliens dont nous avons désormais impérativement besoin.
_ Les habitants ne sont ni mobiles , ni malléables ou corvéables , à merci.
_ Avant que d'être moi-même, englouti par les eaux, le peuple doit s'exprimer librement, il a toutefois le droit et l'ultime devoir d'exprimer une dernière fois, son ressentiment, vis-à-vis d'une situation qui , hélas, ne dépend pas du tout de lui.
_ Il nous faut impérativement trouver une solution de repli.
 »
_ Il eut un petit rictus jubilatoire en prononçant ce discours, oh combien réaliste et vraisemblable, mais, pour le moins, alarmiste. La gravité de la situation réelle expliquait certainement qu'un « politique », habitué d'ordinaire, de par sa fonction et son rôle au sein de la société ilienne, à plus d'optimisme et de clémence, commenta la situation d'un ton volontairement dramatique et alarmiste.
_ Pour illustrer son propos, assis tranquillement, derrière son petit café – commerce équitable- , et comme s'il se parlait à lui-même, à grand renfort de moulinets de bras, le Président s'écria, à court d'arguments intelligents :
_ ? « Il me faudrait trouver une solution miracle, avant que la population ne finisse pas par m'enfermer dans un asile d'aliénés… Ai-je besoin une fois encore, d'illustrer mon propos, à coup de métaphores oiseuses ??? rajouta – t' il, perplexe.
_ Une seule chose m'amuse, s'écria alors le Président Rodolphe : si nous sommes amenés à disparaître sous les eaux, je n'aurais enfin plus besoin de mobile !!! Je le troquerais alors volontiers contre une paire de palmes !!!!
_ Le peuple savait pourtant parfaitement qu'une autre solution alternative s'offrait à lui : trouver enfin un l'endroit totalement isolé, oublié où bâtir son propre jardin planétaire, ni trop en dessous, ni trop au dessus du sol. Un autre monde, juste à coté du nôtre,sans cave, ni tours, juste à la même hauteur… Presque le même, en moins souillé… La terre n'est pas extensive et elle est tellement plus forte que nous, il appartient donc à l homme de continuer à prospecter afin de vérifier si un minuscule bout de terre n'a, au hasard, pas été oublié , à mille lieux de toutes terres habitées, un endroit où l'homme pourrait, sans revenir à l'age de pierre, réapprendre à vivre plus sainement, plus sûrement et plus joyeusement. Le monde des rêves n'est qu'un refuge, mais rien n'y est interdit…
 » poursuivit l'Exécutif Rodolphe.
_ Du fond de la salle des Pattes palmées, se fit alors entendre une petite voix fluette, toute droit sortie d'un dessin animé de Tex Avery, la voix magique des songes… :
_ ? « Il nous faudrait trouver une, LA solution efficace. »
_ Une voix nouvelle , la voie providentielle : celle qui s'était toujours fait attendre, il nous faut la trouver, tenter de l'esquisser… Mais finalement, au bout du compte, que voulez-vous ?
_ Monsieur le Président
, s'écria alors le représentant des insulaires, finalement nous ne sommes même pas trop exigeants, le même espace nous suffirait, avec cependant certains changements d'habitude fondamentaux : moins de déchets et ce trop plein de gaspillage évité , ce ne serait déjà pas si mal !! Vous ne trouvez pas ?
_ ? Retroussons-nous les manches, nous ne sommes pas des benêts, et tous ensemble, nous finirons bien par trouver le remède. L'espoir ne pourra plus venir de l'île, elle a coulé. Nous faudra-t -il maintenant tout recommencer ? Il nous reste encore les hommes qui ont, en grande partie, tout détruit, pour tout réparer. Bon courage !

Nouvelle 015 _ Opre Rrromas Esmeralda

On aurait pu croire, dans la lueur blafarde du soir, à un cortège funèbre, fantasmagorique, composé de grandes silhouettes aux contours indistincts.
_ Elle observait à la fenêtre du café, étreinte par une sourde angoisse, l'étrange défilé aux ombres inquiétantes pendant que d'interminables palabres dans l'arrière-salle envoyaient leurs échos s'entrechoquer dans sa tête. L'extrême fatigue aidant, elle se figurait les images, les bruits et les odeurs faisant partie du même spectacle et se laissait aller à une douce torpeur comme à l'orée d'un sommeil…elle rêvait donc et, bien qu'il l'eut fallu, n'avait plus envie d'agir…
_ Partie l'angoisse ! Elle fut petit à petit envahie d'un sentiment jubilatoire qui la ramenait des années en arrière, un soir peu avant Noël où il lui avait été permis de se promener dans le village et où les lumières enjouées, floutées par la nuit descendante, et l'atmosphère féerique lui avaient procuré une telle sensation de bonheur et de liberté qu'elle n'avait eu de cesse depuis de la retrouver. Enfin, elle y était parvenue !…

Elle fut de nouveau la petite fille éblouie.

_ Répondant à un appel dont elle ne comprenait ni le sens ni l'origine, elle franchit la petite passerelle rouge du jardin japonais.
_ Étaient là, allongés sur la pelouse ou assis sur le muret bordant le jardin, les garçons du village, ceux qu'on voyait chaque soir sur la place entourés de leur mobylettes et reluquant sournoisement le moindre jupon qui passait. Elle marqua un temps d'arrêt, soudain inquiète, elle se sentit très seule et leur en voulut de casser ainsi sa joie toute nouvelle. Puis, rassemblant courage et volonté, passa très fière parmi leurs rangs, sautillant quelque peu dans ses pauvres sandales, comme dans une séquence de cinéma, ce qui lui rendit joie et bienveillance. Elle en fut toute étourdie et alla même jusqu'à se retourner vers les garçons, un peu aguichante, un peu starlette. Ils n'étaient pas si terribles, même un peu paumés, comme elle en fin de compte. Son cœur se gonflait et s'envolait dans une bouffée de bonheur sauvage, elle eut l'impression de virevolter, de danser parmi eux, ensemble et heureux.
_ Ce fut de courte durée car sa famille arrivait comme il était prévu pour la ramener au camp mais cette nuit là, elle fut comblée, épanouie…

_ Dans le café, les bruits se firent tout à coup plus proches, plus clairs, perforant son cerveau. Ils s'étaient rendu compte qu'il se passait quelque chose dehors. Encore dans son rêve, elle ne comprit pas de suite qu'ils l'apostrophaient, haineux. Ils commencèrent à la secouer, d'abord avec un peu de tact, puis très brutalement.
_ « Mais qu'est-ce que tu fais encore là ? T'es pas avec eux ? Vas donc les rejoindre, c'est ta tribu, non ? »
_ Hébétée, elle regarda Jean-Claude qui la secouait plus fort que les autres…mais, n'étaient-ils pas ensemble, l'instant d'avant, dans le jardin japonais. Il l'avait approchée doucement pendant qu'elle dansait dans leur cercle, lui avait relevé sa mèche pour l'embrasser furtivement avant que sa famille ne fut trop proche…Maintenant, il avait un sourire torve et méchant, il lui serrait le bras en lui faisant très mal et l'obligeait à se lever du siège…Mais que se passe-t-il ?…Elle voulait retourner dans sa torpeur, sous son baiser, dans les lumières colorées, dans la fête, elle voulait…Laissez-moi, laissez-moi !…Je ne veux pas, je ne veux pas !…Elle avait envie de se blottir dans ses bras, de son soutien, qu'il fût son guide…
_ Mais tout se brisait, tout explosait dans sa tête, il y eut un grand fracas, comme une rupture hémorragique…
_ Il y avait maintenant beaucoup plus de lumière dans le petit café, la pénombre ne la protégeait plus, ne l'isolait plus…Elle devait se réveiller, sortir et rejoindre le cortège dehors maintenant agglutiné devant la porte, elle le savait. Son peuple s'était enfin réveillé, elle se devait d'être à leur coté, elle se devait d'être fière et droite… « Opre Rrroma !* »…
_ Comme elle s'était redressée, les hommes du café ne la bousculaient plus. Ils attendaient, avec encore la lueur vindicative dans leurs yeux, simplement aux aguets, chasseurs…Il fallait qu'elle s'en aille, qu'elle aille rejoindre sa famille, son peuple qui s'était remis en marche. Comme cette fois, au jardin japonais, où ils étaient arrivés pour interrompre son rêve si doux, mécontents de la trouver parmi les gadjés…

_ Après leur baiser volé ce soir là, Jean-Claude s'était montré distant, la fuyait même. Jusqu'à ce jour où ils s'était frôlés dans un couloir du collège et où il avait répété ce geste : relever sa mèche pour l'embrasser. Mais cette fois il l'avait serrée et embrassée à pleine bouche, avec sa langue, et elle avait retrouvé cette fougue dans son cœur et dans tout son être. Elle s'était dit qu'elle ne voulait plus vivre que dans ce bonheur là… Ça avait duré un an ou deux, le temps avait passé vite. Jean-Claude n'était pas bavard, pas très disponible, leurs rencontres avaient gardé leur caractère furtif, leurs échanges se limitaient à ces baisers fougueux, quelques attouchements timides, quelques tentatives pour «aller plus loin» de sa part, difficilement réprimés de son coté à elle…Elle se doutait bien de la raison de ce manque de chaleur et de communication, de ce coté clandestin de leur relation, mais elle restait sur son nuage, vaporeuse, douce, belle. Il lui arrivait de l'appeler « son Esmeralda » et cela lui suffisait pour des jours et des jours de rêve heureux. Puis il s'était éloigné doucement, sans qu'elle s'en rende compte au début. Un jour, il lui dît qu'il en aimait une autre, une blonde, toute en blancheur et bon teint. Elle avait voulu mourir, elle s'était sentie aliénée, complètement déboussolée.

Les années qui suivirent ne furent que comme une longue peine.

_ Le groupe dehors lui faisait signe de les rejoindre. Ils ne voulaient pas entrer, ne voulaient pas se mêler aux gadgés. Ils étaient venus nombreux, de toute la région. Elle se sentit fière de leur appartenir, elle reprenait ses esprits. Aujourd'hui était un grand jour pour eux, après les récentes expulsions, après toutes ces persécutions au cours des siècles, après les camps de concentration, les exterminations, ils s'étaient levés !… »Opre Rrroma !* ».
_ Elle ne pouvait pourtant se résoudre à laisser tomber son rêve retrouvé… Mais Jean-Claude n'était plus le même, si jamais il avait été celui de ses rêves. Et, comme pour illustrer ce qu'elle pensait, il se remit à l'invectiver : « Alors, Esmeralda, vas donc les retrouver, tes gitans, ta putain de race de crasseux ! Va falloir encore vous supporter, pas moyen de se débarrasser de vous, alors qu'y a des lois pour ça maintenant ! Fous le camp !». Sur le moment, elle aurait bien troqué sa place contre celle de la petite blondeur qui était sa femme, pouvoir entendre des mots doux de sa bouche, sentir ses lèvres…elle trébucha sous le coup de la douleur, prenant conscience que cela ne serait jamais, si ça l'avait jamais été… Et elle se redressa face à lui : « Mon pauvre petit gadjo, tu ne sauras jamais la joie d'être libre, mobile, toi qui est encroûté dans ce bistrot de pochtrons, dans ce village d'arriérés, dans cette vie étriquée, sans avenir, sans rêve, sans voyage ! Ce n'est pas de partir qui nous met en colère, c'est votre immense bêtise, votre pauvreté d'esprit ! Tu aurais pu avoir Esmeralda comme compagne, belle, libre, heureuse, et tu n'as qu'une petite blondasse boulotte, fadasse et malléable que tu fuis tous les jours dans ce bistrot ! Je te plains ! À moi la liberté ! Opre Rrroma ! »

Et elle alla rejoindre les géants debout.

_ « -Motho, manqe, Rrome ! a
_ Kaj si amari phuv,
_ Amare plaja, amare lena
_ Amare umala thaj amare vesa
_ Kaj si amare limora ?
_ -Ande lava tale,
_ ande lava amare chibaqere ! »

_ « -Dis-moi,
_ Dis-moi, le Rrom,
_ Où est notre terre,
_ Nos montagnes, nos fleuves,
_ nos champs et nos forêts ?
_ -Ils sont dans les mots,
_ dans les mots de notre langue !
 »

_ Eslam DRUDAK (Dardanie)

_ *En langue rromani : Debout les Rroms !

Nouvelle 016

Cela faisait tout au plus une semaine que je travaillai comme archiviste adjoint, deuxième échelon, à la bibliothèque Saint-Simon, rue de Grenelle, quand Monsieur Léventail, mon responsable, m'appela dans son bureau.
_ ? Ah ! Monsieur Moignon. J'ai un petit travail pour vous, m'annonça-t-il rayonnant, comme si cela avait été un événement extraordinaire.
Il exhiba sous mon nez une feuille manuscrite.
_ ? Voici une liste de seize mots et pas un de plus. Vous voyez ! Ce n'est pas bien compliqué ! Pour vous faciliter la tâche, je vous les ai même classés par ordre alphabétique.
Je lui pris la liste des mains et la lut à voix basse :
Agir, Aliéner, Appel, Café, Ensemble, Guide, Illustrer, Jubilatoire, Malléable, Mêler, Mobile, Palabre, Passerelle, Séquence, Soutien, Troquer.
Aucun lien apparent ne semblait les réunir : quelques verbes du premier et du second groupe ; quelques substantifs ; un adverbe ; deux adjectifs. On n'allait pas loin avec ça !
Monsieur Lévantail s'enfonça confortablement dans son fauteuil de skaï noir. Je crus percevoir comme un léger sourire voleter sur ses lèvres minces. De sa voix de fausset, voici ce qu'il m'annonça.
_ ? À partir de ces seize mots, mon cher Moignon, vous allez chercher dans le fond de notre belle bibliothèque tous les livres qui les contiennent. Je dis bien : tous !
Je me pensais être dans un mauvais rêve. J'allais me réveiller et me retrouver assis derrière mon petit bureau, en pleine digestion des tagliatelles au pesto que j'avais mangées à la cantine ce midi-là.
_ ? Voilà ! C'est tout ! conclut mon responsable en se replongeant dans le déchiffrage d'un incunable merveilleusement enluminé. Avez-vous des questions ?
_ ? Euh… Mais qu'est-ce… Et si… ânonnais-je, littéralement sonné.
_ ? Au fait ! m'interrompit-il. J'ai omis de vous préciser un détail : le ministre de la Culture en personne attend le résultat de votre travail pour demain soir. Au plus tard.
_ ? Au plus tard ! Ah ! bien… parvins-je à articuler.
_ ? Et il va sans dire que votre notation de fin d'année en dépend.
Je travaillai d'arrache-pied pendant les douze heures suivantes. Je ne mangeai ni ne dormis. A bout de forces, je parvins à sélectionner deux livres seulement : « Les choses » de Georges Perec et « Paroles » de Jacques Prévert. Dans ce dernier livre, à mon grand désespoir, je ne trouvai pas un des seize mots imposés : Aliéner.
Le lendemain, je démissionnai.

Nouvelle 017 _ Histoire d'Imad le Peul

Je le vis pour la première fois à Paris sur le quai de la gare d'Austerlitz. Difficile de ne pas le remarquer. Il m'observait du haut de ses deux mètres : silhouette svelte, visage noir comme l'ébène, éclairé par un regard plein de malice qui semblait lancer un appel : « écoute-moi. J'ai des choses à te dire. »

_ « Excusez-moi, madame. Je cherche un train pour Toulouse. »

_ « J'y vais aussi…Suivez le guide ! » lui répondis-je

_ Nous nous installâmes ensemble l'un face à l'autre dans le silence d'un compartiment vide. Ca ne valait pas l'ombre de l'arbre à palabre, mais nous nous sentîmes vite complices. En effet, une passerelle nous réunit, lui, le Peul et moi la Basque, quand nous échangeâmes tous les deux des épisodes de notre passé, relatifs au mépris de ceux qui considéraient nos langues minoritaires comme des signes de retard culturel et intellectuel…

_ « Je m'appelle Imad. Je viens du Mali. Très tôt, ma famille me confia la garde de notre petit troupeau de chèvres et de brebis. Depuis l'âge de dix ans, j'allai de pâturage en pâturage, berger sans terre, nomade et heureux de l'être. Mes bêtes fertilisaient les sols des propriétaires d'alentour, mêlant leurs excréments à la terre de leurs champs. En retour, elles avaient le droit de brouter l'herbe des jachères. Rassasiés, nous dormions au clair de lune, observant les étoiles filantes et leur course jubilatoire, le cœur débordant de paix et d'allégresse. »

_ « Pourquoi avoir abandonné ce paradis? » lui rétorquai- je, surprise.

_ « Un jour des étrangers débarquèrent chez nous. Ils confisquèrent toutes les terres, chassèrent les paysans et plantèrent des milliers d'hectares de riz et de soja destinés à l'exportation. Je pensais : d'où viennent-ils ces voleurs ? Je veux en avoir le cœur net. Mon sang de nomade me poussa à marcher, les pieds nus, le ventre creux, sur nos chemins de latérite. Ma peau prit la couleur rouge de notre terre, striée de lignes plus claires tracées par la sueur qui dégoulinait de mon front. Je calmai ma faim en mâchant des bulbes et des racines, ainsi que quelques fruits chapardés au passage, à la faveur de l'obscurité. Parfois des chauffeurs de camion m'acceptaient dans leur cabine et m'offraient un café, mêlé avec du lait. On m'avait dit que ces étrangers avaient traversé le grand lac qui baigne Bamako notre capitale et qu'on l'appelait « océan ». Je demeurai longtemps stupéfait devant cette masse d'eau bleue toujours en mouvement, comme nous les nomades ! Ce lac avançait, reculait, revenait pour repartir encore. Il me dit : « Viens ; je te prends avec moi ; je peux t'amener loin, très loin… » Je lui répondis : « Océan, tu es l'ami des voyageurs et des nomades. Un jour je partirai avec toi. »

_ Un missionnaire blanc me trouva endormi sous le porche de son église. Il me donna du travail. Quand ma bourse fut assez pleine, j'embarquai pour l'Europe. Et me voilà devant vous ! On m'a dit que le soleil brille plus longtemps et plus fort à Toulouse. J'ai besoin de sa lumière et de son réconfort… »

_ « Avez-vous un visa ? » demandai-je avec indiscrétion.

_ « J'en ai un pour trois mois ; mais je resterai chez vous peut-être pour toujours… »

_ Je le regardai avec compassion. Je pensai : « il ne sait pas ce qui l'attend. Il perdra vite ses illusions ! Il aura besoin de soutien ! » Il me quitta pour un foyer du Centre-Ville. Une fois par semaine, on se retrouvait dans un bar. Il me parlait des emplois précaires qu'il dénichait, des patrons profiteurs qui le croyaient malléable à souhait , qui agissaient avec sévérité pour pouvoir l'aliéner, des policiers qui semblaient l'épier et qu'il évitait en changeant de rue s'il le fallait, car son visa avait expiré. Quelle sera la prochaine séquence du film de sa vie tourmentée ? me disais-je chaque fois que je le quittais.

_ Il ne vint plus à notre rendez-vous hebdomadaire. Je soupçonnai le mobile de cette infidélité. Je pris contact avec la Cimade qui, hélas, me confirma son internement au camp de rétention de Cornebarrieu.

_ Je le vis un jour qui marchait dans la cour de sa prison, surveillé par des gardiens en uniforme qui scrutaient ses moindres mouvements. Il marchait en traînant les pieds, courbé en deux, un illustré entre les mains. Son beau regard désormais éteint parcourait des pages de dessins, des croquis rappelant sa lointaine patrie qu'il avait dû troquer contre des barbelés. On m'interdit de lui parler.
_ L'association ne put empêcher l'arrêté d'expulsion. Le matin prévu pour le départ, le garde le trouva pendu dans sa cellule. Imad, le nomade, partit une nuit d'été pour un dernier voyage, vers le pays d'où l'on ne revient plus.

Nouvelle 018 _ Braquage à l'italienne

_ ? On va encore rester là longtemps à poireauter ? demanda petit boucher en faisant couler de sa thermos un café tiédasse.
_ ? On vérifie une dernière fois les déplacements de « la cible » et on rentre répondit Vélib d'un ton fatigué.
Depuis quinze jours que durait cette filature, les membres de l'équipe avaient pris pour habitude de ne plus s'appeler que par des surnoms. Discrétion oblige ! Outre les deux protagonistes actuellement en planque, il y avait également dans la bande : Gibson, Doc,
Gri-gri, La bûche, Cowboy
et Renard. Chacun avait choisi son pseudo en fonction d'une caractéristique physique, d'un métier exercé à un moment de sa vie ou d'une passion dévorante. Rien de bien original, juste du prévisible !

_ Lorsque Le Guide avait fait appel à eux, il n'avait pas eu besoin de tenir des palabres pour les convaincre d'accepter car chacun avait une dette envers lui. Depuis, à cause de la pression qu'il faisait peser, il s'était aliéné toute sympathie de leur part mais ce qui comptait avant tout c'était qu'ils reconnaissent en lui un véritable chef. Ensemble ils l'avaient assuré de leur soutien inconditionnel. Maintenant ils s'en mordaient les doigts car il les faisait vivre sur un rythme démentiel auquel ils n'étaient pas habitués.

_ Il avait fallu tout d'abord constituer des équipes mobiles, chargées du repérage. Puis les positionner aux divers points stratégiques du parcours utilisé par « la cible ». Pour cela, ils avaient troqué leur costume de ville contre des tenues moins seyantes, plus dans le style camouflage urbain et ainsi se mêler à la foule. Chaque tronçon du parcours était quadrillé de telle sorte que les moindres faits et gestes de « la cible » étaient filmés, chronométrés, disséqués. Chaque séquence était analysée pour identifier et prévenir le moindre aléa.

_ Trois fois par jour, ils devaient fournir un rapport détaillé, illustrer et commenter chaque situation sur la carte murale affichée au fond du local loué pour l'occasion et, opération la plus délicate de cet exercice, proposer des solutions quand un problème apparaissait. Chaque nouvelle idée était présentée et discutée. Celles retenues par Le Guide déclenchaient un sourire jubilatoire sur le visage de son auteur. Mais c'était plutôt rare car il avait l'art de trouver la faille dans chaque proposition et de la démonter point par point jusqu'à ce que son défendeur se sente ridicule et abandonne.
_ Il leur faisait vivre un tel enfer que plus personne n'osait faire de suggestion. Chacun se rangeait aux idées du Guide. Il avait réussi à en en faire une équipe malléable à souhait.
_ Enfin, tout était bouclé. Le moindre détail était ancré au plus profond de la mémoire de chacun des membres du gang.
_ Dès que la cible quitterait son établissement, elle serait prise en chasse par l'équipe numéro un, chargée de la suivre jusqu'au rond point de la Cité des fleurs. Là, l'équipe numéro deux prendrait le relais afin de ne pas attirer l'attention. Pendant ce temps, l'équipe numéro trois bloquerait la rue du petit ruisseau avec la fourgonnette dérobée la veille afin de contraindre la proie à se diriger vers la rue du Quai pour enfin déboucher sur l'avenue Soussa où l'attendait le reste de l'équipe. A cet endroit, ils bloqueraient « la cible » contre le trottoir, l'obligerait à ouvrir le coffre arrière du véhicule et s'emparerait de précieux chargement. Il convenait d'agir vite, car le secteur était particulièrement surveillé.
_ Le Guide s'était montré intraitable : « sans arme, sans haine et surtout sans violence »

_ Ce n'était plus maintenant qu'une question de secondes.

_ Soudain, au niveau de la passerelle du RER au bout de l'avenue Soussa, surgit l'objet de toutes leurs convoitises, sur sa mobylette rouge : le livreur de pizzas.

Nouvelle 019 _ Hasardeux

Avançant dans la nuit prodigieusement sombre, son regard cherche désespérément une lueur. Comme à son habitude, Simon a besoin que le Destin lui fasse un signe. Le Destin est son guide, il se sent incapable de vivre, d’agir sans son aide, il est insatiable des coïncidences de la vie qu’il interprète comme des paroles célestes.
_ Du haut de la passerelle il aperçoit un groupe dans une lumière festive. Les fêtes ne sont pas l’endroit où Simon se sent le plus à l’aise, il est généralement inhibé en compagnie de ses congénères. Néanmoins à cet instant, il se sent irrésistiblement attiré par l’ambiance. Il descend à toute allure, porté par le souffle du Destin. Il se mêle à la soirée et observe les participants, se joint à leur discussion, rit avec eux, écoute avec langueur leurs palabres. Il attend un événement, il ne sait pas encore lequel, mais s’il s’est retrouvé près de cette fête ce n’est pas par hasard, rien n’arrive jamais par hasard, quelque chose va se produire, quelque chose doit se produire. L’attente semble interminable, elle le rend terriblement nerveux, l’idée de ne pas recevoir sa dose d’aventure apportée par le Destin le fait suer à grosses gouttes et trembler de tous ses membres.
_ Seul au sein de cette masse d’inconnus, personne ne le remarque, rien ne se passe ; la délivrance n’arrive pas, il se sent fléchir.
_ Le lendemain, il se réveille difficilement, sa tête lui semble prise dans un étau, lui-même entouré d’un brouillard épais. L’appel du café est irrésistible, il déambule de sa silencieuse chambre pour atteindre sa silencieuse cuisine, dans laquelle sa cafetière avait pris soin de lui garder du café fait la veille. Alors qu’il tente de se remémorer les péripéties de la nuit, il se sent trahi par son cher ami, sur qui il comptait grandement. Et cela depuis ce jour d’automne qui a marqué sa vie pour toujours, il y a six ans, au cours duquel le Destin l’a mis nez à nez avec Juliette, une camarade d’école qu’il n’avait pas vu depuis 20 ans, alors qu’ils étaient tout deux en voyage à New York. Ce jour a marqué le début de leur histoire. Cette rencontre fortuite, à presque 6000 km de leurs résidences respectives, puisqu’ils vivaient à Paris, dans le même quartier qui plus est, s’en est suivie de séquences d’événements imprévisiblement étonnants, qui ont rendu Simon dépendant de ses sensations jubilatoires. Ensemble ils ont vécu des émotions intenses, comme jamais le solitaire Simon n’en avait ressenties. Mais après trois ans d’amour invraisemblable, la magie a cessé d’opérer. Le Destin se faisait de plus en plus avare de ses cadeaux et Juliette voulait apporter seule les émotions à Simon. La place occupée par le complice de Simon fut trop importante et Juliette se sentit rejetée. La servitude de Simon l’aliéna de l’amour de Juliette.
_ Malgré tout, Simon ne troquerait son don contre aucun autre trésor ; le soutien de son cher ami, son seul ami, était tout ce dont il semblait avoir besoin désormais. Cet ami qui pourtant l’utilisait comme l’être malléable qu’il était.
_ Ce soir, comme à chaque fois que le ciel est noir, Simon décide de sortir et espère rejoindre son ami. Cela fait bien longtemps qu’il ne s’est pas montré ; Simon se sent de plus en plus seul. Il décide de marcher. Il n’erre pas car il marche avec un but. Toujours le même but depuis tant de semaines, de mois, d’années. Celui de retrouver les sensations qu’il vécut avec Juliette. L’espoir de connaitre à nouveau les palpitations, celles précisément, qu’engendre l’amour mêlé au hasard. Sa marche semble sans fin, la nervosité augmente. Simon refuse d’accepter que son ami tire les ficelles, qu’il n’est jamais là où on l’attend, et encore moins quand on l’attend, il a à cœur de démontrer que le Destin est digne de confiance. Il s’avance dans un bois. Son vide intérieur l’assaille. Il sait que cette soirée là sera spéciale, c’est une nécessité, le manque lui est insoutenable. Un ultime désir se faufile en lui, il sort son mobile et compose le numéro de Juliette. Il tenait à ce que Juliette vive avec lui le dernier message de son ami comme elle a vécu avec lui le premier. Elle décroche au moment où le train arrive à toute allure alors que la marche hasardeuse de Simon l’avait mené au milieu des rails. Le téléphone est projeté, pourtant Juliette, pétrifiée, comprend la scène sans qu’on ait besoin de la lui illustrer lorsqu’elle sent la main glaciale du Destin remonter le long de son dos.

Nouvelle 020 _ La fée des fleurs

Elle était née « Fée des fleurs » pour son parfum et sa fraîcheur.
Elle s'ajustait aux saisons sur le modèle de la lumière et la pénombre s'entremêlant.
_ Sa palabre était aromatique et tempérée, offrant à l'un la rosée du matin, à l'autre la belle de nuit.
_ Mobile au gré des vents, des temps, des gens, elle traquait la viduité pour doucement l'embaumer. Ainsi du début à la fin et l'inverse, des jours et des vies, elle s'aliénait le temps, pour qu'il la guide vers son encens : l'éternité. Elle troquait à la vitesse de la lumière, à tire d'aile, d'elle, passant, effleurant, courant, se faufilant, cherchant, elle : passerelle, du temps, des senteurs, pour d'autres.
_ Pas de séquence, pas de césure, plus d'accident. Seul ce fil volatil tissé par son passage, une tige, une baguette, une mesure, pour qu'ensemble – magie ? – soient orchestrées les paroles d'un café non littéraire : celui de la vie mêlée de vies à l'infini, odeurs perturbées de tous les étages, puis son pas sage : silence.
_ Ruche incessante, imaginaire ? Effluve couronnée ? Illustrée de pétales ? Eloges ? Courant flammes ? Fleurs ? Non. Juste une histoire : un soutien quotidien pour se rendre plus malléable aux feux multicolores citadins.
_ De la fée se souvenir, de la fleur – que reste-t-il ? – sinon leurs commencements : leurs « F », celui du… Firmament : l'appel à la lumière.
_ Ainsi elle agissait : jubilatoire.

Nouvelle 021 _ Six-Pions l'africain

Le guide nous fit signe d'avancer. C'était en fait un encouragement à franchir ensemble la passerelle de cordes qui nous séparait du village. La séquence se déroula sans encombre. Il suffisait de ne pas trop regarder le torrent tumultueux qui grondait en contrebas.

_ Avec le soutien de Six-Pions, je savais que rien ne pouvait m'arriver. Nos expériences de vie étaient tellement mêlées depuis quelque temps qu'il devenait incontournable. Six-Pions l'africain ! Ce surnom illustrait à lui seul l'emprise que Paul avait prise sur nous depuis le lycée. Après avoir notamment poussé à bout pas moins de six surveillants ! Mélange de pouvoir et de puissance, de liberté et d'exotisme. La couleur de sa peau n'était pas un handicap ici, bien au contraire…

_ Les cases se faisaient face de part et d'autre de la piste et j'avançais en tête du groupe. Personne pour nous accueillir. Les habitants étaient massés à proximité d'un contrefort rocheux, près de ce qui ressemblait à un arbre à palabre. Je me devais d'agir au plus vite pour entrer en contact avec les autochtones. Mon premier appel en direction du groupe d'hommes, de femmes et d'enfants se dispersa avec le vent chaud qui soulevait la poussière ocre de la terre desséchée. Que faire ?

_ Paul comprit très vite que la population n'était pas aussi malléable que cela, et qu'un simple cri de notre part ne suffirait pas à les faire s'intéresser à nous. Un groupe de touristes en pleine savane, quel intérêt ? Fauchés, en plus ! Soucieux de ne vouloir en aucun cas les aliéner par un quelconque rapport de pouvoir, ce fameux rapport qu'engendre l'usage de l'argent, il fit preuve de plus de subtilité.

_ S'approchant d'un homme âgé qui devait être le sage du village, il lui fit don de son téléphone mobile. Plusieurs paires d'yeux s'intéressaient vivement à l'appareil qui eut alors la bonne idée de sonner. Message publicitaire de l'opérateur, SMS jubilatoire qui annonçait sur ce continent une promotion exceptionnelle, l'usage illimité du téléphone pendant les prochaines vingt-quatre heures ! Je mesurais l'écart culturel qui nous séparait les uns des autres…

_ Le vieil homme enfonça lentement la main dans un sac de jute posé à ses pieds et en sortit une poignée de grains de café qu'il tendit à Paul. Celui-ci la recueillit dans le creux de ses mains, ouvertes en forme de coupe, et salua avec respect le vénérable donateur.
_ Nous venions sans le savoir de troquer ce qui ressemblait assez bien à nos cultures respectives. La technologie d'un côté, l'éphémère et le bruit. Le fruit de la terre de l'autre, avec son caractère, son parfum et sa couleur très locale ! Aucun triomphe dans cet échange silencieux, l'éventualité tout au plus qu'un premier contact venait de se nouer.

_ Entre un groupe de touristes à la peau écarlate et quelques villageois à peine intrigués par notre présence auprès d'eux, ce n'était déjà pas si mal !

Nouvelle 022 _ Pas de cadavre dans la Bibliothèque

Quand Nicole Villier reprit sa fonction de responsable de la Bibliothèque de Lyon, un mardi matin, à l'issue de son congé maternité, elle constata avec satisfaction que le nombre d'étudiants, venus là pour réviser, avait augmenté de façon significative.
_ Assise à son bureau, elle consulta la fiche des acquisitions récentes, surtout des ouvrages illustrés, consacrés au Moyen-âge et à l'archéologie. Sa remplaçante, Céline, une jeune diplômée de l'Ecole des Chartes, pensa t-elle, était probablement à l'origine de la sélection de ces bouquins. Avant d'ouvrir l'ordinateur et d'enregistrer demandes et appels, elle se leva et se prépara un café.

_ Le lendemain, Nicole se sentit fatiguée et mit cela sur sa nouvelle activité de mère. Les jours suivants, elle se plaignit de maux de tête récurrents que ni l'aspirine ni le paracétamol ne parvinrent à aliéner. Le repos du week-end lui fit du bien mais dès le mardi, les céphalées recommencèrent, assorties de douleurs stomacales si bien que le jeudi soir, elle était hospitalisée en urgence, pour… un début d'empoisonnement par l'arsenic.

_ Prévenus discrètement, le maire et les gendarmes crurent d'abord à une mauvaise farce car personne ne pouvait en vouloir à Nicole, une femme dévouée et compétente, ayant le soutien de l'ensemble des Lyonnais pour ses quinze années de bons et loyaux services à la Bibliothèque.
_ Le commissaire divisionnaire Eloi fut chargée de l'affaire et se mit aussitôt au travail. En vieil habitué des enquêtes préliminaires, il savait tout de l'affaire jubilatoire de la Bonne Dame de Loudun et du lent empoisonnement de Napoléon.

_ L'époux de Nicole confirma que sa femme ne se droguait pas et n'avait point utilisé de lotion arsenicale pour combattre une acné éventuelle, durant sa grossesse.
_ Eloi décidé à agir, se mit alors à étudier les menus du couple Villier durant la semaine précédent l'hospitalisation et n'y put trouver aucune information significative. L'étude approfondie de l'entourage de la victime, famille, voisins et relations de travail n'apporta pas davantage d'élément ou d'indice pouvant servir de guide à l'enquête. D'où pouvait donc venir l'arsenic ingéré ?

_ Si les symptômes de l'empoisonnement s'étaient d'abord manifestés à la Bibliothèque, il convenait de chercher de ce côté-là. Le lieu étant exceptionnellement fermé ce samedi, le commissaire récupéra la clef de la Bibliothèque auprès de la femme de ménage puis téléphona au Maire pour lui demander de convoquer Céline : « Dites lui de se rendre, aujourd'hui à quatorze heures, à la Bibliothèque, au titre d'invitée à une manifestation culturelle, par exemple !« .

_ Eloi pénétra alors dans la salle de lecture où il se promena pensif, entre les tables et les rayons de livres. Avisant le bureau de Nicole, il s'assit sur la chaise de cuir puis détailla le contenu du tiroir du bureau : deux crayons, de la colle malléable, un téléphone mobile, deux tasses à café et un paquet entamé d'arabica moulu du commerce équitable.
_ Cherchant la cafetière, il la dénicha derrière le bureau, sur une petite étagère, entre une boîte de filtres et une clochette que la bibliothécaire devait agiter pour réclamer le silence. Nettoyée, la cafetière électrique d'un modèle ancien ne révélait rien de suspect. Néanmoins, par routine, Eloi emporta le paquet de café aux fins d'analyse et quitta la salle.

_ Après avoir déjeuné avec le Maire, il prit la passerelle enjambant la voie ferrée, et rejoignit la Bibliothèque. Il allait pousser la porte d'entrée, lorsqu'un bruit de talons le fit se retourner. Il vit alors une jeune femme, aux cheveux roux, vêtu d'un ensemble vert comme ses yeux, qui s'avançait vers lui. « Vous êtes Céline, n'est ce pas ? » murmura Eloi, impressionné par le charme de cette apparition soudaine. « Je suis le Commissaire Eloi, veuillez me suivre à l'intérieur, s'il vous plaît« .

_ Le commissaire qui avait troqué sa gabardine usagée contre un Burbery's tout neuf, détailla la séquence des faits connus à ce jour, devant Céline, au comble de la stupeur. A la question de savoir si des étudiants avaient eu un comportement particulier à son égard, elle déclara que l'un d'entre eux, Philippe, lui avait adressé, par deux fois, un petit mot gentil au milieu d'un livre à rendre mais elle avait feint de ne rien apercevoir. Un autre, prénommé René, plutôt collant, lui demandait fréquemment de contrôler sur l'ordinateur l'existence de livres qu'elle savait ne pas posséder. Il lui avait même offert des fleurs. Ce n'était qu'enfantillage, pensa le Commissaire qui imaginait cependant que cette beauté rousse était de nature à perturber voire enflammer l'un de ces jeunes coqs.

_ Lorsque quarante huit heures plus tard, l'analyse du paquet de café moulu révéla la présence d'arsenic sous forme d'une fine poudre brune, Eloi, persuadé que le coupable devait faire partie des admirateurs de Céline, se fit remettre la liste des étudiants inscrits à la Bibliothèque pour étudier le cursus et les motivations de chacun d'eux. Pour Philippe, attiré par l'Histoire grecque et les Beaux Arts, Céline pouvait représenter une attirante Junon moderne. Quant à René, étudiant en géologie, il sortait d'une semaine de stage de minéralogie à Salsigne, dans l'Aude. Cherchant, sur Internet, où se trouvait Salsigne, Eloi découvrit que la mine d'or allait fermer et que le minerai exploité, le mispickel, était un sulfure complexe de fer, de cuivre, de bismuth mêlé à… de l'arsenic.

_ Dès lors, il ne fut pas difficile de confondre René qui, sans palabre inutile, expliqua qu'il avait prélevé, incognito, de l'arsenic sur le site de stockage, comme souvenir original. Traumatisé par le prochain départ de Céline, il avait cru bon, la veille du retour de la bibliothécaire titulaire, d'ajouter une pincée d'arsenic au café moulu pour hâter ainsi le retour de la remplaçante, Céline, son idole.

Nouvelle 023 _ Tom le bit

Le bit est une unité de mesure informatique
désignant la quantité élémentaire d'information
représentée par un chiffre du système binaire.
Il ne peut prendre que deux valeurs : 0 ou 1

_ ? Eh, dit Tom, regarde, c'est ouvert !
Il se dresse derrière l'écran, qui vient d'être allumé. Kim émerge lentement de sa torpeur. Il a du mal à répondre à l'appel de son ami. Trois jours sans sortir, des heures et des heures dans le noir, à ne rien faire. Le retour à la lumière est plutôt rude.
_ ? Quoi, grogne-t-il, il est là ?
_ ? Ecoute, dit Tom, un doigt sur la bouche, pour l'empêcher d'entrer dans des palabres inutiles.
_ On entend le cliquetis du clavier, le PC ronronne doucement. Tom s'avance au bord de l'écran. Il a juste le temps de comprendre la raison de ce réveil intempestif. Les fenêtres s'ouvrent à toute volée. Internet Explorer tourne à plein régime : la météo, Facebook, les pubs et les infos déboulent. La messagerie décharge des dizaines de mails, les fichiers attachés passent en rafale, aussitôt jetés à la poubelle ou rigoureusement classés dans les dossiers du disque dur
_ ? Ça y est ! dit Tom, sans se retourner, il est rentré ! Prépare-toi, Kim.
_ Les deux compères sont ancrés dans la note de synthèse, que leur hôte avait enregistrée sous Word, juste avant de partir en week-end. A deux clics de l'icône « W », dans la barre des tâches. Une position pas forcément facile à conserver, mais un endroit idéal pour apercevoir ce qui se passe dehors.

_ Kim réprime un bâillement. Il aurait volontiers pris un café, mais il n'en aura pas le temps. Il s'accroche, lui aussi, à la barre des tâches. Pas question de rater l'événement ! Pas question surtout d'être séparés. Deux petits bits, un « 0 » et un « 1 », ça ne va pas l'un sans l'autre, ça vit ensemble. Ils appartiennent à cette espèce bizarre qu'on appelle des « Binary digit« . On dit « bit« . Ça va plus vite, et ça permet de ne pas se mêler les pinceaux dans le jargon informatique. Tom, c'est un « zéro ». Une bonne tête brune. Des yeux noirs qui roulent dans tous les sens. Il est toujours le premier à savoir ce qui se passe. Il connaît toutes les passerelles des disques durs, il ne rate jamais une occasion de partir à l'aventure. Par contre, Kim, c'est un « 1 « . Un gentil petit « 1 », bien blond, bien droit, toujours souriant. Il ouvre de grands yeux bleus. Pas vraiment rapide, plutôt nonchalant, malléable aussi. Il ne se précipite pas, il se laisse aller sur la toile.

_ Mais la loi de la séquence informatique est ce qu'elle est. Sans Kim, pas de Tom. Sans Tom, pas de Kim. En électronique, on dit aussi que le « 0  » est ouvert, et que le « 1 » est fermé. En magnétique, on trouve que le « 0 « est un pôle positif, et que le « 1 » est négatif. Par contre, en logique : le « 0 » a toujours faux ! Ce qui ne veut pas dire que Tom est un menteur. Et le « 1 » dit toujours vrai. Ce qui ne veut pas dire que Kim a toujours raison. On s'y perd. Mais pour nos deux amis, c'est une confusion jubilatoire ! Ils éclatent de rire, et ils en remettent une louche : ils se racontent l'histoire du Ying et du Yang. En chinois, dans le texte. Ils parlent d'ailleurs toutes les langues. Ils sont toujours à l'aise, que ce soit à Paris, à Shangaï ou à Rio de Janeiro.

_ Tiens, Rio, justement… Le carnaval. Tom s'y verrait bien tout de suite, mais il va devoir attendre. C'est au mois de mars. Il l'a déjà fait, il adore ça. La samba, ça le connait. On lui a même demandé un jour de servir de guide à Copacabana pour un car entier de touristes : des « bits » du Danemark ! Mais, pour le moment, ce n'est pas du tout là qu'ils se réveillent. Ils sont à Paris. Au 4° étage dans bel immeuble de la rue de Vaugirard. Il est dix heures du soir, et le propriétaire de l'ordinateur qui les héberge vient de rentrer.

_ ? Kim, dépêche-toi, enfin !
_ Comme toujours, Tom est excité, et Kim est à la traîne. Il se passe la main dans les cheveux, il rassemble son bric-à-brac, son mobile et ses crayons, il fourre le tout dans son mini sac à dos. La note où ils sont fixés, ligne 8, douzième mot, est destinée à un supérieur hiérarchique. C'est écrit en haut à gauche : « à Herbert Spandauer, 138, Karl Liebknecht-strasse, Berlin »
_ ? Vite, Kim, vite !
_ Tom insiste. Il voit le regard tendu du jeune cadre en chemise, qui vient d'allumer le PC. Les messages surgissent toujours les uns derrière les autres. Il y a bien eu une courte pause, pour envoyer de la musique dans les baffles. Mais, cette fois, ça ne va pas tarder. Un mot gentil, une brève explication pour illustrer son propos : « nous avons le soutien des associations de consommateur« , un salut laconique en fin de message. Il va transférer la note à Berlin !

_ Kim arrive enfin au bord de l'écran. Il a voulu troquer son petit gilet gris, contre un grand pull bariolé. C'est du plus bel effet. Sauf que, maintenant, c'est tout sauf une valeur binaire : c'est un arlequin à tête blonde !
_ ? Tu exagères, dit Tom. Ça va faire classe, à Berlin, tiens !
_ Mais il n'insiste pas. Pas question d'aliéner leur solide amitié, pour une querelle de bouts de ficelle. Le cliquetis du clavier est de plus en plus rapide. Pas de souris. C'est le frôlement de l'index qui guide le pointeur. L'homme est concentré, c'est le type même du cadre dynamique, impatient d'agir. Derrière lui, un immense tableau d'art moderne lance des lignes bleues et rouges sur fond blanc. Coloré, mais incompréhensible. Le plateau du bureau, lui, est quasiment vide, soigneusement dépoussiéré. Pas de crayons, ni de stylos. Le blackberry est à portée de main. On est en wi-fi. Tout va très vite.

_ ? Ça y est, dit Tom !
_ Ils s'agrippent l'un l'autre, ils s'arc-boutent à leur ligne 8, dans la note de synthèse. Une jeune femme appelle dans la pièce voisine : « Tu viens, chéri ? » Un clic, l'adresse mail est posée. Un autre clic : la note est attachée.
_ ? Waaaooouuuuhhh ! lance Tom, c'est parti !
_ Kim regarde autour de lui. Il observe les lettres, les mots, qui les précèdent.
_ ? Tout est en ordre, pense-t-il, pas de bug, pas de bizarrerie dans le message. C'est bon.
_ Il se crispe sur le dos de Tom. Un dernier clic, ils sont basculés.
_ Le web défile à la vitesse de la lumière. Pas le temps de regarder le paysage.
_ Un grand choc. Ils sont arrivés.

_ ? Ça va Tom ?
_ Ils sont un peu sonnés. Pour le coup, c'est Kim qui prend l'initiative. C'est qu'il l'aime bien, son Tom. Il ne voudrait pas le perdre. Il scrute son visage.
_ ? Ça va, répond Tom, le regard brusquement tendu. Mais c'est quoi, ce bazar ?
_ Il a repris ses esprits, il voit les autres « bits » se mettre en place dans le nouveau disque dur. L'espace est ici bien plus grand. Mais quel capharnaüm ! Il y a des lustres que la défragmentation n'a pas été lancée. Ils côtoient des morceaux de dessin, des bouts de vidéos mal enregistrés, des photos de plage, des programmes esquintés qui ne servent plus à rien. Leur note reste pendue au message, elle risque bien de ne pas être ouverte de sitôt. Ils s'approchent de l'écran. Et tous les deux ouvrent des grands yeux, ronds comme des soucoupes… Du diable si ce qu'ils voient ressemble à Berlin…

_ La suite au prochain concours…

Nouvelle 024 _ Maladie contagieuse

Malgré les réticences de mes parents, j'avais obtenu, de haute lutte, la permission de partir avec les guides de France, en camp de vacances, l'été de mes seize ans.
_ Hélas, le matin du jour J, je me réveillai fiévreuse. Un bouton bizarre, au sommet nacré, pointait dans mon cou. Il fut bientôt rejoint par quelques autres sur mes bras et mes jambes… Le diagnostic fut rapidement porté par ma mère : j'avais attrapé la varicelle ! A son appel le médecin se déplaça jusqu'à chez nous, il confirma ses dires et ajouta même, d'un air admiratif, que c'était une « belle » varicelle. Ma vie s'écroulait, j'allais être défigurée à tout jamais et cet homme osait prononcer ce qualificatif avec une sorte de jouissance! Je crus un instant qu'il allait me prendre en photo pour illustrer un prochain livre de médecine !
_ Naturellement, cela entraîna immédiatement l'annulation de mon départ. Certaines de mes amies me plaignirent sincèrement mais je n'obtins aucun soutien psychologique de la plupart d'entre elles. M'imaginer couverte de boutons colorés en rouge par l'éosine provoqua chez plusieurs détestables filles une vision jubilatoire! Heureusement pour elles, je ne sus que plus tard qu'elles s'étaient amusées ensemble et sans retenue de mon malheur !
_ J'avais seize ans, mon été était gâché, je sombrai donc dans le désespoir le plus profond. J'infligeai à ma pauvre mère quelques séquences mélo dramatiques mémorables !
_ Je portais sur mes épaules toute la tristesse du monde. Maman qui endurait jusque là mes états d'âme pensa, au bout de quelques jours, qu'il convenait d'agir. Une adolescente grincheuse (pléonasme ?) qui s'ennuie et tourne en rond cela devient rapidement insupportable. Malgré mon caractère difficile et peu malléable elle me proposa assez fermement une solution à mes problèmes.
_ ? Lis et cela ira mieux, tu verras, m'affirma-t-elle.
_ ? Bof ! fut la seule réponse qu'elle obtint.
_ De quoi se mêlait-elle, me révoltai-je intérieurement.
_ La lecture, si elle ne me rebutait pas totalement, était, dans mon esprit, davantage synonyme de travail scolaire que de plaisir. « Lire » et « été » me semblaient deux termes totalement antinomiques. Cependant, je vivais à une époque où la télévision ne fonctionnait pas vingt quatre heures sur vingt quatre, où Internet n'existait pas et où les jeunes ne s'envoyaient pas des SMS à longueur de journée, faute de téléphone mobile… Le choix des distractions étant limité je m'inclinai et après maints palabres j'acceptai de mauvaise grâce cette idée.
_ ? Mais c'est toi qui va me chercher des livres à la bibliothèque car il est hors de question que je sorte avec une tête pareille, lui demandai-je d'une voix geignarde.
_ ? D'accord, me répondit-elle, certainement soulagée par mon consentement. Qu'est-ce qui te fait envie?
_ ? Je ne sais pas, ce que tu veux…
_ Maman partit donc à la recherche de romans susceptibles de redonner un peu de joie de vivre à une pauvre déprimée. Elle me rapporta « La gloire de mon père » et « Le château de ma mère » de Marcel Pagnol. Toujours aussi aimable, je ronchonnai en marmonnant que c'était des livres pour gamins et que cela ne me plairait pas. Elle me planta là sans autre commentaire. Je feuilletai les bouquins nonchalamment puis commençai sans même m'en apercevoir la lecture du premier.
_ Quatre heures plus tard, j'entendis mes parents m'appeler pour le dîner. Je n'avais pas vu le temps passer. Le roman était quasiment achevé et je n'avais plus qu'une idée en tête entamer le suivant. Je quittai la table sans attendre qu'ils aient bu leur café, trop impatiente de retrouver les aventures du jeune Marcel !
_ Le lendemain, je terminai le deuxième livre vers quinze heures.
_ Or, durant les vacances, la bibliothèque n'ouvrait que le jeudi et le samedi. Nous étions dimanche, il me faudrait attendre quatre jours pour avoir le plaisir de troquer ces livres contre de nouveaux. Cela me parut impossible ! Heureusement, ma mère était une grande lectrice. Elle m'ouvrit un placard où je découvris des richesses insoupçonnées et abondantes. Sur ses conseils j'emportai finalement « Vipère au poing » d'Hervé Bazin et je m'installai dans le jardin, un verre de grenadine à portée de main. J'attaquai la première page…..
_ A partir de ce jour, la passerelle surplombant la voie ferrée, raccourci vers la bibliothèque, me vit déambuler fréquemment, le sac à dos rempli de trésors vite dévorés.
_ Je passai toutes ces semaines sur un petit nuage. Je ne vivais plus que pour lire. J'étais tellement insatiable qu'il m'arriva de m'étonner de l'absence du personnage principal du roman, dans le chapitre en cours, pour m'apercevoir soudain que celui-ci appartenait au livre précédent !!
_ Finalement, à aucun prix, je n'aurais aliéné ce mois de lecture contre le camp de vacances initialement prévu!
_ A tel point que, sur l'agenda de 1966, dans la case « notes de juillet » j'ai écrit ces quelques mots:

Mois extra : beaucoup lu !

Nouvelle 025 _ Inspiration

_ Un café noir fumait devant moi. Les volutes odorantes du moka flattaient mes narines avant d'aller s'enrouler langoureusement autour de reproductions de mobiles de Calder suspendues au plafond. L'une d'elles représentait un poisson multicolore, étrange, mais amusant dont j'enviais à son auteur la fantaisiste créativité. En tout cas, ça mettait de la couleur dans le gris de mes pensées. J'étais donc là, assis depuis un bien long moment et j'en étais à ma troisième tasse. Déjà.
_ J'étais sorti de l'appartement quelques heures auparavant. Je n'en pouvais plus de courir en rond après des idées qui ne voulaient pas montrer le bout de leur nez. Il fallait que j'agisse, que je bouge, que je fasse quelque chose et vite.
_ Alors, j'avais enfilé la veste de mon vieil ensemble de tweed élimé que j'affectionnais tout particulièrement lorsque l'arrière-saison estivale et ses premières brises fraîches commençaient à faire tomber des feuilles jaunies annonçant la proximité de l'automne. Je m'étais mis à divaguer au hasard, à me mêler dans la foule des gens, à la recherche d'un graal hypothétique. J'avais toujours cru que ma matière grise était suffisamment prolixe pour me sortir de situations de désespérante béance. Puis de guerre lasse, je m'étais réfugié dans ce café de la rue Blanche en espérant m'éclaircir les idées lors d'un tête à tête avec un petit noir.
_ J'en étais donc à mon troisième et rien ne venait. J'avais l'impression que la doucereuse fumée pénétrait mon esprit pour mieux l'aliéner. Moi qui espérais trouver un soutien réconfortant dans ce breuvage chaud et fort, j'en étais pour mes frais. J'aurais troqué n'importe quoi contre un déclic salvateur qui aurait enfin décongestionné mon imagination. Mais rien, désespérément rien. Je n'étais pas Faust et Méphisto n'était pas au rendez-vous. Diable !
_ Pourtant, à la table d'à côté, un groupe s'étalait en palabres jubilatoires. Je les écoutais en espérant qu'une de leurs anecdotes décoincerait mes synapses ankylosés. L'histoire de cette pauvre demoiselle qui s'était retrouvée coincée au beau milieu d'une passerelle aux planches vermoulues parce qu'un guide à moitié fou leur avait fait prendre un chemin de traverse lors d'un trek dans les Andes m'avait un temps séduit. Mais je restais inexplicablement sec. Et aucun appel à un ami possible. Quant à mon dernier mot… Il eût d'abord fallu que je trouve le premier.
_ Pour couronner le tout, la radio diffusait une chanson de circonstance illustrant bien mon état d'esprit du moment. « C'était la dernière séquence, c'était la dernière séance, et le rideau sur l'écran est tomb酫 . J'étais au désespoir. J'avais le moral au fond de mes chaussettes noires et Monsieur Eddy m'y enfonçait un peu plus. Oui. J'avais décidément l'impression que le rideau s'était définitivement abattu sur ma pauvre imagination. Et je demeurais immobile, attablé devant ce vaste désert blanc au format A4 posé à côté de ma tasse. Immensité vierge d'une platitude infranchissable… Et les mots que je trouvais habituellement si délicieusement malléables sous la plume de mon stylo ne voulaient pas venir.
_ Et puis, soudain ! Elle me vint, limpide, évidente ! Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt. Mon sujet était là depuis le début. Il me tendait les bras de son infini néant : la terrible angoisse de l'écrivain face à sa page blanche !

Nouvelle 026 _ A vouloir entrer dans le monde du net

A vouloir entrer dans le monde du net, forcément on doit franchir la passerelle d'une certaine réalité pour en rejoindre une autre. On agit ainsi dans une sorte de brouillard étrange où l'on se perd très vite sans un guide aguerri dans l'art de vous perdre plus vite encore…
_ Me voila donc ce matin là avec la boite miracle qui allait me permettre de prendre toute la mesure des nouvelles dimensions du virtuel, virtuel dites-vous ? Je la regarde perplexe, elle est toute blanche et porte le nom de « tout est possible » oui évidemment, quel autre nom aurait on pu lui donner ?
_ Je sors très lentement le mode d'emploi et tout un tas de chiffres, de codes, d'adresses étranges me sautent a la figure, l'air de dire – Ah tu l'as voulu et bien sers toi maintenant, si tu l'oses, surtout si tu peux !
_ Décidée à agir contre cette sensation de désespoir qui nous saisit parfois devant l'infinie complexité de cette simplicité déroutante (vous me suivez toujours la ?) je rétorque – Yes I can ! et je feuillette une a une les pages auxquelles bien sur je ne comprends rien…
_ C'est là qu'on imagine le plaisir jubilatoire des auteurs de ces notices, en pensant aux visages décomposés des postulants au net.
_ Vous me direz bien sur que je suis particulièrement nulle dans le domaine, ce à quoi je vous répondrai – Je le sais, mais ne suis-je pas ici pour apprendre ? Comme quoi on a beau avoir l'intention on n'en a pas forcément les moyens…
_ Le temps me parut bien long ce jour là… L'appel que je lançai via l'opérateur dont je dépendais me parut comme une descente aux enfers, nouvelle version.
_ ? Vous branchez la fiche XY et vérifiez que le routeur est bien dans position axiale correspondant à l'alignement de votre référence première…
_ ? Oui mais comment savoir si cela correspond à l'interface dont vous me parliez tout à l'heure ?
_ Nous en sommes au stade où je griffonne tout et n'importe quoi, dans une sorte de frénésie mêlant, mots, dessins pour illustrer du mieux que je peux les explications incantatoires de ce monsieur répondant au doux prénom de Mathieu…
_ ? Avez-vous compris madame, ce n'est vraiment pas compliqué, il suffit de suivre le mode d'emploi, je sais que cela peut paraître un peu rébarbatif au premier abord, mais je vous assure, ensemble nous parviendrons sans nul doute à dépasser l'appréhension bien compréhensible générée par ce nouveau mode de communication.
_ J'avalai d'un trait la quatrième tasse de café de la matinée, le dénommé Mathieu continuait de me délivrer ses directives, précises certes, mais totalement mystérieuses pour moi.
_ Dites moi pourquoi quand on cherche quelque chose on ne le trouve jamais, des câbles jonchaient mon bureau, je lorgnai d'un œil noir la magnifique boite blanche qui restait stoïque dans son refus d'allumer les bonnes couleurs… je suis sure que vous comprenez ce dont je parle
_ ? Ça clignote rouge ! Dis-je un rien énervée après plus d'une demi-heure de palabres insensées
_ ? Ça devrait marcher, si vous avez suivi mes indications …
_ ? Vous devriez vous adresser directement a la boite miracle, elle saurait surement comment faire les branchements elle !
_ Bon c'est vrai je dois reconnaitre que je commençais légèrement à perdre le contrôle. J'aurais fait n'importe à ce moment pour troquer mon ordinateur et toutes mes ambitions pour le mode d'emploi, même en chinois d'un four micro ondes…
_ Mais bon j'avais voulu tenter l'aventure, alors foi de femme moderne dussé-je aliéner les dernières pensées lucides que mon cerveau contenait encore, j'irai sur la toile, je l'aurai ma connexion, je l'aurai !
_ Heureusement l'heure de midi arriva et le technicien en question me dit gentiment de le recontacter dans l'après midi, me recommandant de reprendre du début, tout en m'aidant du livret.
_ Et je m'acharnais à lire, a relire, encore et encore les instructions, mêlées a celle de la feuille qui a cette heure ressemblait a un monstre de lettres furieuses galopant en tous sens…
_ Je débranchai, vérifiai la séquence de la fameuse interface dont le mot seul restera a jamais gravée dans ma mémoire… quand a 13h49 malgré tous mes efforts le clignotant resta rouge et mon écran afficha
– Cette connexion, a une connectivité limitée ou inexistante, je crus vraiment entendre dans mon crâne la phrase suivante :
_ ? Le compte a rebours est lancé, dans 3 minutes le système interne de cet humain connaitra une implosion impliquant la destruction instantanée de toutes les connections neurales permettant un fonctionnement normal de l'organisme.
_ Une vision fulgurante s'imposa à moi, je vous jure je le vis, là devant moi, écran ironique qui en plus parlait anglais. Mon moi virtuel alors se leva, prit l'écran dans ses mains et le pressa, jusqu'à le rendre malléable comme une pâte à modeler, lui donna la forme d'un visage humain. J'entendis une voix sortie de ce monde que je venais à peine d'aborder et qui déjà me dédoublait
_ ? Connecte toi ou je t'explose « la tronche » jusqu'à ce que tu ne connaisses plus ton nom !!
_ Quand je recouvrai un peu mon calme l'écran était toujours là… La boite aussi, mais elle je ne la regardai pas…. Beaucoup trop dangereux, le rouge peut avoir des effets néfastes sur la santé…
_ 14 heures pile je rappelle. Cette fois une certaine Lydie me répond
_ ? Je suis désolée madame mais Mathieu est en déplacement a l'extérieur…
_ ? Passez moi quelqu'un d'autre dans ce cas, j'ai besoin d'un soutien logistique immédiatement, question de survie comprenez vous ?
_ Vous vous rendez bien compte, que j'avais largement dépassé les limites de la courtoisie, j'étais comme une enragée qui veut manger une glace à 4h du matin et qui ne trouve rien d'ouvert, je suis sure que vous connaissez cette sensation.
_ Finalement on me mit en contact avec un certain Patrick, d'une politesse exemplaire, d'un calme non moins remarquable compte tenu de l'état dans lequel je me trouvais.
_ Après avoir revu tout du début à la fin il s'exclama soudain – Mais avez-vous branché la fiche N2AT dans l'interstice prévu à cet effet ?
_ ? Ah pour brancher oui j'ai branché, mais on ne m'a pas parlé de ça…
_ ? Regardez dans le quit d'accompagnement, elle y est surement…
_ Ce que je fis, et elle était bien la, encore emballées dans son film plastique
J'entendis comme un grand soupir à l'autre bout du fil.
– Branchez le et attendez, je pense que ca devrait marcher à présent…
_ J'exécutais religieusement ses instructions et posai mes yeux sur la boite blanche… d'un coup tout s'alluma vert avec juste un point bleu en bout de ligne puis tout s'éteignit… un point vert apparu, puis un autre, vint le moment ou le point rouge abhorré entra en scène, clignotant comme un phare destiné a couler les bateaux en perdition, en l'occurrence moi, puis d'un coup il devient orange, clignotant toujours comme un clin d'œil sournois. Et là ce fut miraculeux, il devint vert et fixe.
_ ? Voila madame, vous êtes connectée à internet.
_ Je restais à fixer mon écran qui désormais m'ouvrait la porte du monde, épuisée.
_ Ce jour là fut un grand jour, j'installai Messenger, je vous épargnerai les détails et mon premier mail fut pour mon mari, en déplacement professionnel. Je terminai celui-ci en concluant :
_ ? Je t'envoie un sms sur le mobile pour savoir si tu as reçu mon mail, bisous.

Nouvelle 027 _ Elle et Lui

Ils se sont reconnus longtemps avant les maîtres. Bien élevés, répondant facilement aux injonctions, ils ont le privilège des promenades libres de laisse. Aujourd'hui, le hasard du vagabondage les a amenés sur le même trottoir.
_ Alors que Venga, labrador femelle au poil noir ras et luisant, fuit l'étroitesse du trottoir de la rue Fouchet et pointe son museau dans la rue Jack London, Nemo, berger allemand mâle, pelisse aux tons dégradés du café au café crème, quitte avec nonchalance la rue Tristan et Yseult. Son objectif, le lampadaire près de l’abribus de la rue Jack London et ses effluves toujours renouvelés. Une bonne centaine de mètres les sépare. Sur cette portion, le trottoir est large, divisé en une bande bitumée et une allée de sable et de graviers. Tous les dix mètres, un buisson de chèvrefeuille à l’odeur envahissante, qu’un canevas de fils métalliques protège.
_ Dans un ensemble parfait, Nemo et Venga lèvent la tête et la tournent dans la direction de l'autre. Le croisement des regards claque comme le pistolet au départ d'une course. Une course toute en muscles qui les jette l'un vers l'autre. »Venga ! » »Nemo ! »Appels parallèles, semonces dérisoires. Un dernier saut pour le freinage, l’arrêt instantané arc-boute leurs pattes de devant. Corps parallèles, tête bêche, les narines se dilatent pour une vérification superflue. Il y a des odeurs qui ne trompent pas ! Puis ils se font face, les haleines se mêlent, les respirations s'accélèrent, les joues se frôlent et les pattes tremblent.
_ Florence et Arnaud n'ont pas bougé depuis que Nemo et Venga les ont quittés. Passé l'effet de surprise – Nemo, Venga d'ordinaire si malléables, si obéissants – ils ont identifié le camp d'en face et mesuré l'embarras de la situation. Feignant l'indifférence, ils demeurent un instant étrangers à la scène avant de renoncer à l'espoir d'un retour spontané. Ils concentrent alors leur regard sur la danse. »Venga, viens, dépêche-toi ! » « Nemo, vite, on rentre ! » Les danseurs restent sourds, enlacés comme jadis dans l’allée du jardin de la maison de banlieue. Ils n’ont pas oublié. Trois ans d’exil, trois ans déjà ! Ils projettent leurs pattes de devant, se maintiennent en position debout sur les pattes arrière. Ils prennent appui chacun sur la poitrine de l'autre, la soumettent à un déluge de caresses rapides. Balancement jubilatoire du sur-place de la danse. A intervalles réguliers, comme répondant à un signal connu d'eux seuls, les deux corps s'immobilisent, tendus, solides. Fraîcheur des coups de langue comme était fraîche la pelouse d'avant les palabres, d’avant la peur d’aliéner sa liberté, d’avant la séparation et le déménagement loin de la maison de banlieue : Florence et Nemo étaient partis d'un côté, Arnaud et Venga de l'autre.
_ Les mentons se relèvent. Par des coups d'oeil à la dérobée, Arnaud et Florence exercent cette autre manière de mesurer le temps qui illustre l’absence. »Il a minci ! » « Elle se maquille maintenant ! » Nemo tourne sur lui-même en reculant devant Venga qui avance. Puis ils troquent les rôles et c'est son tour à elle de pirouetter devant Nemo, dont les pattes mobiles semblent applaudir. Florence tape dans ses mains : »Nemo, je m'en vais, viens ! ». L’annonce du départ tire Arnaud de sa torpeur. Il tourne brusquement la tête et regarde Florence droit dans les yeux. »Reviens ! »Il frissonne dans la douceur des paroles simples, croit percevoir un mouvement de tête. Serait-ce le signe d'une oreille attentive ? Et ce bouquet de rides, s’agit-il de l’éclosion d’un sourire ? Il baisse les yeux puis chuchote comme pour lui seul : »Reviens, Venga, reviens ! »
_ Florence pivote, tourne le dos à la scène, seul son regard s'attarde pour juger de l'effet produit par les appels. »Non ! C'est pas vrai ! »Elle n’en revient pas. C’est Venga qui, en quelques enjambées, l'a rejointe et se colle à ses jambes. Nemo, son soutien des jours difficiles, a opté pour le chemin inverse. Elle pense aux séquences risibles des feuilletons de Série B auxquels elle succombe certaines fins d'après-midi frileuses. Elle se rappelle Nemo, étendu à ses pieds sur le tapis, des ondes de chaleur traversent son corps. Florence se penche sur Venga, lui caresse doucement le museau, le cou, le flanc. Venga, d’un mouvement de la tête, lui signifie qu’il est temps de partir. Florence se redresse, embrasse des yeux la rue Tristan et Yseult, son asphalte écorché, son dos d’âne, sa passerelle pour piétons et le virage en épingle à cheveux. Sans se retourner, elle se remet en marche. Venga, son nouveau guide, n'en a pas oublié le rythme.

Nouvelle 028 _ Invitation

Bonjour Madame,
_ Monsieur,

_ Le temps des palabres est révolu, rejoignez-nous; il ne manque plus que vous. Il est maintenant temps d'agir, nous avons besoin de vous pour la construction d'un monde juste. Troquez votre ancienne vie dans laquelle vous étiez malléable contre une vie où vous serez proactif.
_ Nous ne vous illustrerons pas l'état du monde, vous le connaissez très bien. La société dans laquelle vous vivez est aliénante, ressaisissez-vous! Mêlez-vous au monde, vous en faites partie tout de même!
_ Vous êtes votre propre guide, n'attendez pas qu'on vous dise quoi faire.
_ Nous sommes une passerelle, servez-vous de nous pour créer un monde dans lequel la justice règnera. N'oubliez pas que tout est en constant mouvement, et soyez mobiles, puisque lorsque les changements se feront sentir, vous devrez être prêt. Vous verrez, ce Nouveau Monde sera littéralement jubilatoire. Il sera équitable pour chacun d'entre nous.
_ La séquence des évènements qui s'ensuivront, une fois que vous aurez fait votre choix ou non, est imprécise. Sachez simplement que cette lettre est un appel à changer le monde dans lequel vous vivez. Ensemble, nous réussirons.
_ Merci pour votre soutien.

_ Je déposai mon café et la lettre dont je venais de terminer la lecture. Malgré le peu de mots de la lettre, j'avais été séduit par le message. Par contre, je me demandais qui avait bien pu me l'envoyer. C'est alors que je remarquai la présence d'un petit logo sur le coin supérieur droit de la page. Un tout petit logo sur lequel je lis six lettres : Oxfam.

Nouvelle 029 _ Balade nature

Sur les pas du guide ensemble nous partirent, le cœur vaillant certes,
_ mais non trop point au courant du parfum sublime de cette aventure.
_ L'ascension ne comportait pas de difficultés particulières :
_ certains d'entre nous avaient déjà troqué le short au pantalon.

_ Le soleil était au rendez vous, qui mêlait ses rayons aux sous bois
_ encore de brume matinale emplis.
_ Grandiose impression presque jubilatoire que de nous sentir
_ nous enfonçant dans ce matelas de coton transpercé nous entourant.

_ La colonne avançait aux détours de lacets malléables
_ tronqués de raccourcis abrupts imprévus.
_ A la sortie de la forêt nous apparurent les rochers élancés nus.
_ Envoutant était le buste accueillant de cette sirène naturelle.

_ Au fur et à mesure de notre progression le grondement d'un torrent se faisait insistant ;
_ je me sentais aliéné par l'appel de cette beauté ainsi dénudée.
_ Comme pour mieux en apprécier d'en haut la splendeur
_ une passerelle de bois ajustée avait été posée.

_ Il m'arrive d'imaginer cette séquence et je voudrai pouvoir l'illustrer ;
_ seule comparaison possible que le galbe de votre poitrine
_ n'ayant pour seul soutien à titre de passerelle
_ que ce bustier de dentelle brodée qui vous sied à merveille

_ Cet artifice mobile nous permit d'avancer pour suivre
_ désormais cette courbe de niveau tant attendue.
_ Nos pieds endoloris par quatre heures de marche s'aventurèrent désormais
_ pour un doux massage dans le creux de vos reins.

_ Point de palabre ; il fallait nous aventurer plus avant
_ tandis qu'au loin, d'ensoleillée, je ne distinguais plus qu'une silhouette
_ sublimée par les tourments de l'orage grandissant.

_ Le café nous attendait à vos pieds ; nous devions agir
_ et quitter votre douce peau pour nous enfoncer
_ dans votre jupe pourpre de feuillage frémissant déjà au souffle du vent.

Nouvelle 030 _ La passerelle

C'est quand elle fut sur la passerelle que le doute l'assaillit de nouveau.
_ Derrière elle : le boutre qu'elle quittait, les cargos rouillés, la mer rouge, les îles Dahlak, leurs fonds sous-marins et ces quelques jours de camping avec des connaissances d'Asmara, des expatriés comme elle. Une pause jubilatoire. La première depuis bien longtemps.
_ Devant elle : le quai, la ville de Massawa, la montagne et tout là-haut le plateau, Asmara, Afabet, le regard encourageant des femmes, le cérémonial des trois jus de café, les palabres sous le manguier, la fraicheur du centre de santé, mais aussi l'insalubrité, les cris, les accouchements dans le couloir, la méchanceté parfois même le racisme entre ethnies.
_ Elle était venue en Erythrée pour agir ; les horreurs que Massimo lui avait contées de cette dictature oubliée avaient résonné comme un appel. Elle était de ceux qui croient que chaque geste compte, que l'accumulation des petits cailloux forme une montagne et que chaque vie est importante. Et plus que tout, elle était révoltée par l'injustice et l'arbitraire. Ce premier poste en Erythrée lui permettrait de s'illustrer, enfin. De troquer sa vie insignifiante et routinière contre une vie pleine d'action et d'imprévus.
_ Massimo avait été bien plus qu'un guide. Dès le début, il l'avait prise sous son aile, lui avait décrypté les rouages du centre de santé, les personnes ressources, les non-dits, les réactions des patients qui semblaient si singulières pour qui vit en démocratie. Il était à ses côtés dans les coups de bourre comme de blues ; ensemble, ils étaient une équipe, une vraie. Mais maintenant qu'il était parti au bout du globe, elle n'avait plus de soutien : personne pour décompresser le soir, pour partager les petits plats et refaire le monde sous les étoiles.
_ Elle s'en rendait bien compte maintenant, depuis qu'il n'était plus là, elle s'était acharnée à son travail, quitte à s'y aliéner. Elle avait perdu ce recul si précieux pour une infirmière humanitaire. Il faut dire que l'agonie de Maria avait été particulièrement éprouvante. Savoir qu'elle aurait pu être en vie si l'Erythrée n'avait pas été une dictature. Cette séquence restait gravée dans sa mémoire. Dès qu'elle fermait les yeux, elle voyait le regard implorant de Maria, un regard doux auquel se mêlait une force, un courage. Maria. La belle Maria. La tête haute, les traits fins, le nez droit, une taille de guêpe, un sourire étincelant et le regard fier de la véritable tigrinyane. Maria, son amie. Maria qui avait déjà connu l'inacceptable : son mari retrouvé mort en plein désert dans un container pour avoir voulu quitter ce pays, puis la prison et son lot d'horreurs où elle avait croupi en guise de représailles. Maria ne lui avait pas tout raconté, elle n'en avait pas eu la force et puis c'était sûrement trop dangereux. « Ils sont partout, ils t'espionnent, ils savent. Ne pas trop parler, ne pas trop se montrer, ne pas se faire connaître. C'est pour ça que je ne viendrai pas accoucher dans ton centre : pas de recensement du bébé donc pas d'existence légale et pas d'enrôlement. Mon enfant ne sera jamais réquisitionné, ni pour mourir au front, ni pour nourrir le système de la dictature pendant 50 ans. Il ne sera pas de la chair à canon, malléable à la moindre décision de ce gouvernement. Il restera avec moi et mon lopin de terre. » Complications à l'accouchement. Sa résistance lui avait couté la vie.

_ La sonnerie de son mobile la sortit brutalement de ses souvenirs. Paul, le responsable de médecin du monde à Asmara. Sûrement à propos de la réunion sur les bilans, se dit-elle.
_ Elle fit un pas vers le quai. Devant elle : des containers de toutes les couleurs, des grues marrons, des cuves de gaz, des remorqueurs, un navire militaire, des baraques de bois, bric, broc et tôles, des hangars rouillés, quelques hôtels en construction et au fond, comme une trame bleutée, la montagne. Tout là-haut, elle y devinait Asmara et ses jacarandas, sa cathédrale et ses glaces italiennes, Afabet et ses acacias, ses cases et son centre de santé, l'Erythrée et son café, ses peuples fiers et sa dictature. Elle sentit qu'elle n'avait plus la foi, qu'elle n'avait plus l'énergie suffisante pour retourner travailler au centre de santé. Il était peut-être temps de changer. Paul comprendrait bien.
_ Elle prit une grande inspiration et décrocha.

Nouvelle 031 _ Myco-rêve

_ Enfin ! L'heure de la grande migration avait sonné ! Tous les champignons marins devaient se rendre dans la mer du Plaisir pour s'y reproduire. Les champignons mâles vivaient dans l'hémisphère nord, tandis que les femelles préféraient regagner l'hémisphère sud après la ponte. La mer du Plaisir, véritable passerelle jetée entre les deux sexes, restait donc le seul endroit de la planète où la reproduction des champignons était possible. Cependant, le périple était parsemé d'embûches : les champignons devaient parcourir plusieurs milliers de kilopieds, chasser un gibier souvent trop rare, échapper à toutes sortes de prédateurs féroces avant de pouvoir s'ébattre ensemble dans la mer du Plaisir.
_ Ce jour-là, la larve champignon Bob ressentit l'Appel dans toutes les fibres de son pied. Bien sûr, les champignons ne se donnent pas d'autres noms que Moi, Elle, ou l'Autre. Comme nous n'arriverons pas à les distinguer ainsi, pour la bonne cause, nous les baptiserons de noms bien humains. Mais reprenons…
_ Ce jour-là, la larve champignon Bob ressentit l'Appel dans toutes les fibres de son pied. Il freina immédiatement, au grand soulagement de la feuille de laurier qu'il poursuivait. Un instant, il s'interrogea sur la nature de ce message que ses mycormones lui envoyaient, puis comprit. Bob se laissa envahir par l'excitation, qui se traduisit aussitôt par une nage circulaire et jubilatoire. Le Grand Voyage allait enfin commencer ! À lui les vastes océans, à lui les tomates papillons bien juteuses, les grains de café sauvages et surtout, à lui les petites femelles champignons. Mais, à quoi pouvaient bien ressembler ces dernières ? Lors de la palabre d'automne, un Ancien lui avait raconté que les femelles ressemblaient assez aux mâles, hormis un long voile translucide qu'elles traînaient derrière elles à la saison des amours. Cette description relevait, de l'avis de Bob, de la pure affabulation, mais les Anciens étaient quelque peu connus pour leur sénilité. Bob, lui, voyait plutôt les femelles petites, gracieuses, avec un long pied recourbé, ondulant lascivement dans l'eau. Mais entre lui et ces dernières se trouvait tout un hémisphère.
_ D'ailleurs, pourquoi attendre ? Autant agir tout de suite ! De son pied mobile, Bob se propulsa vers le sud, choisissant un méridien comme guide. Direction, la mer du Plaisir.
_ Bob progressait à bonne allure et entrevoyait parfois au loin d'autres larves champignons qui voyageaient en groupe. Il lâcha un petit nuage de mycormones dédaigneuses : il n'avait pas besoin de leur soutien. Détendu et sûr de lui, il ne vit pas la courgette tueuse fondre sur lui, toutes pépins acérés dehors. Inconscient du danger, Bob contourna une bulle inopportune et les pépins claquèrent dans le vide. Alerté par les remous soudains, le champignon marin accéléra brutalement, au risque de mêler son mycélium aux récifs de poireaux voisins et laissa le prédateur sur place.
_ Échaudé par cette expérience, Bob jugea qu'il avait eu tort de s'illustrer en voyageant en solitaire. Mieux valait troquer le prestige qu'il aurait gagné aux yeux des femelles en parvenant, seul, dans la mer du Plaisir contre l'assurance d'arriver en un seul morceau. Était-ce la peur éprouvée devant la courgette tueuse ou l'eau se réchauffait-elle graduellement ?
_ Bob rejoignit le premier banc de champignons qu'il rencontra. Celui-ci était organisé selon une séquence bien particulière : les larves se déplaçaient en un triangle compact qui, soudain, éclatait pour se reformer un peu plus loin, avec de nouveaux champignons à sa tête. Bob se lia rapidement d'amitié avec l'autre Bob qui avait un chapeau malléable qu'il façonnait à volonté pour imiter les fraises carnivores ou tomates bedonnantes qui étalaient dignement leur grand âge. Mais ils s'aliénèrent bien vite les autres champignons par leurs facéties et furent priés de déguerpir séance tenante.
_ Nageant dans une eau de plus en plus chaude, les deux Bob en prirent leur parti et décidèrent de gagner les premiers la mer du Plaisir. Ils imaginaient déjà le chapeau déconfit des autres lorsqu'ils verraient que les deux Bob avaient séduit les plus belles femelles.
_ Ne s'accordant que le minimum de repos, grignotant un peu de persil par-ci ou un peu de curcuma par-là, ils se hâtèrent vers le sud.
_ Alors que la chaleur devenait insoutenable, la mer du Plaisir se profila, étendant ses eaux foisonnantes de verdure dans toutes les directions. Et là-bas ! N'était-ce pas… une femelle ? L'Ancien avait raison, un long voile translucide flottait derrière elle et exhalait des mycormones délicieuses. Rendu fou par l'odeur, Bob se précipita vers la femelle et entama une danse de séduction, jouant de son mycélium avec virtuosité. La femelle, faussement farouche, rétracta son voile avant de se laisser timidement effleurer. Bob, au comble de la béatitude, se prépara à vider sa gonade sur le filet ainsi tendu…

_ ? À la soupe ! cria une voix lointaine.

Nouvelle 032 _ Adversité

A cette époque de ma vie, il me manquait un guide. Je n'avais pas fait les bons choix, et je le savais. En attendant, j'étais en contrat de qualification dans une parapharmacie parisienne, aliénée par mon travail. Heureusement, mon boulot aurait une fin. Je le considérais donc comme une passerelle vers un poste que j'imaginais jubilatoire. J'aurais troqué ma modeste blouse blanche contre un tailleur élégant et provoquant. Ainsi vêtue, je me pavanerais dans les couloirs de ma luxueuse entreprise où je partagerais des moments inoubliables à glousser près de la machine à café avec mes collègues délirants. Cependant, cet avenir qui m'apparaissait idyllique n'étais pas encore pour moi. Pour l'instant, j'arpentais les sous-sol de la maudite boutique, sautillant au-dessus des cadavres de cafards. Tout en hissant les cartons de canettes protéinées sur les étagères, j'échafaudais des plans, j'essayais de mettre en place une stratégie pour me sortir de cet enfer épidermique. Je refusais de me résigner, et, tel un soldat attendant l'appel de son Général, je me préparais en silence à l'affrontement. En effet, j'avais enfin la possibilité d'agir, mais il ne fallait pas compter sur le soutien de mon école de dermo-cosmétiques. Pour tout dire, la directrice de mon établissement me proposait bien un poste médiocre d'animatrice mobile en pharmacie sur la France entière, mais, pour accepter cette remarquable promotion, je devais me dépatouiller moi-même avec ma patronne hargneuse pour rompre mon contrat actuel. Cette tâche s'annonçait délicate. Il allait falloir que j'use de palabres face à cette vieille femme acariâtre qui me menait la vie dure mais pour qui j'éprouvais des sentiments mêlés. Je me souviens de séquences assez évocatrices qui illustrent magnifiquement son personnage. Elle guettait les clientes derrière la porte entrebâillée de son bureau en marmonnant: « Qu'est-ce qu'elle fait celle-là? Elle va finir par l'acheter cette crème?… Depuis le temps qu'elle la regarde! ». Puis, elle finissait par s'élancer dans le magasin à l'assaut de sa proie. Alors, de son meilleur argumentaire enrobé d'un ton mielleux, elle commençait : « Oui, alors, cette crème de jour, elle est très très très bien. ». De toute évidence, sa voix doucereuse ne pouvait couvrir son regard teigneux et agressif. Toutefois, le plus surprenant, était que, mis à part quelques femmes braves et courageuses, l'ensemble de la clientèle finissait, comme un petit enfant épouvanté, par acheter sa camelote. Pourtant, ma patronne avait quelque chose d'attachant ou plutôt de pitoyable. Ce sentiment s'associe dans ma mémoire au souvenir de ses 4 enfants, maintenant adultes, qui la traitaient avec mépris. J'avais l'occasion de temps de temps de travailler avec l'une de ses filles, Déborah, et donc de connaître des journées placées sous le signe de la terreur et de l'humour glacé (mais pas sophistiqué !). Celle-ci s'aperçut bien vite que je n'étais pas aussi malléable qu'elle le supposait et qu'au contact de sa mère, je m'étais déjà endurcie. De ce fait, elle décida, à ma grande surprise, de me considérer comme son amie… mais moi, je décidais de fuir !

Nouvelle 033 _ La raison de vivre

« Chienne de vie ! »
_ Bougonne Luce en s'extirpant de son profond fauteuil.
_ « Fichues douleurs, fichue vieillesse, fichu hiver ! »
_ Marmonne t-elle en se tenant le dos. Elle allonge le bras et éclaire le lampadaire du salon.
Il n'est que dix sept heures et il fait déjà si sombre. Luce a envie d'un café. Elle se sert, puis, sa tasse à la main, vient se regarder dans le miroir, offert jadis par son fils. L'image qui lui est renvoyée est celle d'une vieille dame, à la frimousse toute ridée, dont les grands yeux noirs dévorent le visage. Elle troquerait bien ses soixante quinze ans contre vingt de moins. Mais, elle a beau invoquer les fées du rajeunissement, son appel reste sans réponse.
A propos d'appel, il y a bien longtemps, qu'elle n'a plus eu de nouvelles de son fils unique Mathieu, parti vivre en Amérique, au pays de Walt Dysney. IL voulait mettre en scène des films d'animation ou illustrer des livres pour enfants et souhaitait en faire sa profession. Il a rencontré là bas une charmante jeune femme et ensemble ils ont fondé une famille. Luce est grand-mère mais ne connaît pas ses petits enfants. C'est si loin l'Amérique !
_ Elle rêve parfois d'une longue passerelle qui enjamberait les continents et les mers, pour lui permettre de retrouver les siens. Peter Pan et la fée Clochette seraient ses guides. Mais, hélas, ce n'est qu'un songe.
_ La réalité est toute autre. Elle est très seule, surtout depuis la mort de Charles, son époux.
Au début de la maladie de celui-ci, des amis, des voisins lui ont apporté leur soutien et un peu de réconfort. Toutefois, petit à petit, elle a fait le vide autour d'elle. C'est que, bien qu'elle soit sociable, son caractère n'est pas très malléable. Elle ne souhaite pas que l'on vienne se mêler de ses affaires ! Elle s'est refermée comme une huître et à présent ne voit que peu de monde.
_ Elle a bien essayé au début de son veuvage de s'inscrire à un club. Cependant, elle s'est vite lassée de ces contacts rituels, de ces discussions qui lui ont semblé futiles et dénuées d'intérêt. Que de palabres pour avoir l'illusion d'un peu de chaleur et d'amitié !
Son univers s'est donc réduit à son modeste trois pièces, au facteur qui lui apporte son courrier, à sa voisine de palier qu'elle salue bien poliment lorsqu'elle la rencontre mais qu'elle n'invite jamais chez elle et aux quelques commerçants chez lesquels elle s'approvisionne.
_ Elle reprend du café, se rassoit dans son fauteuil et laisse son esprit divaguer. Elle revoit sa vie, le défilé des souvenirs, séquences heureuses ou douloureuses, tout est là, bien classé dans sa mémoire.
_ C'était hier, sa rencontre avec Charles. Il était à l'époque dans les Gardes Mobiles. Le magnifique bouquet de roses rouges qu'il lui avait offert lors de leur premier rendez-vous, la naissance de Mathieu, tout ce grand bonheur à trois. Puis l'adolescence de Mathieu, ses études, le spectacle jubilatoire qu'il offrait à ses parents lorsque avec ses amis il organisait des soirées costumées. C'est que c'était un joyeux drille son Mathieu ! Il aimait la fête et savait s'entourer de jeunes fous comme lui.
_ Puis, le départ de ce fils adoré, le premier choc, la première déchirure dans ce qui semblait être une longue destinée finement tissée.
_ Enfin, bien des années après, le décès de Charles. Là, encore, elle a dû lutter contre son désespoir, ne pas se laisser aliéner l'esprit par ce nouveau coup du sort.

_ Et sa solitude ! Aujourd'hui, c'est la grande déprime. Elle n'a plus aucune raison de vivre ! Elle songe parfois à la mort, ce grand sommeil qui la délivrera. Elle pense aussi à la provoquer. Ce soir, en particulier…
Il faut agir, ne pas fléchir. Elle a dans sa table de nuit les petits comprimés qu'il lui suffira d'avaler, d'un seul coup, sans réfléchir davantage. Elle est décidée.
_ Soudain, un léger bruit sur le palier attire son attention et la sort de ses sombres pensées.
Elle se lève, entrebâille la porte. Il n'y a personne mais elle découvre sur son paillasson une boîte à chaussures sans couvercle et dans la boîte une petite boule de poils roux dont les yeux verts la fixent avec attention. C'est un chaton. Elle se saisit du tout et rentre précipitamment.
_ Elle prend avec précautions dans sa main la soyeuse boule de poils et se met à la caresser. Voilà le chaton qui ronronne. Elle caresse, caresse. Une petite langue râpeuse lui lèche la main et deux petites dents s'emparent de son doigt et le mordillent. Dieu que c'est bon ! Elle fond de tendresse.
_ « Qui, mais qui, a eu l'idée de me faire ce merveilleux cadeau ? »
_ Elle se pose tout haut une question à laquelle elle n'aura pas de réponse.
_ Puis, le chaton se met à miauler très fort.
_ « C'est qu'il a faim, le chéri ! » s'exclame t-elle.
_ Elle repose l'affamé dans son lit de fortune et se précipite vers le buffet dans lequel elle farfouille avec frénésie. Toute à son occupation, elle a oublié ses douleurs.
_ Elle a trouvé ! Victorieuse, elle brandit un biberon de poupée qu'elle s'empresse de remplir de lait.
_ « Demain, il faudra que j'aille chez le vétérinaire. Ce lait pourrait ne pas convenir à un si petit animal. »
_ Tenant le chaton d'une seule main, elle lui glisse la tétine du biberon entre les dents.
_ Ce geste lui rappelle une chanson de son Georges bien aimé:
_ « Quand Margot dégrafait son corsaage
_ Pour donner la gougoutte à son chat… »
_ Cela l'amuse beaucoup.
_ « Vieille Margot, que je suis ! Vieille bête ! Je divague complètement. Si Mathieu était là, il me dirait que je pète les plombs ! »
_ Un grand sourire illumine son visage. L'enfant s'est mis à téter.

Nouvelle 034 _ Retraite anticipée

Lundi, une annonce typiquement A-haiNePéistE, noire sur fond blanc, me saute aux yeux.
Cet aveuglant incident s'est produit au petit matin, alors qu'une épaisse écharpe de neige enveloppait les cols savoyards.
_ Feignant ardemment l'intéressement, je flânai sans fainéantise dans les lugubres locaux alloués aux demandeurs d'emploi alpinois, lorsque je fus violemment attaquée par la 055014C (l'émotion m'a fait oublier le code ROM).
_ Le choc était irréversible, je ne me contrôlais plus. En transe, sueurs froides, genoux tremblant, un mobile à l'oreille, un crayon dans la main, la corde au cou… J'étais foutue, le sort avait été lancé, plus rien ne pouvait l'arrêter, il fallait agir.
_ « Bonjour je suis Julie Voughtyroi, je vous appelle au sujet de l'annonce que vous avez posé à l'ANPE pour le poste de serveuse et j'aurai voulu savoir si il était toujours disponible… »
_ Ouf, inspiration, expiration, j'avais dit la phrase d'une traite, sans point ni virgule, en insistant la suspension sur la fin. Se ressaisir, demeurer aimable, malléable, ne pas écourter l'appel, ne pas l'envoyer chier, rester souriante… Le reste de la conversation se déroula sans encombre grâce à mon inimitable sourire blond et ma capacité essentielle à conserver la positivité.
_ J'avais dit oui à tout, y compris au rendez-vous.

_ 12h17, -3C°, indiquaient les cristaux liquides verts fluo. 13 minutes en poudreuse blanche à attendre, tremblotante, devant les portes en bois sombres de l'hôtel.
Je rentre, j'avais trop froid. A l'intérieur, dans un silence macabre, une douzaine d'autres supposés candidats se trémoussaient sans palabre.
_ On nous amena dans une salle de conférence sans fioriture ni couverture (zut). Treize chaises étaient disposées en cercle isocèle. « Vous pouvez vous assoir. » nous annonça une voix SNCF. Je pris l'hypoténuse, ma passerelle vers la réussite, très inconfortable mais stratégique dans un entretien de la sorte.
_ L'heure qui suivit se déroula en anglais. Je soupçonnais la plupart de mes adversaires d'être né dans une monarchie parlementaire. J'espérais secrètement leur incapacité à communiquer en français.

_ On nous guida ensuite vers une salle de classe où les chaises, bureaux et tableau noir firent rejaillir les tendres souvenirs de mon enfance. Période de vie où les questions sans réponse n'étaient pas les plus importantes.
_ Notre guide au tailleur strict distribua les copies avec sa voix halle-de-gare en précisant les consignes habituelles. Le sujet était en Chinois :
_ « En quoi la méthode HACCP est un système qui identifie, évalue et maîtrise les dangers significatifs au regard de la sécurité des aliments ? Vous préciserez ainsi les 7 principes sur laquelle est basée la mise en place de la méthode HACCP en suivant une séquence logique de 12 étapes et en illustrant vos propos de schémas explicatifs. »
_ J'avais deux heures pour raconter comment Hors Accalmie, Chacun Compare le Présent en 12 étapes et 7 principes.
_ A la fin de la première heure et des 19 machins à rédiger, j'avais bien mérité un petit soutien moral en café-clop. Pour ne pas m'aliéner toutes les sympathies avec d'éventuels partenaires, je simulai une conversation avec une petite anglaise. Ornée d'un mini sac à main en chaussures pointues, elle me chuchota : « HACCP = Hazard Analysis Critical Control Point » comme on offre un cadeau emballé dans un accent jubilatoire en satin rose. Oups… je me suis un peu mêlée.

_ L'étape suivante se déroulait entassés dans le hall d'accueil. Nous écoutions ensemble la femme, dont la voix avait décidemment raté sa vocation, qui égrainai les noms des candidats dans l'ordre alphabétique.
S'assurant que j'étais bien la dernière dans la salle d'attente interminable, le tailleur pervenche s'exclama sans jingle : « Melle Voughtyroi est attendue d'urgence pour le check in, voie 1 ». Au moins une bonne nouvelle, elle ne m'avait pas envoyé aux objets perdus.

_ Le bureau ressemblait aux salles d'interrogation russes pendant la guerre froide. Une chaise droite posée sur un ciment froid m'attendait en face de deux espions de la CIA infiltrées. La lumière néon clignotait par intermittence à la mode tectonik.
_ Il faisait une chaleur insoutenable. Je m'excusai et enlevai mon joli manteau rouge dont le poids avait doublé après la pause cigarette et la fonte des neiges.
Je portais pour l'occasion une chemise blanche troquée contre quelques cookies au gros voisin du dessus.
_ La pièce, malgré le miroir sans teint dans le fond, semblait petite, étroite, je suffoquais. Je profitai néanmoins de l'opportunité pour vérifier mon apparence.
_ C'est alors que j'eu une vision terrible, horrible, cauchemardesque… Mon col de chemise pour homme avait déteint, sans doute à cause du manteau et du réchauffement climatique, il était rose !
_ Le chamboulement esthétique de mes pensées vestimentaires avait évincé de mon esprit perturbé la première question de mes assaillants. Dans le coup, je ne savais plus s'il fallait parler anglais, français, japonais ou russe : « Heu… Sorry, pardonnez-moi, ??????, dhzjeidh ?? ».
_ Ils me répondirent en français, je me détendis.
_ Pourquoi voudrais-je travailler pour cette entreprise ?…Heu… L'argent, la sécurité, le bonheur, les droits Assedic ? Je ne savais que répondre. Je n'avais même pas envie de travailler, surtout en temps de crise économiquement conflictuelle.

_ Le conflit s'étalait jusque dans mon ventre où certains de mes organes avaient déclaré la guerre à d'autre, moins vitaux. Une armée s'était déjà constituée et commençait une marche sur l'intestin grêle.
_ Plus les bruits incontrôlés du combat imminent courraient, plus l'odeur des hostilités se ressentait. J'entendais mes examinateurs-agresseurs se racler secrètement la gorge, réaction discrète probablement liée au vacarme olfactif de mes entrailles.
_ J'étais pétrifiée, mortifiée, horrifiée et surtout très gênée. Une partie de mon petit bataillon stomacal s'était fait la malle… Les tireurs d'élite cachés dans les boyaux avaient littéralement éjecté leurs adversaires de la zone de bataille.
Sans un mot, empourprée par l'effort de guerre et la mobilisation sociale et industrielle visant à subvenir aux besoins militaires de mon état, je me levai et quittai cette salle malodorante et tortueuse en serrant mon postérieur sali.

Nouvelle 035 _ Le Zombi

« Le Zombi », c'était lui : Sans doute à cause de ses grosses lunettes rondes, retenues par un large élastique rouge vif lui passant au dessus des oreilles. Peut-être aussi pour son teint pâle, son air égaré, sa démarche pataude, et son manque de vivacité qui n'arrangeait rien à l'affaire. Pourtant sa maman l'avait prénommé ‘Théophile'. En souvenir de son grand-père à elle, ou de son oncle, il ne se rappelait plus exactement l'histoire. Elle lui avait aussi expliqué Théo-Phile; Théo, c'était Dieu. Phile, c'était « aimé ». Il devait bien aimer Dieu, ou alors c'était Dieu qui devait l'aimer ? Il faudrait qu'il lui redemande.
_ Mais pour l'instant, il avait des affaires plus importantes à régler. Ce matin, encore, en classe, ils avaient bourdonné : « Théo, tu dors » sur l'air bien connu du Meunier, et Mademoiselle Clavet avait été obligée de crier. Cela se produisait presque tous les jours maintenant. Dès que son attention se relâchait et qu'il repartait dans ses rêveries, Steed le repérait, et ça démarrait. L'autre chantait l'air du « Meunier, tu dors, ton moulin ton moulin va trop vite… ». Il en changeait les paroles. Si cela se passait en cour de récréation, Steed lui hurlait dans les oreilles, adaptant à chaque fois les mots ; ça pouvait être  » ton ballon va trop vite, ou ton crayon, ton bonnet » et Théo, sous les quolibets, rentrait la tête dans les épaules, s'éloignait du tyran en courbant le dos, essayant de se faire oublier.
_ Ce matin, c'est son cahier, qui allait trop vite. Il était tombé. Théo l'avait ramassé par terre dans l'allée, au milieu des gloussements de toute la rangée. Mais ça commençait à bien faire. Surtout qu'il ne s'était plus senti tout seul face aux autres, ce matin. Devant lui, au premier rang, c'était le bureau de Sofia, et elle s'était baissée en même temps que lui, elle avait pris le cahier, et lui avait tendu. Ce soutien inattendu avait provoqué une bouffée d'émotion et il s'était senti devenir tout rouge, mais comme mademoiselle Clavet criait, personne n'avait remarqué. Seulement depuis ce moment-là, il restait un petit noyau jubilatoire au creux de son ventre, qui irradiait.
_ A l'entrée de la cantine, il s'était mêlé au groupe des filles, mine de rien, et elles n'avaient pas eu l'air de le remarquer. Le déjeuner s'était passé normalement. Quand les dames, leur service fini, commençaient à se regrouper au fond de la salle avec leur café, et à faire des palabres en les regardant de côté, il avait entendu un appel, derrière lui : C'était Sofia. Elle lui demandait s'il avait apporté sa pâte à modeler pour faire un « pot de glu » à la récré. C'était le jeu à la mode. On faisait une boule avec la pâte, et on la posait par terre. On se plaçait à quelques mètres, et il fallait lancer ses billes le plus fort possible, de façon à se qu'elles se collent dans la pâte. Le gagnant, le premier à réussir à coller sa bille, remportait toutes celles qui avaient été jouées depuis le début de la manche.
_ Le soleil faisait des taches luisantes dans la cour, la pluie s'était arrêtée, le jeu était possible. Théo avait sa boule de pâte au fond de la poche, elle était chaude, bien malléable, et prête à l'emploi. Il sortit la pâte à modeler de sa poche, et l'agita en direction des filles pour leur faire signe de le rejoindre. Plus tard, dans la cour, lui, Sofia, deux de ses copines, et un garçon de la classe des petits qui voulait jouer, ils s'étaient mis ensemble le long du muret. Sa pâte à modeler était toute neuve, et il avait mélangé toutes les couleurs de la boîte. Il l'avait placée au pied du muret. Elle ressemblait à un petit arc-en-ciel et les filles l'avaient félicité. Alors un large sourire avait éclairé son visage, pour la première fois de la journée.
_ Tous s'étaient reculés, à présent ils jouaient, chacun à leur tour. Les billes partaient comme des fusées. Il avait déjà gagné une fois, et troqué trois « poils de chat » contre une « sanguine » avec le petit. C'était à Sofia maintenant: Elle ne jouait pas très bien, et une de ses copines lui montrait comment fermer un œil et se servir du pouce de l'autre main comme guide pour viser. Pendant quelle se préparait, recommençant plusieurs fois le geste avant de tirer, Steeed avait surgi. Il courait, poursuivi par Robin et Marvis. Il fonçait en direction de leur petit groupe. En voyant Théo, il avait fait un bond de côté, et après l'avoir regardé droit dans les yeux, il avait dirigé sa course de façon à pouvoir lancer son pied droit au dessus de la boule de pâte multicolore, et l'avait laissé retomber dessus. Elle était restée collée sous sa semelle, il avait continué de courir, agitant comiquement son pied et faisant des petits bonds à travers toute la cour. Et quand la boule, aplatie, s'était détachée, Théo avait couru, couru pour la récupérer avant les autres, elle était sale, pleine de graviers, de brindilles et de morceaux de feuilles, inutilisable…
_ Puis, peu après, l'appel de la maîtresse, le retour en classe, la séquence de mathématiques, ensuite l'EPS. Le sport, son cauchemar. Dans les jeux collectifs, le volley ou le foot, il n'était pas assez mobile et personne ne voulait de lui dans les équipes. Et ça n'avait pas raté, il était resté le dernier de la file, sous les lazzis des enfants. Pour la seconde fois de la journée, la chanson du meunier avait retenti, avant que la maîtresse ne réagisse : « Théo, tu dors, ton ballon ton ballon va trop vite, Théo, tu dors, ton ballon ton ballon… »
_ Et le pire, c'est que Steed habitait le même immeuble que lui. Le matin et le soir, pour aller à l'école et en revenir, ils suivaient le même chemin. Il fallait passer au dessus de la voie de chemin de fer, tourner au coin de la clinique, le long du bâtiment des aliénés, l'asile, comme on l'appelait dans le quartier. Là, il ne fallait pas traîner : des fois, des objets passaient par les fenêtres et venaient s'écraser sur le trottoir, Parfois jaillissaient des cris longs et stridents que Théo ne supportait pas, il en avait les cheveux tout hérissés.
_ Les enfants qui suivaient cet itinéraire pour regagner leur immeuble couraient dès le bas de la passerelle du chemin de fer, prenant les virages le plus vite possible. Ils arrivaient ensuite au passage piéton du square en bas de leur immeuble, et si le feu était au vert ils ne ralentissaient pas, car au passage de la grille d'entrée du square se trouvait un poteau. Il fallait l'attraper tout en courant, et sur sa lancée, décoller les deux pieds du sol, monter les jambes le plus haut possible pour tournoyer en l'air presque à l'horizontale, et franchir ainsi la rambarde, avant de retomber de l'autre côté sur l'allée sablonneuse entre les deux pelouses. Là, les arrivées brutales des enfants avaient peu à peu dégagé le sable, creusé un creux, une légère cavité emplie de feuilles mortes depuis quelques jours. Steed était très fort à ce jeu là. Il s'illustrait par des décollages foudroyants suivis de longs vols planés accompagnés de cris victorieux à la Tarzan, croyant impressionner tout le quartier.
_ A l'école, Théo faisait tout pour partir le premier, et rentrer seul, le plus vite possible. Il échappait ainsi aux insultes et aux moqueries, inévitables lorsqu'il avait le malheur de faire la route en même temps que Steed. Et ce soir-là, sans avoir pris le temps de se changer après le sport pour être sûr de partir le premier. Il trottinait, la tête basse, la tête encombrée de pensées tristes et confuses ; ça ne pouvait plus durer, il n'allait pas laisser ce Steed de malheur lui gâcher la vie, lui pourrir ses meilleurs moments, aliéner sa liberté, peser sur lui comme un gros nuage toujours menaçant, qui pouvait lâcher ses grosses gouttes d'eau glacées à tout moment et le laisser transi, à sa merci…Il devait faire quelque chose, agir!
_ Il arriva devant le poteau du square, mais aujourd'hui il n'avait pas le cœur à s'élancer dans les airs. Il passa normalement entre la rambarde et le portillon. Et là, sur le bord de la pelouse, le chien de Monsieur Gaspar, le concierge, était accroupi, en train de faire ses besoins : c'était un molosse, énorme et baveux, mais pacifique. La crotte qu'il posa là avant de repartir en trottinant tranquillement, accrocha le regard de Théo, et soudain l'idée jaillit avec la netteté d'un éclair avant l'orage. Il vit que la chose, monumentale, était posée sur quelques feuilles mortes. Il saisit délicatement le pédoncule de la plus grande, qui se trouvait dessous. Il fit glisser lentement le tout vers le milieu du sentier, là ou les atterrissages des enfants avaient formé une dépression. Il rajouta quelques débris de feuilles dessus, puis il rejoignit l'espace des jeux un peu plus loin, s'assit sur la balançoire, et attendit, oscillant doucement, la tête penchée, les yeux fermés.
_ Lorsque le calme du square vola en éclat, pulvérisé par d'affreux hurlements, suivi de vociférations dégoûtées et larmoyantes, sur la face lunaire aux yeux toujours clos du petit garçon qui se balançait, on vit, pour la deuxième fois de la journée, éclore un sourire. Il s'éloigna du portique de sa démarche rêveuse, son sourire s'élargissant petit à petit jusqu'à se transformer en un grand, irrépressible et bienfaisant éclat de rire.

Nouvelle 036 _ La boussole

_ « I am the best in the world ! »
_ Ce sont les mots que je me répétais de façon jubilatoire en dévalant une ruelle d'un vieux quartier de Caen. Je venais de quitter quelques amis après une sacrée palabre dans un café du quartier de Vaucelles. Nous avions refait le monde et j'en étais très fière: désormais, je n'étais plus une femme malléable ni aliénée par la société de consommation. De surcroit, je n'étais plus seule pour agir et transformer ce monde dominé par les multinationales et les lobbys financiers :nous étions ensemble et chacun de nous serait pour l'autre un guide dans la voie de la Justice et de la Solidarité. De bien grands mots, mais j'y croyais!
_ A toute allure, je grimpai la passerelle qui enjambe les voies ferrées proches de la gare. De l'autre côté des voies, j'aperçus un pauvre homme passablement sale et aviné. J'étais vaguement inquiète quand j'entendis son appel:
_ « Une petite pièce s'il-vous-plait ? »
_ C'était un homme jeune au visage étrange déjà marqué par la misère. Attaché à la sacoche qu'il portait, un petit ours en peluche attira mon attention…
_  » C'est mon fils, articula-t-il avec émotion, c'est Gaspard. »
_ Un fils, un jouet de son fils, un symbole de son fils ! Que voulait dire cet homme dans son errance , dans sa folie ? Et moi, que devais-je faire ? Cet homme n'avait pas besoin uniquement d'argent mais davantage d'un soutien, d'une oreille attentive… Je lui demandai son prénom.
_ « Bruno mais on m'appelle le Bobo…rapport à ce que j'étais avant. »
_  » Moi, c'est Florence. »
_ J'avais un peu de temps et décidai d'illustrer mes bonnes résolutions en l'invitant au troquet pour qu'il me confie ses problèmes. Bruno s'emporta:
_ « Quoi ! Vous vous payez ma tête ! Une nouvelle séquence de bibine et je suis dans le caniveau. Et pourquoi vous mêlez-vous de mes affaires ? Ce que je veux, moi, c'est une pièce pour dormir ce soir à La Boussole et aussi… un sourire, c'est ça, un sourire, ça m'ira… »
_ Ce sourire que je lui fis, jamais je ne m'en remis…
_ Le lendemain, je prenais contact avec La Boussole, centre d'hébergement où bien sûr, on demandait des personnes pour assurer chaque soir l'accueil des gens de la rue, des SDF comme on dit. L'équipe me plu ; j'y rencontrais des hommes et des femmes vrais…Malgré la difficulté des rencontres avec les sans-abris, je me sentais utile, je n'avais plus peur.
_ Quels furent mes mobiles ? Bruno m'avait attirée,c'est sûr…avec son petit Gaspard. A vrai dire je n'ai pas encore tout compris… Ma vie est devenue légère et colorée. Les amis de Vaucelles passent parfois me dire bonjour à la Boussole; je n'aime pas quand ils se bouchent le nez… J'ai troqué ma personnalité de bourgeoise compliquée contre celle d'une femme plus simple, plus vivante peut-être… et c'est bien.

Nouvelle 037 _ L'ancienne

_ « Léa ! Attends-moi !
_ La jeune enfant éclata de rire et s'engouffra dans la rue principale sans écouter l'injonction de son frère. Celui-ci s'élança derrière elle, dans le dédale des ruelles endormies. L'aube se levait à peine que la ville commençaient à s'éveiller. Le silence ayant régné toute la nuit, laissait enfin sa place au doux tintement des cloches, annonçant le début d'une rude journée. Les lumières s'allumaient peu à peu, le bruit se faisait grandissant, et la ville reprenait vie doucement. Le café de la place ouvrait ses portes, les employés s'appliquaient à nettoyer les tables, en vue d'accueillir les foules de touristes, attirés par la tour des Anges.
_ ? Aujourd'hui il va faire beau ! s'exclama Maryse Boineau.
_ La vieille femme aux cheveux grisonnant pressa son visage sillonné de rides, contre les carreaux, pour mieux apercevoir les quelques nuages qui parsemaient le ciel.
-Oui ! Une belle journée ! répéta-t'elle .
_ Maryse se détourna de la fenêtre, condamnée, pour allumer le feu sous la bouilloire. Que ferait-elle aujourd'hui ? Comme d'habitude. Elle s'assiérait à côté de la fenêtre, sa tasse de thé brûlante à la main, seulement après avoir accompli son petit rituel : nourrir Delorto, le chat, prononcer sa prière et sa séquence avant de manger un peu, prendre son traitement, et surtout, bien vérifier que le feu est éteint sous la bouilloire.
_ De petites habitudes qu'elle ne devait pas oublier pour ne pas « perdre la tête » comme elle disait.
_ Maryse observait la fenêtre. La fumée s'échappait de sa tasse pour se raccrocher à la vitre, formant une fine buée. Il était neuf heures sur le clocher de la tour des anges et le soleil apparaissait déjà entre les différentes villas. Les premiers prospectus illustrant le spectacle qui devait se passer à la tour des anges, voletaient dans les airs, emportés par le vent qui s'engouffrait doucement dans les rues.
_ ? Hum ! Encore de la publicité ! Quelle idée ! Comme si les gens en avaient besoin pour se pointer ici ! continua-t'elle.
_ Une heure passa et Maryse ne changea pas de place. Le premier guide, suivi de près par ses touristes mobiles, entamait ses palabres sur la construction de la tour, si bien que les enfants les moins malléables commençaient à perdre patience et à s'agiter.
_ La vielle femme essaya de leur faire signe de la main, mais ils ne relevaient pas la tête. Ils lui faisaient tellement penser à ses petits enfants. Elle voulu attirer leur attention en tapotant sur la vitre, mais aucun d'eux ne redressaient la tête, tous concentrés sur les mouettes qui envahissaient la place, attirées par les odeurs des poissons exposés sur les nombreux étalages.
_ Le regard de l'octogénaire se posa sur un jeune homme en train de troquer une veste contre un parapluie. Bien que l'affaire fût mal engagée, l'adolescent qu'elle avait vu à plusieurs reprises, réussit tout de même à s'emparer de la jaquette, non sans avoir cédé quelques biens en suppléments. Il se dirigeait en direction de Maryse, quand son regard s'attarda sur une affiche placardée sur le mur voisin. Les yeux de l'adolescent se remplirent de tristesse et il passa son chemin le plus rapidement possible, son visage tourné vers la vieille dame. Il s'enfonça dans le ventre de la cité, se mêla à la foule, et disparut.
_ De quelle information s'agissait-il ? se demanda Maryse. Elle étira le plus possible son cou vallonné, sans pouvoir pour autant entrapercevoir le moindre mot. Vaincue par la vitre, elle se rassit en buvant quelques gorgés encore tièdes de son breuvage. Elle vit passer deux amants si serrés l'un contre l'autre que leur amour irradiait la place. Mais cette image jubilatoire aliénait également certains esprits, simplement parce qu'un tel amour leur semblait irréel. Ou encore que leurs différentes et douloureuses histoires avaient ancré cette souffrance au plus profond d'eux, faisant ressurgir des souvenirs intolérables. Le couple d'adulte regarda dans sa direction et sourit tristement.
_ Quelle était la raison de cette tourmente envers elle ? Etait-elle si repoussante ? Les caprices du temps l'avaient-ils tant changée que même un miroir préfèrerait devenir une simple vitre, pour ne avoir à lui montrer un reflet net de son visage ? Eux même savaient-ils qu'ils ne resteraient pas ensemble à tout jamais ? Qu'ils vieilliraient, et que leurs âmes si étroitement liées, finiraient un jour par se détacher. Certes, la mort ne devait pas forcément être terrible. Le paradis ou rien selon les croyances. Une nouvelle vie, ou simplement le fait de cesser d'exister. Rien de bien terrifiant finalement.
_ Maryse ressenti un léger pincement au niveau du cœur, une étrange sensation. Le couple avait détourné les yeux. La vielle dame chercha à les interpeller en tapant contre la fenêtre, et les appela. Ne sentaient-ils pas cet impérieux appel ? Ne voyaient-ils pas cette ancienne qui se démenait pour attirer leur attention. ?
_ Ce n'est que lorsque le couple disparut qu'elle se mit pleurer. Si peu d'attention… Si peu d'écoute et de soutien… Seulement de la pitié. Elle ressentit de nouveau ce pincement, comme si son corps ne lui répondait plus.

_ Elena et Marc étaient tous les deux enlacés au centre de la place des anges. La tour qui leur faisait de l'ombre ne semblait pas les déranger dans leur intense relation. Ils détachèrent leur regard l'un de l'autre et se tournèrent face à une masse sombre. Devant eux s'étendaient les ruines d'une maison qui avait brulé il y a quelques jours. Si l'endroit ne semblait pas dangereux, le bois imprégnait encore cette odeur de souffrance qui avait ravagé les lieux. A l'arrière des décombres, une silhouette immobile semblait s'effacer peu à peu, prenant enfin conscience de l'incroyable vérité. Elle disparut.
_ Sur la poutre qui tenait encore debout sans être bancale, était suspendu un écriteau :

_ « Hommage à Madame Boineau qui a périt le 19 octobre 1996, dans cet incendie »

_ Douleur immense de la perte d'un être cher
_ Qui emporte la joie sur son passage
_ Hommage

_ Seul ce panneau maintenait la passerelle entre ces deux mondes si différents.

Nouvelle 038 _ Le tourbillon de la vie

Elle se tient sur le bord du trottoir, prête à s'élancer au signal d'appel. Devant elle, le long passage à piétons, mire rayée de noir et de blanc, se déroule comme une séquence nouvelle.
_ Il tombe des cordes sur la ville. Des rideaux de pluie battent la vitrine du café, crépitent sur les capots des voitures. Les caniveaux s'emplissent d'une eau grasse et lourde qui hérisse de bulles éphémères les flaques. Les bourrasques plaquent les vêtements des passants arc-boutés sous leurs parapluies luisants, affinent les jambes de ces corps en mouvement, tels les bronzes de Giacometti.
_ La jeune femme, elle, ne marche pas. Elle est enfermée dans ses pensées. Elle ressasse la mauvaise nouvelle arrivée hier au soir.
_ ? « Ta grand-mère, Paula. C'est fini. »
_ Et voilà qu'elle n'est plus qu'une grosse boule de chagrin. La météo illustre sa peine, force le trait. Le col relevé haut de son trench gris ne la protége plus, mais à quoi bon ? Elle secoue ses boucles blondes qui dégoulinent, mêlant les gouttes d'eau aux larmes de son visage.
_ Une longue silhouette en imperméable s'est placée à côté d'elle. La buée du rétroviseur d'un véhicule en stationnement renvoie l'image d'un visage carré aux yeux bruns en amande. Paula est songeuse. Elle sursaute en quittant le reflet un peu flou quand il s'adresse à elle :
_ ? « Acceptez-vous de partager un petit coin de parapluie ? »
_ Le jeune homme l'observe avec un regard pénétrant en souriant. Et comme elle ne réagit pas, c'est lui qui agit, comme un guide, lui saisissant le bras joyeusement.
_ ? « Allons, vous avez l'air d'un chien mouillé ! »
_ Ils s'élancent ensemble sur la chaussée, pataugent en cadence. Le bitume noir est une tranche de temps noyé dans la peine, le temps s'y ralentit. Le jeune homme a enroulé son bras autour des épaules de Paula comme un tendre soutien sur la passerelle de la vie.
_ Les nuages s'effilochent peu à peu. Une trouée illumine les visages. Un rayon de lumière ranime les couleurs. Le dégradé des ocres détrempées des façades vibre sous la chaleur qui revient.
_ Guidés par les rayons du soleil qui joue avec les rayures diagonales, ils atteignent la première bande blanche du passage à piétons. C'est lui qui s'arrête, lui prenant doucement les mains :
_ ? « C'est le passé, Paula, nous devons penser à nous maintenant. »
_ Paula s'abandonne, toute malléable à ce tendre contact :
_ ?  » Protège-moi toujours, Antoine ! »
_ Comme le font les enfants, par jeu, ils allongent leurs pas pour franchir d'un coup le vide sombre d'asphalte jusqu'à la bande blanche suivante. On dirait que le temps s'étire encore.
_ Devant et derrière eux, les autos, mobiles, bondissent en les frôlant et ils se maintiennent en équilibre sur un pied en riant malgré leur effroi.
_ Là-haut, tantôt d'une blancheur de nacre, tantôt noirs, les nuages glissent, galopent, pommelés comme la robe d'un cheval. Antoine et Paula, blottis l'un contre l'autre, tournoient sous le ciel changeant qui s'éclaircit et s'opacifie à toute allure. C'est le temps du rêve, celui des mille projets, celui de la découverte du monde et de l'autre.
_ Tout s'accélère soudain. Une musique remplit l'espace, la valse n°2 de Chostakovitch, sol mi ré do, do ré mi…La nostalgique romance rythme les pas des passants. La vie tourbillonne.
_ Comme un refuge de caoutchouc blanc, la troisième zébrure les accueille, penchés sur le landau du bébé. Il faut de la place pour un petit d'homme ! Les nuits deviennent plus courtes et les journées trépidantes. Comment ne pas s'émerveiller devant cette petite vie fraîche, joyeuse et bruyante ?
_ Poussons les murs, la famille s'est agrandie. La benjamine sautille jusqu'à la ligne rayée suivante. Elle grandit à vue d'œil, en accéléré. Les enfants courent de la maison à l'école, au lycée. C'est l'âge de l'adolescence, des palabres pour s'aliéner leur liberté. Antoine et Paula les regardent, attendris et fiers, tiraillés entre la confiance en l'avenir et l'angoisse de la fuite du temps.
_ Un coup de vent balaie les cheveux de Paula. Dans un long travelling, on voit son visage, les rides fines sur ses tempes, les cernes mauves sous les yeux rougis. Immobile sur la ligne sombre de la voie, elle sourit à ses enfants qui partent, la main crispée sur un mouchoir. Encore un pas, entre noir et blanc, entre bitume et peinture.
_ Depuis quelques temps, Antoine n'est plus si fringant, il se voûte, s'affaiblit. Une méchante maladie a envahi son univers. Jours sombres, jours de goudron, suspendus à l'espoir qui s'amenuise. Son visage fiévreux, émacié, semble se dissoudre dans l'asphalte. Paula est là, qui le soutient, résiste, les femmes sont souvent fortes quand ça tangue. Mais il n'en peut plus de cette longue traversée et lâche prise. Une longue voiture noire l'emporte un matin d'automne.
_ A petits pas usés, Paula chemine du noir au blanc lors des visites de ses enfants, du blanc au noir lorsqu'ils repartent. Le bonheur revient avec l'arrivée des tout-petits.
_ Paula recouvre un peu de sérénité dans ce nouvel âge de la maternité, celui d'être grand-mère.
_ Ils sont si beaux ! Les yeux de leur grand-père, la blondeur de l'enfance, leur innocence pleine de gaieté ! Parvenue sur la dernière bande blanche de la chaussée, Paula respire, s'apaise.
_ La traversée s'achève pour elle aussi, elle le sait, elle le sent. Elle a troqué son petit sac contre une canne au pommeau d'argent et se retourne. L'autre bord est si loin ! Sa main ridée tremble un peu dans les boucles grises de ses cheveux. Le temps est si vite passé !
_ Une jeune fille blonde et bouclée est apparue sur le trottoir d'en face.
_ Elle aperçoit Paula. Leurs regards se croisent, se reconnaissent et s'allument d'un doux sourire. La rue se fige. La musique s'est arrêtée. Le silence s'installe…
_ « Coupez ! » crie le réalisateur d'un ton jubilatoire. « C'est la meilleure prise, on ne la refait pas ».

Nouvelle 039 _ Une semaine pour vivre

LUNDI : J'ouvre mes yeux de nouveau-né et j'affronte la lumière. C'est au prix de ce difficile effort que je vais m'habituer à cette clarté qui, désormais, va rythmer mon existence. Si j'ai la chance de naître dans une famille accueillante et aimante, je ne vais pas tarder à apercevoir le sourire et les yeux d'un « géant » qui se penche sur moi avec ravissement. Quelques heures plus tard, une autre expérience éprouvante m'attend : il me faut lâcher la main protectrice qui m'accompagne lors de mes premiers pas, pour m'élancer bravement vers les bras tendus. J'ai déjà essayé à plusieurs reprises, mais cette aventure me parait vraiment très périlleuse à entreprendre seul et sans soutien. Enfin, j‘ai réussi et on m'a applaudi, alors, j'ai recommencé. Ouf ! Grâce à ma témérité, je suis devenu un petit bonhomme indépendant.
_ MARDI : Aujourd'hui encore, il me faudra prendre des risques, si je veux grandir : tout d'abord, quitter la main rassurante de maman qui d'habitude me sert de guide, pour entrer dans la cour de l'école où d'autres petits attendent comme moi…. Oui, me séparer d'un visage connu, pour faire confiance à une tête inconnue qui me sourit et qui m'appelle par mon prénom. Je dois serrer les dents et retenir mes larmes, car maman est partie, mais, c'est promis, elle reviendra. Elle me l'a dit…. Jouer avec d'autres sans me bagarrer, partager mes jeux, cela n'est pas toujours si facile, et j'ai pleuré plus d'une fois, mais heureusement je suis un enfant au caractère malléable. Plus tard dans la journée, les difficultés vont s'accroître : apprendre à lire pour accéder tout seul comme un grand, aux belles histoires que maman me racontait, avant de m'endormir, lorsque c'était encore lundi…. Que d'efforts pour y parvenir! L'école, c'est donc mon univers du mardi, et lorsque j'y suis entré le matin, je n'imaginais pas que j'y resterais jusqu'au soir. Heureusement, les copains et aussi les vacances y apportent la fantaisie et la diversité! Mais, en y réfléchissant bien, je m'y suis préparé à entrer avec plus d'assurance dans la journée de mercredi.
_ MERCREDI : Je suis tout excité en m'éveillant, car je dois prendre un sacré tournant, je dois troquer mes habits d'adolescent pour endosser ceux du monde des adultes. Et oui, c'est l'heure de choisir un métier, de fonder une famille, et cela demande une bonne dose de patience, de courage et de ténacité. Mais c'est tellement passionnant! Bien sûr, il y a des minutes où je suis découragé, tant d'écueils sont placés sur ma route, et j'ignore comment les contourner; alors, je suis heureux de trouver sur mon chemin mes copains rencontrés mardi et mes parents qui me soutiennent depuis lundi.
_ JEUDI : Je me lève de très bonne humeur: mon premier petit homme a, lui aussi, ouvert les yeux et quitté le nid douillet du ventre maternel, et je me sens empli de fierté et de joie même si j'aliène un peu de ma liberté. Mais très vite, il pleure, ce petit, et je ne comprends pas toujours l'origine de ces pleurs, cela me laisse un peu désemparé… Dur, dur, d'être parents!
_ Je prends conscience que durant les deux jours qui viennent, j'ai mille chantiers à entreprendre, mille passerelles à créer avant qu'il ne soit trop tard, car le temps passe vite: « nous sommes déjà jeudi ». C'est vrai, je dois encore découvrir de nouveaux horizons, me soucier de mes proches, répondre à leurs appels, leur faire plaisir ou prendre part à leurs peines. De plus, les journaux, la radio, la télévision déversent leurs flots d'informations où se mêlent ensemble le bien et le mal : que puis-je faire, pour que chacun se sente mieux à sa place, pour que ce beau texte de la Déclaration des Droits de l'Homme dont on m'avait parlé mardi, devienne une réalité, et non un idéal qui échappe encore à beaucoup d'hommes sur la planète…? Que faire pour que le monde soit plus paisible, plus harmonieux…? La réponse est difficile à trouver, mais je décide de verser ma petite goutte de bonne volonté dans ce grand océan… Je dois aussi me distraire et m'amuser (c'est si bon de rire!) Je dois aussi flâner, humer les senteurs et les parfums du jardin, admirer les ciels changeants au gré du jour et des saisons, contempler les couchers de soleil sur l'horizon infini de la mer. Je suis vraiment débordé, je cours, je cours et la journée de jeudi s'achève déjà, et j'ai l'impression qu'il me reste tant à faire pour vendredi…
_ VENDREDI : Je m'aperçois que j'ai besoin de plus de sommeil, que mes pas sont moins rapides, mais que je suis parfois encore très performant dans de nombreux domaines: je peux encore piquer un sprint, plonger dans une piscine, me concentrer sur un rapport urgent à rendre à mon directeur. De temps en temps, une petite douleur dans le dos, une autre aux articulations me rappellent que nous sommes déjà vendredi, et je regarde ma montre avec affolement: j'ai envie d'arrêter un peu les aiguilles du temps, mais, hélas, c'est impossible. Je regrette alors d'avoir été trop timide les jours précédents, de ne pas avoir assez agi.
_ SAMEDI : Je n'ai plus besoin de me presser, je peux flâner au lit, puisque je suis en retraite, je n'ai plus de contraintes. Je me sens à la fois libre et un peu « inutile ». Mais je réalise que ce temps libre, je peux l'employer autrement: une multitude de moins privilégiés que moi, m'attendent…
_ SAMEDI MIDI : je commence à trouver le temps long, à soupirer, à espérer la visite ou le coup de téléphone d'un enfant, des petits enfants ou d'un ami (hélas, ils ne sont plus très nombreux, car certains n'ont pas achevé leur semaine). Mon emploi du temps est maintenant très rythmé: le café du matin, les repas que l'on m'apporte à domicile, le passage du facteur, la sieste après le déjeuner car mes yeux sont si lourds, mon émission préférée de jeu à la télévision. Les souvenirs envahissent mon esprit et quand je suis dans mon fauteuil, puisque je ne suis presque plus mobile, je fais le compte à rebours des heures qui restent avant d'atteindre dimanche, et, selon le moral du moment, soit je savoure à l'avance le bon goût de celles qui ne se sont pas encore écoulées, soit j'ai hâte d'arriver au dimanche.
_ DIMANCHE : Pas un nuage, grand soleil, un bulletin météo qui vous donne chaud au coeur. C'est le repos complet, celui qui ne finira jamais. Libéré de tout souci matériel, je vis en plénitude, un peu comme avant ma naissance, quand ce n'était pas encore lundi, et, je contemple avec un sourire jubilatoire toute cette foule qui s'agite et qui court sur la Terre d'où je viens et je me coule dans un bien-être indéfinissable et je goûte à l'ultime bonheur de l'Eternité.

_ Ami lecteur, si vous m'avez suivi tout au long de mes palabres durant cette semaine quelque peu particulière découpée en séquences, vous avez, bien sûr, compris qu'elle illustre cette aventure formidable qu'est la Vie.

Nouvelle 040 _ L'oiseau du désert

C'était au début du mois d'avril. Nous avions répondu tous les trois avec enthousiasme à l'appel du désert, non pour illustrer une théorie quelconque sur la survie dans un milieu hostile, ni pour une séquence de bravoure, mais pour découvrir des sensations inconnues, éprouver des sentiments nouveaux, avant tout vivre une aventure intérieure. Après plusieurs palabres avec un guide soufi pas très malléable, chez lui autour d'un café serré, nous étions convenus que ses deux dromadaires porteraient bagages et provisions et que nous irions à pied, comme lui, à travers les dunes pour un circuit de huit jours. Contre une rémunération qui a paru équitable aux deux parties, nous nous en étions remis à lui en aliénant totalement notre liberté pour ce trajet qui aurait été périlleux sans un accompagnateur averti. Il serait notre passeur entre deux oasis, il établirait pour nous une passerelle sécurisée d'un rivage à l'autre de cette mer de sable dans laquelle étaient plongés ces îlots de verdure.
_ Et nous étions partis ensemble directement à travers l'Erg, habillés d'une gandourah blanche légère et coiffés d'un chèche pour nous préserver du soleil et éventuellement du sable. Notre guide avançait avec assurance, droit devant lui, en tenant un dromadaire par la bride, l'autre étant relié au premier par une longe. Il avait ses propres repères, des repères qui nous échappaient totalement dans ce qui nous apparaissait comme une ondulation infinie de vagues immobiles quasiment toutes semblables et dont l'aspect changeait aux différentes heures de la journée dans le jeu imperceptible mais continu des ombres avec la lumière. Chaque jour, nous faisions plusieurs haltes soit pour nous reposer, soit pour nous restaurer. Bien avant la nuit qui, elle, tombait très vite, notre guide choisissait un emplacement pour bivouaquer et nous l'aidions à récolter pour ses bêtes un peu de ces plantes herbacées qui poussent on ne sait comment parmi les dunes, ainsi que des brindilles qui gisaient par ci par là. Ensuite, il préparait la galette de semoule qu'il faisait cuire, après avoir creusé le sable, sur les braises des brindilles et que nous mangions sans que le moindre grain ne vienne se glisser entre nos dents. A la fin du repas, toujours frugal, il nous offrait non plus un café mais un thé bien chaud et sucré. Enfin, nous allions nous allonger dans nos sacs de couchage pour assister, avant de nous endormir, au spectacle statique de la nuit saharienne où chaque étoile vous semble si proche que vous voudriez la cueillir.
_ C'est le troisième jour que l'évènement est arrivé. Au milieu de la matinée, nous avions fait une courte halte au pied d'une dune, en plein soleil, pour nous désaltérer. Nous avons soudain tendu l'oreille. Non, nous ne rêvions pas, il s'agissait bien d'un chant d'oiseau ! Comment était-ce possible dans cette immensité désertique ? Nous avons cherché d'où il venait, un long moment. Nous avons enfin remarqué, posé sur la crête d'une dune, à une distance qui ne nous permettait pas de bien l'observer, un oiseau pas plus gros qu'une tourterelle, dont le plumage jaunâtre se confondait plus ou moins avec le sable. Sans beauté particulière, il n'avait rien pour attirer le regard. Son chant, intermittent, était fait de deux notes sur le même ton puis d'une autre un peu plus élevée. « Fa fa sol, fa fa sol. » C'était comme une plainte versée sur ce royaume de la mort.
_ Quand nous sommes repartis, il nous a suivis, seul élément mobile, à part nous et les mouches, dans ce monde minéral figé où il ne se passait rien. Sans doute le faisait-il depuis le début. Mais sa présence était si discrète que nous ne l'avions pas remarquée. Chaque matin, ensuite, notre première préoccupation était de vérifier s'il était bien au rendez-vous. Son chant, triste comme son corps, devenait un chant jubilatoire : nous n'étions pas seuls ! Il était pour nous comme un soutien dans cette épreuve initiatique, il agissait comme un talisman, et jamais, contre tout l'or du monde, nous n'aurions troqué notre place.
_ Mais lui, il était toujours seul. Plutôt farouche, ou simplement timide peut-être, car peu habitué à une compagnie comme la nôtre, il se tenait à distance. Jamais il ne s'approchait. Quand nous arrivions à une oasis, il disparaissait. Quand nous étions de nouveau loin de toute vie, inondés de sable, de lumière et de silence, il réapparaissait. Il ne servait à rien, ne se mêlait de rien. Il n'indiquait pas la route. Il ne soulageait pas les gorges assoiffées ni les pieds meurtris. Il ne demandait rien pour lui. Il accompagnait la caravane. Seulement.

Nouvelle 041 _ Absolution

Il croisa son regard dans le brouhaha d'un café où ses pas l'avaient guidé pour oublier cette rupture et insupportable trahison. Il l'observa sans y prêter réellement attention, tant il avait peine à émerger de ce brouillard qui avait pris d'assaut son esprit et rendu prisonnière toute forme de pensée cartésienne. La démarche féline, provenant du fond de la salle, elle prit place non loin de lui devant le comptoir où le barman lui apportait un café. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment était-ce possible ? Ça n'avait aucun sens ! Il prit conscience, quelque peu gêné, qu'elle soutenait avec douceur son regard arborant un sourire détaché. Il plongea son regard dans son verre de whisky qu'il but d'un trait. Son malaise était-il si palpable pour qu'une inconnue en éprouve une telle compassion à son encontre ? Il détestait l'idée qu'on lise en lui comme dans un livre ouvert. Pour cette raison, il évitait scrupuleusement de se mêler à toute réunion et discussion nonobstant le fait que les interminables palabres de ses contemporains lui étaient insupportables. Il rageait à l'idée de ne pas avoir su anticiper les évènements. Il pensait pourtant diriger sa vie toute entière vouée à sa passion. Une passion jubilatoire où il excellait, où il était le meilleur et où il se sentait libre. Il se refusait d'être un citoyen malléable, « il ne voulait pas subir sa vie, il voulait agir sur sa vie ». Ce qu'il avait parfaitement réussi jusqu'à ce jour. Quel était donc ce maudit grain de sable qui avait tout détraqué ? Il se surprit à observer avec plus d'attention cette belle inconnue s'emparer de son mobile qui la prévenait d'un appel par le truchement d'une mélodie contemporaine. Il fronça légèrement les sourcils puis la fixa avec intensité comme pour zoomer au plus près de son visage. Il constata avec émoi la finesse de son grain de peau sans aspérité aucune. Son regard se porta sur le mouvement de ses lèvres, parfaitement dessinées, comparable à un battement d'ailes de papillon laissant paraître par intermittence l'émail de ses dents immaculées. Lentement, il continua son exploration jusqu'à son petit nez dessiné en trompette qui lui donnait, pour sûr, un petit air coquin. Quant à ses yeux quelque peu amende dans leur forme, ils l'étaient pleinement dans leur couleur. L'arrondi de son visage aux courbes parfaites, comme si Michel-Ange lui-même les avait dessinées, lui donnait un air angélique. Il percevait cependant chez elle une dualité douce amer. Elle raccrocha et le surprit dans sa contemplation. Troublé plus que de raison, ses joues semblant s'être transformées en plaque de cuisson tellement elles lui chauffaient, il commanda dans un réflexe puéril un double whisky et se surprit à observer, d'un regard distant, l'ensemble de ses congénères présents qui ne lui inspiraient aucune sympathie. Ils étaient pour lui tous coupables de quelque chose, hormis, peut-être, cette femme, dont il devait bien admettre qu'elle le troublait. Il ressentit une bouffée de tristesse en constatant sa disparition. Il aurait aimé faire sa connaissance, échanger quelques mots. Il refoula, non sans regret, cette émotion. Ce n'était pas d'une aventure dont il avait besoin mais d'un soutien. Le barman le servit. Les yeux rivés sur le liquide brunâtre de son breuvage, il se remémorait cette funeste séquence où il devait retrouver son contact. Il ferma les yeux pour mieux se concentrer. Entourée d'une forêt de buildings dont les sommets touchaient presque les cieux, la place bondée de monde ressemblait à une fourmilière. Il scannait ce déferlement humain illustrant à ses yeux l'acceptation de son espèce à aliéner son intelligence au service de toute croyance ou ordre établi reconnu comme tel. C'est alors qu'il l'aperçût traversant la passerelle surplombant un réseau routier plongeant telles des racines sous cette végétation de béton. Il but une gorgée, le regard perdu dans ses pensées. Il s'en voulait d'avoir troqué le guide de ses convictions et certitudes tranchées sur le genre humain pour celui d'une approche plus empathique. Était-ce l'âge qui avait semé en lui cette enzyme destructrice. Il ne se reconnaissait plus. Il fallait à tout prix qu'il se reprenne avant qu'il ne soit trop tard. D'un geste vif, il finit son verre, paya et se dirigea vers la sortie. Alors qu'il marchait d'un pas mesuré, la désagréable sensation de se sentir vulnérable déferla tel un tsunami dans son esprit pour ensuite parcourir son corps. Il s'arrêta et scruta la rue. Tout semblait normal. C'était bien là le problème ! Car ce qui semble n'a toujours été à ses yeux que le contraire de ce qui est. Il fit demi-tour et se dirigea vers les toilettes. La chance lui souriait. Une porte donnait sur une arrière cour. Il la traversa et s'engouffra dans un couloir d'immeuble d'habitations donnant sur la rue. Il se figea ! Immobile sur le trottoir d'en face, elle le défiait de son regard envoûtant. Tout devenait clair. Ce contrat, le dernier qu'il s'était promis d'exécuter, n'était rien d'autre que sa propre condamnation. Les bruits discrets qui lui parvenaient dans son dos, ne laissaient aucun doute quant à son sort. Maintenant, il se souvenait ! Il se souvenait parfaitement de cette légère inflexion dans la voix de son interlocuteur quand il lui annonça qu'il prenait sa retraite. D'un coup d'œil circulaire, il détermina le nombre de barbouzes, comme il aimait à les nommer, dont il était la cible avant de plonger à nouveau son regard dans celui de cette inconnue. Il n'éprouvait aucune colère à son encontre. Personne ne l'avait jamais à ce point troublé. Était-ce celle qu'il espérait depuis toujours. Si tel était le cas, la vie n'était à l'évidence qu'une indomptable garce. Il lui sourit. Elle détourna fugacement son regard comme pour dissimuler son émotion. Il dégaina son arme qu'il braqua sur elle. Il ne perçut aucune peur dans ses yeux, uniquement cette compassion qu'il détestait par dessus tout, mais qu'il accepta telle une absolution. L'image de ses parents lui souriant avant de s'écrouler à terre sous les tirs d'un dément venu au hasard dans ce centre commercial, fut sa dernière vision de ce monde de bruits et de fureur.

Nouvelle 042 _ Un jour d'automne d'entre les mondes.

Comme chaque année depuis sa conversion à l'Islam, Hamed s'était rendu à la mosquée pour la prière du matin. Volontiers malléable aux règles de la tradition pourvu qu'elles n'entravent pas le sens profond de la rencontre, il s'était attardé chez les parents de son épouse pour leur souhaiter une très bonne fête. Au volant de sa voiture, soulagé de s'être dérobé aux rites familiaux qui l'auraient obligé à déjeuner, il se dirigeait vers Saint-Ouen, ville ouvrière aux abords de Paris, quand son téléphone mobile sonna. Une de ses amies lui apprenait que la séance de cinéma, qu'elle avait organisée pour l'après-midi avec quelques militants de lutte contre l'exclusion, venait d'être annulée en raison de l'Aïd El Kebir.
_ A l'idée d'être libéré quelques heures, Hamed abandonna toute velléité d'irritation malgré qu'il se souvînt lui avoir exprimé sa surprise quant au choix de la date en terre d'immigration musulmane. Quelques mots de regret plus tard, il engagea son véhicule vers le périphérique intérieur sans définir sa destination. Le plus souvent, ce vagabondage automobile sans but précis lui donnait le temps de contempler les multiples visages de la ville et l'horizon changeant des toits qui variaient sous les couleurs du ciel. Les gris surtout, dont la flamboyance quelques fois jubilatoire des tons sur ton le tenait si bien à distance de la passion dévorante de ses engagements envers les plus exclus.
_ Porte de Vincennes, il s'échappa du périphérique et pénétra dans Paris. A la vue des quelques rares arbres qui bordaient sa route, il s'aperçut que l'automne était bien là avec ses jaunes et ses rouges dans tout leur éclat. A l'évocation des saisons, sa pensée dériva vers son enfance où pendant de nombreuses années, la nature avait été son seul refuge. Instinctivement il recala son dos sur le siège de conduite comme si, au seul souvenir des nombreux affûts sylvestres, il devait à nouveau lover son corps entre l'humus et le feuillage d'un des nombreux taillis de la forêt de Bondy. Cela faisait longtemps qu'une séquence de son passé ne vînt plus éclairer son présent. Il voulut s'en réjouir mais d'autres arbres aux couleurs plus sombres, des ocres et déjà des bruns, lui rappelèrent avec tristesse que sa mère avait été hospitalisée en urgence voici plusieurs jours pour un début de démence sénile.
_ Après avoir garé sa voiture dans une des rues qui débouche sur la place de la Nation, il s'installa au Dalou, la grande brasserie à l'angle de l'avenue du Trône, se roula une cigarette et commanda un café. Pour Simon, c'est ainsi que sa mère avait chargé son père de le prénommer à l'état civil, lire, écrire, écouter, voir à la terrasse d'un bistrot agissaient en lui comme un puissant sédatif qui l'isolait de la fureur du monde. La terrasse du Dalou était clairsemée. Ce jour-là, aucun voisin de table n'engagerait avec lui ces interminables palabres où la politique, l'économie et le changement climatique se disputaient la paternité de l'incertitude des temps. Il sourit. Préoccupé par l'état de santé de sa mère, il ne prendrait pas ce malin plaisir à provoquer ces hypothétiques voisins en leur lançant : « la faute à qui, je vous le demande ! ». Il sortit son téléphone, alla sur le net et s'arrêta aux actualités. Il lu qu'une équipe de chercheurs avaient pu créer un peu d'anti-matière, des atomes d'anti-hydrogène, tandis qu'une autre avait découvert une nouvelle galaxie qui baignait dans la matière noire. Il ferma les yeux et se pris à rêver qu'aux confins de l'univers, qui continuait de s'étendre, existait un autre monde qui avait été mêlé au notre avant le big-bang, parallèle et identique d'où étaient bannies à jamais toute guerre, toute haine et toute souffrance.
_ A l'heure de la sortie des bureaux, calés devant leur ballon de blanc ou de rouge, les vieux de la terrasse n'en finissaient pas d'observer ces très jeunes femmes qui arboraient des pantalons moulants ou des collants sans pantalons qu'elles avaient glissés dans des bottes ou des bottines. La mode conviait à la surenchère de la séduction en une exposition et une explosion des corps qui s'affranchissaient ainsi des saisons. Il sembla à Simon que les vieux, devenus impassibles devant tant d'ostentation, avaient rejoint l'autre monde du bout de l'univers. Un homme longea le premier rang de tables de la terrasse. Il vendait le Journal des Sans-Logis. A l'appel de Simon, il se retourna. « Voulez-vous boire un café », lui dit-il. L'homme acquiesça et s'assit près de lui. Le garçon du Dalou, furieux, pesta d'arriver trop tard pour refouler celui qu'il considérait comme un intrus. « Il est avec moi », dit Simon. « Ce n'est pas très sympa », poursuivit-il à l'adresse de son invité. « Ils ne sont pas tous comme lui. Certains garçons m'apportent leur soutien en me laissant vendre mon journal parmi les tables ou en me glissant un sandwich dans la poche ». Il s'appelait Hamid et venait d'un monde au-delà de la Méditerranée, où disait-il, tous les guides politiques, militaires et religieux avaient fait main basse sur les richesses. Dans son pays, il avait été professeur d'université et depuis qu'il l'avait quitté, la rue était devenue sa nouvelle patrie. Les regards s'échangèrent ensuite sans un mot. Simon-Hamed entrevit la béance du mal-être. Hamid sourit, comme pour lui signifier qu'il voyait aussi sa profonde tristesse. « Si vous voulez jeter une passerelle entre deux mondes, lui murmura-t-il, ne vous laissez pas envahir par votre souffrance : battez-vous pour la repousser. Moi, je n'ai pas pu après l'assassinat de mon épouse ». Il avala d'un coup le verre de vin qu'il avait troqué contre le café, remercia Simon et disparut. Le garçon du Dalou, prétextant un changement de service, vint réclamer l'addition. « Il est complètement aliéné, fou à lier », lança-t-il comme pour illustrer l'excuse qu'il ne parvenait pas à exprimer pour justifier sa conduite.
_ « Non, il n'est pas fou, bien au contraire », pensa Simon qui, apercevant l'horloge de l'avenue du Trône, trouva qu'il était temps de rendre visite à sa mère. Ce soir, ensemble, elle et lui affronteraient les démons en les priant de bien vouloir rester dans leur monde !

Nouvelle 043 _ Matin de brouillard

Un matin de brouillard, me promenant sur les bords de l'Orne, après avoir traversé la passerelle, je rencontrai un vieil homme. Il portait de fines lunettes à montures d'acier. Son regard accrocha le mien comme un appel.

_ Au niveau de sa taille, un chat se pelotonnait, blotti au chaud entre chemise et veste, boule noire dont les yeux verts et mobiles m'intriguèrent. Cette séquence de vie s'installa en moi et agit sur le déroulement de mes pensés tout au long de cette journée. L'ensemble de cette apparition mobilisa mon énergie au point d'aliéner mon cerveau. Quand je fermais les paupières, j'étais éblouie par l'éclat émeraude des yeux du félin.

_ Le lendemain, au cœur de la vieille ville je revis l'homme et son chat, rue Froide, derrière l'Abbaye aux Hommes, juste en face du bar-tabac. Il mendiait sous un porche. Aucun guide n'avait conduit mes pas, il me reconnut. En me voyant, l'homme rangea précipitamment dans sa poche la main qu'il tendait à ceux qui voudraient y déposer une pièce.

_ Allez savoir pourquoi, je lui proposai de boire un café, il accepta d'un air jubilatoire : « Avec plaisir – me dit-il – assis à côté de vous, une femme, je me sens redevenir un homme. Merci. Dans la rue, S.D.F est un mot neutre. » En retirant son bonnet de marin, il libéra une masse de cheveux gris qui se mêla à sa barbe. Ses lèvres étaient fines, ses pommettes rosies par le froid et l'alcool.

_ Il me raconta sa vie, à la façon des Africains sous l'arbre à palabres comme si il avait troqué sa panoplie de pauvre pour le boubou du grillot. J'appris qu'il venait du Canada où il avait enseigné. Puis, perte de compagne, abandon de maison, ses pas l'avaient conduit jusqu'à cette ville matraquée par la guerre et mal reconstruite, tout comme lui. Il m'avoua : « J'aime les chats car ils ne font que ce qu'ils veulent, dans l'instant, animés par le seul désir de se faire plaisir, ils s'accouplent uniquement pour prolonger l'espèce, ils illustrent l'insouciance, presque la sagesse. Nous, nous avons besoin de rêves, de sentiments, si nous gagnons un peu de bonheur, nous récoltons tellement de douleur à ce jeu. Schopenhauer, vous connaissez ? D'après lui, la vie fonctionne comme un balancier de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui. Grâce au soutien de ses propos, la souffrance m'a quitté en devenant mon habitude, l'ennui demeure encore, quoique, je reste malléable… J'ai l'impression que depuis notre rencontre, après la souffrance, l'ennui serait lui aussi en train de me lâcher. »

Nouvelle 044 _ Le malentendu

Le recueil orné d'un bandeau rouge était posé sur la table et semblait attendre depuis toujours.
_ Elsa avait choisi cet endroit calme plutôt que son petit studio sur le port où les odeurs de fritures se mêlaient à celles de mazout des bateaux et les cris des mouettes aux interminables palabres des commerçants ambulants. Ici c'était tout à la fois paisible et chic. Elle avait longuement cherché le lieu adéquat pour cette rencontre tant attendue et finalement opté pour cet ancien entrepôt devenu bar branché, très prisé des trentenaires. Le décor était sobre mais original, les poutres de fer et la passerelle métallique qui entourait l'espace en hauteur avaient été peintes en rouge. Sur les murs de briques blanchis à la chaux, l'histoire du lieu était retracée en quelques phrases écrites au pinceau, illustrées de photos anciennes. Un astucieux système de cloisons mobiles garnies de plantes offrait des coins plus intimes et propices à la conversation.
_ Malgré la sérénité de l'endroit encore peu fréquenté en cette fin d'après-midi et l'ambiance musicale apaisante, Elsa commençait à se sentir fébrile, sa sœur était en retard. Elle commanda un troisième café pour se donner une contenance et l'aider à patienter.
_ Elle avait troqué aujourd'hui son vieux blouson contre une petite veste neuve plus féminine. Chaque détail comptait pour ces retrouvailles avec Louise qu'elle n'avait pas vue depuis si longtemps.
_ Cette sœur, de huit ans son aînée, n'avait pas été d'un grand soutien durant ces difficiles dernières années. Pourtant, à la mort de leurs parents, Louise aurait bien voulu devenir son guide sur le chemin de l'adolescence, la former à son image, mais, n'ayant pas grandi ensemble, elles se connaissaient mal et Elsa n'avait pas un caractère malléable. Louise lui reprochait de rêver au lieu d'agir, et Elsa refusait de se laisser aliéner par son conformisme bien pensant. Elles avaient ainsi fini pas s'éloigner vraiment l'une de l'autre, Elsa le regrettait car elle sentait l'indifférence et même le mépris de sa sœur qui ne lui faisait pas confiance.
_ Enfin, cette fois, Louise avait répondu à son appel quand Elsa avait évoqué une nouvelle importante et même annoncé, avec une intonation mystérieuse, la présentation de « Jehan ». Elle allait enfin pouvoir prouver à son aînée qu'elle avait été capable de réussir quelque chose dans sa vie.
_ Elsa fixait les carreaux de verre colorés de la porte d'entrée lorsque celle-ci s'ouvrit brusquement. En voyant enfin apparaître sa sœur, elle sentit aussitôt monter en elle une fierté jubilatoire qu'elle n'avait jamais imaginée, elle en tremblait d'émotion.
_ Louise entra rapidement, essoufflée. Elle regarda Elsa en ébauchant à peine un sourire, et chercha aussitôt du regard autour d'elle une autre personne. Visiblement, elle avait couru et semblait déjà regretter sa précipitation. Constatant l'unique chaise vide à côté d'Elsa, elle cachait mal sa déception et son agacement. Elle s'assit en soupirant tout en vérifiant les messages de son téléphone, et posa négligemment son sac sur la table.
_ D'un seul coup, Elsa compris qu'elle ne pourrait jamais lui présenter « Jehan ». Sa fébrilité joyeuse se transforma en angoissante solitude. Elle se sentit prise au piège d'un très mauvais film, et se mit à souhaiter de toutes ses forces la fin de cette séquence.
_ Elle rangea discrètement le livre dans le grand sac posé à ses pieds.

Nouvelle 045 _ une passerelle en forêt

Je l'ai amenée dans ce lieu qui offre un magnifique point de vue et où son amour des arbres aurait pu la conduire. J'ai été une guide parfaite. Nous sommes ensemble, nous les deux sœurs, à quelques pas l'une de l'autre, sur la passerelle, au cœur de la forêt de feuillus. Nous admirons les branches, les écorces, les verts infinis des feuillages. Elle est en confiance. Je suis sûre qu'elle goûte chaque seconde qui s'écoule comme elle goûterait un vin rare ou un café serré. Je parie qu'elle me remerciera d'un baiser ou d'un sourire, si je lui en laisse le temps.

_ Je la regarde. Elle reste bouche bée, admirative de cette nature luxuriante à laquelle elle aliène sa réserve et sa pudeur. Elle semble s'étourdir des senteurs végétales. Je suis certaine qu'elle a oublié le mauvais tour qu'elle m'a joué, il y a plus de vingt ans. Moi, je n'ai pas oublié, même si ma vie semble avoir suivi un cours plutôt heureux. Je n'ai pas l'esprit malléable ni le pardon facile. Je ne me suis jamais illustrée par une tendance naturelle à excuser les fautes. Mon mobile est la vengeance. J'ai répondu à l'appel de la rancune. Il me fallait agir et je m'apprête à le faire une nouvelle fois.

_ Je la regarde. Femme béate devant des merveilles naturelles. Femme vieillissante et fragile. J'entends sa voix aigrelette, ses 'oh', ses 'ah', ses 'fantastique, Mimie'. Je vois son index trembler en désignant un écureuil qui grimpe sur un tronc. J'ai froid, je frissonne. Combien de fois faudra-t-il que je lui dise encore que j'ai horreur de ce surnom de 'Mimie' que je trouve tellement ordinaire ?
_ « N'est-ce pas fantastique, Mimie ? Aussi fantastique que les marmottes dans la montagne ? » J'acquiesce d'un petit « oui », assorti d'un hochement de tête. J'attends mon heure pour passer à la séquence suivante de mon scénario. Je considère la patience comme le plus grand trésor qui m'appartienne et je ne la troquerais contre aucune autre qualité. Je la regarde encore, je ne m'en lasse pas. J'essaye de m'imprégner au mieux des détails de cet instant. Mon cœur bat plus vite, ma bouche est plus sèche. Elle lève la main. Elle montre un tronc déformé. « On dirait un ours… » Elle ajoute : « Approche-toi. Viens voir d'ici, Mimie… »

_ Je n'ai rien oublié. Pendant toutes ces années, j'ai pris des acomptes sur ma revanche, sans jamais me décourager. J'ai omis de l'informer du poste qui s'ouvrait à la banque, j'ai répété à une amie commune toutes les calomnies qu'elle propageait à son propos. C'étaient là des effets de ma rancune et non de mon étourderie. Jamais, pourtant, je n'ai voulu m'engager dans des palabres ! Je ne bronche pas. J'évalue. Je pèse mes mots. Je parle enfin : « Quel est le prix d'un moment comme celui-ci ? » Interrogation perfide et jubilatoire.

_ « Mais qu'est-ce que tu me chantes là ? »

_ Je réplique : « Oui, quel est le prix à payer pour de tels instants ? Dans la vie, tout a un prix… » Il y a un silence. Un silence d'insectes bourdonnant, de vent léger. Je redis : « Quel est le prix de ces instants ? » Elle sourit. Elle n'a pas saisi où je voulais en venir. Nous sommes deux, seules avec les arbres, les insectes, les écureuils. Je m'approche d'elle comme elle me l'a demandé. Je fais ce que j'ai pensé faire. Je feins de trébucher, je la pousse violemment et elle bascule dans l'escalier. Une scène que j'ai imaginée des dizaines de fois depuis que je connais cet endroit ! Ça a juste fait « plok »…

_ Durant quelques secondes, je prends le temps de savourer le spectacle. Je la vois remuer comme une souris qui tenterait d'échapper à un chat, trembler de tous ses membres, puis au bout d'un temps interminable s'immobiliser. Elle a payé ! Je suis apaisée comme je peux l'être après un bain tiède. Je vais vers elle. Je la prends sous les bras pour tenter de l'asseoir contre la rambarde. Elle ne bouge plus ! Je la regarde. Elle est pâle et son visage est fermé. Je lui masse le bras. Je murmure : « Françoise, Françoise ! » Aucune réaction, même pas un soupir ou un petit mouvement des paupières. Au bout de quelques minutes, je dis : « Reste là Françoise. Ne bouge surtout pas. J'appelle les secours ». Une voix posée de mère bienveillante qui offre un soutien à son enfant. Je mêle l'apparence de la bonté à ce fond de méchanceté qui m'a poussée à l'action.

_ Je descends en courant vers le parking. On n'arrête pas une femme meurtrie dans ses sentiments. Françoise, ma grande sœur, me viennent alors plein d'images de toi, de mauvais souvenirs de nous deux. En l'absence de Papa et de Maman, tu n'avais pas le droit d'exiger que je recopie mes devoirs, que je mange mes repas jusqu'à la dernière bouchée ! Puis, vient seulement une pointe de regret : faute de pouvoir pardonner, j'aurais dû couper tout contact avec toi !

_ Mon regard fixe un point lointain, la clairière où j'ai laissé la voiture et passage obligé pour l'ambulance. Pour moi, l'important est d'être allée jusqu'au bout de ma vengeance, de l'avoir fait souffrir comme elle m'a fait souffrir quand elle a présenté Gérard, le prince charmant de mes vingt-cinq ans, à sa trop jolie copine. Pas un jour de ma vie, en effet, sans que je ne vive avec des « si », sans que je ne m'y cramponne à la moindre querelle avec Claude, mon époux. Si j'avais épousé Gérard, ma vie ne serait-elle pas plus passionnée, plus amoureuse, plus douce ?

_ À bout de souffle, j'arrive à l'entrée de la clairière. Je reste un bon moment à haleter, appuyée contre un vieux chêne. Lorsque l'ambulance apparaît, je reprends contact avec la réalité et me mets à espérer que Françoise survive. J'agite les bras pour montrer que c'est bien moi qui ai appelé, je monte à bord et j'indique aux ambulanciers la direction à prendre. J'imagine qu'ainsi les apparences seront sauves ! Après quelques minutes, quand je croise le regard des ambulanciers, je comprends que mon jugement a été juste et que leur intervention a été inutile. « C'est fini. Elle est décédée sur le coup. »

_ Ce jour-là, pour la première fois, je suis allée trop loin dans l'assouvissement de ma vengeance et j'en éprouve une sorte de remords obsédant.

Nouvelle 046 _ C'que j'aime

C'que j'aime? Mon p'tit café qui n'paye pas de mine, coincé entre la passerelle du marché et la rue du grand Charles. On s'y retrouve avec les poteaux, à jouer au Tiercé et qu'ça cause et qu'ça palabre tout azimut : les cotes des canassons, le PSG qui sombre ou le JT du 13h. Nous, qu'on préfère la Ferrari au Pernaud car comme dit Toine : « Mieux vaut un bon rouge clinquant qu'un p'tit jaune dilué! » Oh le Toine, un vrai personnage, à raconter les anecdotes comme personne, avec son phrasé des grandes écoles, il répète à tout-va : « Jubilatoire! Jubilatoire! » pour se faire mousser. Agaçant! Avec Toine, on n'est pas des lumières mais on sait d'quel bled on s'cause. On est parti ensemble à la guerre des Yougo. J'n'y ai pas gagné grand chose mais le Toine, il y a laissé sa main gauche. D'ailleurs qu'le toubib, il lui a troqué contre un crochet mobile. Pauv' Toine, deux semaines durant, il n'imprimait pas qu'sa main c'était du vent! Il souffrait le martyre. Et le Doc qui jacassait : « C'est le syndrome des membres fantômes, mais ne vous bilez pas les gars, le cerveau est plastique et malléable. » Pff, j'lui en foutrais du malléable, c'est son grappin qu'est devenu plastique!
_ Ah! Les barres de rire avec les copains quand il harponne son demi et qu'ça bling-bling dans tout le troquet : « Bah Toine! tu nous mêles le glas et l'angélus? Ou p't-être ben qu'c'est les épousailles… T'es avec la rousse ou la blonde? ». Et puis Fred qui y rajoute : « Jubilatoire! Jubilatoire ! » juste pour l'faire rager. Alors, pour n'pas paraître misérable, il la raconte la séquence. « Agir ou périr » qu'il commence toujours. « J'nichais au quatrième étage d'un immeuble à Dobrinja, les balles sifflaient dans les esgourdes, piégé comme un rat dans l'embuscade. Le temps était salement lourd, mon guide avait déguerpi et j'étouffais sévère. Mais à rester trop longtemps r'nifler l'air pur, c'est un plomb assuré en pleine caboche, canardée par un coyote slave. Alors, j'faisais l'essuie-glace entre les lucarnes et les senteurs putrides des arrière-salles, quand je vis le gosse ou p't-être ben d'abord la grenade. J'allais pour prendre le môme mais j'ai saisi la bombe. Et Boum! J'ai illustré rouge cramoisi toute la bicoque. Fausse donne! Le gamin était sauf et j'ai perdu la main ».
_ Brav' Toine, il l'mérite son quart d'heure d'exploit, j'sais bien que c'est foutaise mais quoi? C'est mon pote, j'n'vais tout de même pas déballer qu'le Toine y s'est broyé la main tout seul pour s'esquiver de cette saloperie de conflit. Et quoi encore? Qu'la gangrène a pris dedans et qu'on lui a coupé la paluche! T'inquiète Toine, soutien sans faille! Moi, j'l'entends ton appel au silence et j'sais qu'à chaque fois qu'tu choppes trop la pinte, c'est pour la fois où t'as cisaillé ta pogne. Tu n'voulais pas t'aliéner à la boucherie, t'voila accoutumé à la picole. Mais comme tu l'jases si bien : « J'm'aime mieux 'à croc' que cané chez les Yougo. » Jubilatoire! Jubilatoire!

Nouvelle 047 _ Maman déraille

A
tous les enfants
du monde entier.

Noël approche, Sophie, 13 ans, se fait offenser par sa mère pour avoir réclamé son cadeau. La scène se passe tôt le matin à la table du petit-déjeuner.

_ ? Bientôt c'est Noël maman, que vas-tu m'offrir cette année ?
_ ? Quoi ?
_ ? C'est bientôt Noël !
_ ? Et ? Et ben il fait encore très tôt pour aborder des palabres Sophie. Mange. Il y a aussi du lait si tu en veux pour ton café ; après le repas je vais mettre un peu d'ordre dans cet appartement. Tu sais, tes grands parents doivent nous rendre visite demain dimanche ; hier ils avaient plusieurs téléphoné fois à notre absence sans laisser aucun message, mais par coup de chance je suis tombée sur leur dernier appel quand je rentrais du parking. C'était ta mamie qui était à « l'autre bout du fil » et elle voulait me prévenir de leur visite. Tu vois bien que mes deux parents m'adorent encore ! (…) Et tu disais quoi du noël, si c'est à propos des cadeaux je te jure que tu n'en auras pas cette année.
_ ? Et pourquoi maman ?
_ ? Il n'y a pas de pourquoi Sophie. A l'âge de 13 ans tu agis encore comme une enfant de 5 ans. N'es-tu pas encore consciente de notre condition de vie désastreuse. L'électricité, le gaz, le loyer, tes études et ton habillement, c'est moi seule qui les paie tous en tant que simple gérante de parking. Tu ne sais pas que toutes ces dépenses aliènent l'économie. Tout allait mieux encore en harmonie quand ton père et moi vivions ensemble sous le même toit, car c'était lui qui prenait tout en charge, les plages, les piscines et même les restaurants. Mais un beau matin cette séquence a pris fin. Il s'est enfui quand tu avais encore deux ans, et personne ne sait où il est parti, il ne téléphone pas et n'envoie pas de lettres non plus. Et dès ce jour j'ai bien su que j'allais être mêlée à de telles difficultés tôt ou tard. C'est pourquoi je voulais t'envoyer étudier la musique à l'institut des arts, car je voyais en toi une future vedette dont le talent allait illustrer le monde entier : mais finalement j'ai été très convaincue que tu n'as ni le courage ni cet esprit aussi malléable pour conquérir la célébrité…
_ ? Ça va maman. Ça ne vaut pas le coût d'exhumer vos sinistres histoires à toi et à papa. Ce n'est pas de ma faute que tu n'as pas de soutien pour nourrir la famille, c'est la faute à papa, lui qui nous a abandonnées dans cette merde ; lui qui devait nous servir d'exemple et surtout de guide pour fonder le plus beau foyer du monde…
_ ? Voila que tu commence à comprendre ma fille. Si tu veux vraiment avoir un cadeau Sophie tu vas devoir troquer un de tes anciens jouets avec une amie pour en avoir un nouveau, tu n'as pas encore ton truc mobile, je ne sais pas comment vous l'appelez entre enfants, ce que je t'ai acheté le Pâques dernier. Ou il n'y a pas encore ton ancienne marionnette, celle qui ressemble à un vieil humoriste au visage plein de sourire jubilatoire. Elle me plaît celle-là, surtout quand tu la mettais en marche, on dirait un vieillard courbé le long d'une passerelle…
_ ? Oui je comprends maman. On n'en parlera plus !

Nouvelle 048 _ Shorts Messages Séquence (SMS)

« Clem, je garde en mémoire joyeux souvenirs,
_ Dans l'avion retour vers le vieux continent.
_ De palabres futiles en débats passionnants
_ Ne trouvez-vous pas au monde un bel avenir ? »

_ « Monsieur William, mercis de ce mignon MMS. Mon mobile et ma mobilité malléables m'amènent à imaginer mille moments mêlés sur le même moule. »

_ « Agissons Belle Camarguaise. Disons En Face Galerie Hector (Ivry). Jean Kaki, Le Monde, Nouvel Observateur Pour Que Reprennent Souvenirs du Temps d'Un Voyage. William. Xxx »

_ « Troquez ce rendez-vous imaginaire et votre jean kaki,
_ Reprenez vos esprits et votre agenda
_ Et illustrez-moi un plan Mappy et vous dans un acte de bravoure :
_ Que diriez-vous de partager de nouveau l'actualité et un café ? »

_ « Non. Comme les passerelles de Minneapolis à un ensemble de gratte-ciel, je suis juste aliéné à vos deux messages et à mes nombreux souvenirs de vous. Je veux rester au septième étage et au ciel du même nombre. »

_ « Consulte ta raison ; prends sa clarté pour guide. (Molière) »

_ « Dois-je considérer mon cœur vaincu ? Soit pour un rendez-vous Clémentine ; je vous laisse le choix dans la date. »

_ « Galabiat, j'ose espérer encor ceans que votre missive contra pesteries d'Hui n'est qu'une farcerie lacrimable, une estourderie fumeuse ou une coquardie maldisante. Si non, vous n'êtes qu'un valdenier et un sottard. A la revëoire. Ou A-Dieu. »

_ « Déplacées excuses pour ces mille messages.
_ Résister avec les mots est pour moi longtemps douteux que je n'aie su jouer tellement à cette plaisanterie d'un goût jubilatoire. »

_ « William, Assez ras le bol marre basta c'est fini trop c'est trop je jette l'éponge j'arrête je n'en peux plus j'arrive à satiété à saturation totale je suis gavée de vos EXERCICES DE STYLE . Vou ne pouvé pa envoyé un texto bouré de fôte ou en françé parlé com tou le monde ? Ou me téléphoner tout simplement ? »

_ « Clem… Désolé. Je vais avoir besoin de soutien. Je me cache sans cesse derrière ces messages car dans toutes nos conversations, nos échanges, nos éclats de rire, il y a une chose que je n'ai encore jamais osé vous dire ou écrire. Je vous aime. »

_ « Mais moi aussi imbécile !! J'attends ton appel. Clémentine. »

Nouvelle 049 _ Infâme une femme

Mon mec devra aimer Godard. Enfin, quand je dis ça, je veux plutôt dire qu'il devra envisager la vie comme un enchaînement de séquences godardiennes. Style, on sera posés ensemble au café, il me prendra la main, on ira danser le madison avec pour bande-son celle d'un vieux jukebox sixties, sous le soleil exactement. Ou alors, toujours au café, il aura le goût des palabres et moi je l'écouterai, je poserai des questions et il répondra, et puis clac, silenzio, on aura troqué la réalité pour un moment de cinéma.
_ J'aime me perdre dans des considérations idéalistes. Au moins, je corresponds à mes propres attentes, Moi s'en trouve flatté. L'appel de la réalité ne tarde jamais. Le matin je me lève, je prends le métro, le ciel est grimaussade, plaisir de mon pied qui s'écrase sur la feuille morte, tout est cyclique et je me fais chier, je me méprise de coller parfaitement à l'image de la prose adolescente. Mais je continue, tout est mobile alors il doit y avoir du sens, m'enfin comme dit Camille, « j'ai remarqué que plus on est envahi par le doute, plus on s'attache à une fausse lucidité d'esprit, avec l'espoir d'éclaircir par le raisonnement ce que le sentiment a rendu trouble et obscur. » A bon entendeur, quoi.
_ Aujourd'hui j'ai abordé un mec dans la rue, j'aime le faire parfois. Physiquement, il correspondait à mon genre, quoi qu'un peu trop lippu. On est allés boire un verre, c'est lui qui m'a emmenée dans un endroit ; j'aime quand c'est pas moi qui choisis, c'est bien d'avoir un guide. On a traversé une passerelle. C'est pas juste un détail, parce que quand on s'imagine la scène, on a juste à penser au long travelling où j'aurais les cheveux au vent et la moue de profil de la fille qui sait pas où elle va. L'inconvénient de l'écriture, et là je me pose déjà en vieille conne pontifiante, c'est que quand on exprime sa pensée en mots, même si l'idée est belle, le mot tombe difficilement juste. Je préfère le cinéma. Bref. C'était jubilatoire de voir ce mec en face de moi, l'anxiété et le verbe gicler de son corps de manière pléthorique pour contrer l'éventuel blanc. J'ai pas de problème avec ça. Je me sens assez confortable avec les blancs. Je regarde la personne intensément, elle croit que je pense à quelque chose en particulier alors que j'ai cette grande faculté de pouvoir agir sans penser. C'est pas donné à tout le monde. Et donc, alors qu'il commençait à s'empourprer de ne rien trouver à dire, je lui ai demandé
_ « Pourquoi est ce qu'il faut toujours parler »,
_ il a rien dit, c'était une bonne réponse.
_ Alors, à ce moment précis, je me suis dit qu'il n'y avait encore une fois aucune cohérence à ce qui était en train de se passer. J'ai eu envie de faire pause, freeze, de regarder autour, là où on était, voir si les gens pensaient comme moi. J'ai du les regarder pendant une minute, sans les juger parce qu'il faut pas, boire leur coca et se draguer, se contant fleurette/s'échangeant leurs 06 (barrer la mention inutile), le sourire prédateur et le corps puant le désir aléatoire, tous aliénés qu'ils étaient, et puis j'ai essayé d'en revenir à lui. C'était même pas une rencontre, juste un agrégat de solitudes. Le mec avait l'air de plus en plus mal à l'aise mais sous le charme, aussi. Enfin je dis ça, j'en sais rien. Il m'a fait penser à un vieux bout de patafix, je l'ai senti malléable, capable de se coller, random poster, à n'importe quel mur. Lui aussi a besoin d'un soutien, parce qu'il est dans le doute comme moi, alors à quoi bon.
_ On est sortis et il pleuvait. Non, en vrai, il ne pleuvait pas. Il a cherché, et objectivement c'était touchant, à me prendre la main. J'ai pas voulu donc ; il a pas à se mêler de ma vie plus que ça. Je lui ai demandé quelle ambition il avait dans la vie, illustrer des albums pour enfants, j'ai trouvé ça nul. Il m'aurait dit, « devenir immortel et mourir », je l'aurais embrassé, mais là je me suis juste dirigée vers la passerelle. Il a du rester planté,
_ fondu enchaîné.

Nouvelle 050 _ Rencontres

Elle gisait là avec l'âme en peine…
_ Elle, c'était Marine. Elle était partie de bon matin pour aller boire un café avec Sarah, une amie. Elle avait essayé en vain de troquer ses pantoufles de femme enceinte pour des bottines à talons. Mais elle avait dû se résigner à sortir avec des vieilles chaussures de sport. Après tout, cela illustrait bien sa condition de femme en fin de grossesse ! Elle se rassura. Il lui restait moins de trois semaines à tenir. Après neuf longs mois passés ensembles, ils se sépareraient bientôt pour vivre une toute autre relation. Pendant la grossesse elle était à la fois si proche et si loin de son bébé. Elle avait hâte de le rencontrer « pour de vrai ».
_ Son amie Sarah revenait d'un voyage d'un an en Australie et ne l'avait donc pas encore vu enceinte. Ces retrouvailles allaient être jubilatoires et même plus que cela. Leur euphorie allait sûrement atteindre des sommets ! Cette année fut longue pour les deux femmes qui ne s'étaient presque pas quittées depuis l'enfance. Marine se remémorait leur dernière soirée, transformée en palabre, où l'une essayait de retenir l'autre et l'autre argumentait sur son besoin de partir.
_ Marine marchait aussi vite que son gros ventre le lui permettait. Elle venait de traverser la passerelle piétonne, quand elle la vit de l'autre coté de la route. Elle lui fit signe puis traversa, faisant confiance au feu piéton vert. Elle était trop impatiente et oublia de regarder à droite puis à gauche. Elle entendit le crissement des pneus, vit son amie se pétrifier, senti le choc de la voiture contre elle et perdit connaissance.
_ Elle gisait là avec l'âme en peine, reprenant connaissance. Son ventre était vide. Elle ne ressentait pas grand-chose tant son corps était douloureux. Mais, ça, elle le savait. Son bébé n'était plus dans son ventre. Elle en était sûre. On lui avait enlevé. Son corps et sa faculté à mettre au monde son bébé venait d'être aliénés par un… J'aurais envie de dire  » par un monstre », mais ce n'était pas du tout le cas. C'était une personne banale se croyant invincible. Un homme, comme vous et moi, persuadé que rien de grave ne pouvait lui arriver. Il avait décroché son téléphone mobile et n'avait pas fait attention au feu qui lui indiquait de s'arrêter. Il n'avait pas vu Marine qui traversait la route.
_ Elle gisait là et personne n'avait encore vu qu'elle se réveillait. Elle n'avait pas entendu l'appel de son bébé. Ce petit être dont elle ne connaissait pas encore le sexe. Elle et son mari, Olivier, avaient voulu garder la surprise. Elle n'avait pas entendu cet appel. Ce cri qui dit : « Je suis en vie ! Prends-moi contre toi. » Où était son bébé ? Etait-il vivant ?
_ Soudain un visage se pencha au dessus de sien.
_ ? « Bonjour, je suis Catherine, une sage-femme. Vous m'entendez ?
_ ? Oui.
_ ? Vous êtes en salle de réveil. Nous avons dû vous faire une césarienne d'urgence. Vous aviez une hémorragie au niveau du ventre. L'équipe médicale a dû agir. Vu que vous étiez dans le neuvième mois, le bébé ne risquait presque rien.
_ ? Il va bien ?
_ ? Oui. Il n'a rien eu pendant l'accident. C'est un petit miracle. Vous aussi, vu les circonstances, vous vous en sortez bien. En ce moment, il est avec son papa.
_ ? Je veux le voir. »
_ Catherine parti. Elle revint quelques minutes plus tard accompagnée d'Olivier. Il avait d'immenses cernes, le visage humide de larmes et tenait un bébé dans les bras.
_ ? « C'est une petite fille » dit-il avec émotion.
_ Il lui tendit sa fille, mais Marine eu un mouvement de recul. Tout était si irréel. La naissance qu'on lui avait volée et l'accident se mêlaient. Cette première aurait du être heureuse et mémorable ; hors il n'en restait rien, excepté peur et souffrance. Quant à ce dernier, il lui revenait par flashs, comme des séquences d'un film oublié qui resurgiraient brusquement. Elle ne pouvait pas prendre ce bébé. Elle n'arrivait pas à se rendre compte que c'était le sien. Catherine lui attrapa les mains et lui dit :
_ ? « C'est dur. Je sais. Mais elle a besoin de vous et vous avez besoin d'elle. »
_ Marine la regarda droit dans les yeux et se mis à pleurer. La sage-femme la prit dans les bras. Marine avait l'impression d'être une petite chose fragile et malléable. A cet instant, quiconque aurait pu finir de la détruire irrémédiablement. Mais Catherine ne lui voulait aucun mal. Elle était comme un guide bienveillant qui ramenait les âmes égarées chez elles. Grâce à son soutien, elle pouvait laisser partir ses peurs, sa douleur et sa colère. Grâce à son soutien, elle sécha ses larmes et tendit les bras vers son bébé. Olivier lui déposa contre son torse.
_ Catherine proposa à Marine de prendre sa fille en contact peau contre peau. Elle lui expliqua que cela serait bénéfique pour tisser des liens avec elle. Marine hésita puis fini par accepter.
_ La petite se réveilla et s'agita. Elle vint se coller contre le cou de sa mère. Puis, animé par son instinct, elle essaya de ramper sur le corps de sa mère. Marine entendit Catherine lui murmurer : « Quelle force de vie ! Laissez-la faire ! On voit souvent ça chez les bébés nés naturellement, mais rarement dans de telles conditions. Laissez-la faire ! Elle cherche votre sein. »
_ Et elle le trouva. Elle ouvrit la bouche et se mit à téter. A ce moment précis, Marine comprit que personne ne pourrait plus lui voler d'instant avec sa fille.

Nouvelle 051 _ L'avenir, c'est maintenant ?

Frigorifié mais obstiné, il est emmitouflé dans une épaisse parka râpée qu'il a dû troquer contre une corvée. Le printemps débourre des bourgeons d'avril, on est déjà loin des fortes gelées, mais t'as froid quand t'as faim. On ne voit que lui sur la dune. Il ausculte le ciel et intériorise le vol en « saint esprit » de la sterne criarde suspendue dans le vent. Drones de l'imaginaire, les oiseaux considèrent la détresse de plus haut.
_ Devant lui, l'Angleterre, cicatrice calcaire sur l'horizon. Si près. Si loin. Il ira. Il doit y aller. Ou mourir. De temps à autres, par séquences machinales, il déclame des bribes de conversation pêchées dans son guide kabôli-anglais : une vingtaine de feuillets, pliés, dépliés, mâchés par une fièvre quotidienne. Son tailleur n'est pas riche mais, lui, tient son passeport pour la fortune : « Full-time job ? Yes ? » Des expressions vitales ont traversé les frontières dans sa poche. Elles ont parcouru combien ? dix mille kilomètres au bas mot si tu comptes les ratés, les hésitations, les erreurs de road-book sur les sentiers de l'errance. Et les kilomètres de surplace, les passeurs indélicats, les polices zélées, les bakchichs, les palabres interminables. Les détrousseurs.
_ Il s'exclame dans le vent. « Slow but sure« … des formules toutes faites qui l'amusent. « Sure ! » Les goélands n'y pigent rien. L'anglais ne les fait pas rire… Contrairement à ce que pensent les gens heureux, les goélands ne rient pas. Ils hurlent, menacent, dénoncent. On leur a volé quoi ? Ils crient leur frénésie. Le ballet agressif de ces rapaces palmés, hautains, moqueurs et sans pitié, illustre le combat perpétuel pour la pitance.
_ J'aurais pu me payer une retraite pépère « sur la côte », au bord de toute la bleue, bordée de sable doré lavé à la main tous les matins ; comparer les yachts dédaigneux des nababs du pétrole et chercher l'ombre exotique des palmiers de la baie. J'ai préféré les galets, les dunes, le vent qui te transperce les abattis, les chars à voile, les cerfs-volants. Et les mouettes avides qui se balancent, assises sur la bosse des vagues. Et les épagneuls bretons qui puent le chien mouillé à l'eau de mer. Et les gros popotins de la boulonnaise – la race – qui galopent à marée basse. Et la chaleur au charbon des bistrots du nord où t'as toujours l'impression d'avoir une famille en rab' et un café qui t'attend.
_ J'ai choisi les furies du Pas-de-Calais et le sable grossier qui roule sous le pied du malin les jours d'intempéries. C'est là que je l'ai trouvé, essayant de conjuguer son futur en anglais. Il a pris peur. J'étais l'inquiétude. Un peu gêné, je lui ai fait un signe complice, genre « coucou, j'suis pas flic. » À peine rasséréné, le sourire hésitant, il s'est rassis. Moi aussi. J'ai sorti un sandwich que j'ai déchiré à pleines dents, puis je l'ai partagé. C'est tellement mieux à deux. On est restés une heure à rien – à tout – se dire. En silence. Il nous manquait les mots et on s'en passait… à quoi ça sert les mots ? À se taper dessus ? On n'a pas les bons verbes mais je crois qu'on s'entendait fort, lui et moi, dans le ressac roulant de la mer qui soûle.
_ Elle commençait à grossir, d'ailleurs.
_ Il s'est mis à pleuvoir à gros grains mouillants. D'une bourrade dans le dos, je lui ai indiqué la direction. Il est allé chercher son sac à dos camouflé dans le sable. On a longé la plage ensemble, côte à côte, longtemps.
–––
_ Si la marée haute s'énerve, on sera pile poil devant l'aquarium : en officier de quart averti, il s'est installé d'autorité à la passerelle, derrière la grande vitre, chez Marinette. Les paquets sautent la digue. Il boit la mer furieuse avec la soif jubilatoire des gosses qui s'écrasent le nez sur la vitrine du Bhv à Noël. L'Angleterre disparaît au-delà d'un brise-bise de buée et de herses cafardeuses qui transpercent les nuages. Il y a la queue sur le rail. Ma parole, si tu traverses, tu te fais écraser par le train des tankers. C'est pas aujourd'hui qu'il la verra la reine d'Angleterre, ni la garde poilue de Buckingham, mais tu sais, elle s'en fout, la Queen au lait fraise avec son chapeau vert guimauve… elle s'en fout que tu claques du bec. C'est pas pour rien qu'elle campe sur une île, l'Angleterre, c'est justement pour ne pas se laisser arraisonner par des flibustiers de ton espèce. T'as pas compris ça ?
_ Indexe pointé, je lui fais le coup du moi Tarzan, toi… ?  » Moi Rahim !…
– Moi Paris, et toi ? – Moi Kaboul. – Kaboul ? – Yes, Kaboul, but no Taliban..
. »
_ On mêle nos rires sans paroles et ça vaut un bifteck… quoique… Sur son dico rachitique je cherche un mot en anglais que je reconnaîtrais par hasard… Ah voilà ! Hungry… « Are you hungry ? » je lui montre du doigt. Il riboule des prunelles ; me jauge d'un regard mobile et incrédule. Rahim secoue la tête « No… thank you« . No ? Mon œil ! « Marinette, tu peux nous faire deux moules frites ? Oui, marinière, s'te plait, bien servies, Marinette, et deux ambrées sans faux-col..
_ Ça me rend flou de penser à ces « clandestins ». Ils viennent de ce moyen-orient lointain s'aliéner dans la brûlure de l'espoir. Ils s'imaginent qu'ils vont pouvoir vivre ce qu'ils connaissent de notre vie. Si j'avais les mots, je lui expliquerais que l'avenir n'est pas aussi malléable qu'il croit. Qu'il serait évidemment mieux chez lui, avec les siens. Il a une femme ?… De quoi je me mêle ? Il m'objecterait, bien sûr, que sans doute mais qu'il s'en fout, avec l'étonnante et vorace vivacité de l'homme qui joue son histoire à la roulette. Il ne sait pas qu'il fuit ; il est à la conquête de la survie, pour lui, pour sa famille qui a financé son « voyage ». Il tente de s'emparer de son existence et s'invente des lendemains au ketchup. Rahim préfère déjà les fish and chips.
_ Il n'avait pas faim mais il est musclé des mandibules ; elles n'ont pas eu le temps de respirer, les moules. « Thank you, thank you ! very nice ! » Rahim se suce les doigts, éponge son fond de bière, s'essuie les moustaches dans la manche, me catapulte un sourire étoilé et revient dare-dare à son poste d'obsession. Si près. Il ira. Il doit y aller. Il va tenter cette nuit, j'en suis persuadé. Il n'a pas accepté le lit que je lui ai offert. « Thank you, but… » Pas grave, Rahim. « Good luck« .
–––
_ Ce matin à l'aube, je suis allé sur le parking poids lourds. Il n'y était pas. Ou plus.
_ Au fond, ça ne me regarde pas ; il a probablement traversé. J'arpente la dune. Il pleut. Il fait froid. S'il est là, il va attraper la crève. Je ne suis pas du genre père adoptif ou soutien de famille, pourtant ça me ferait mal qu'il lui arrive quelq ue chose. Un besoin viscéral d'agir me submerge. Je le sens en danger. J'ai la certitude lancinante et coupable que sa carcasse est mise à prix par l'inhumaine connerie des hommes. Et puis… s'il restait un moment, je me mettrais à l'anglais pour lui dire « tu peux compter sur moi. » Pas plus : il n'a peut-être pas envie.
_ Le vent a tourné ! Je n'entends plus la mer. Ni les goélands. Une musique sournoise me harcèle les tympans. Je presse le pas et j'arrive essoufflé au sommet de la dune. Ah… il est là ! adossé au talus. Je respire. Il bachote son lexique ? De ce temps-là ? il est dingue ou quoi ? « Rahim ! » Je hurle mais la bourrasque m'emporte la voix qui s'arrache comme un parapluie. Il n'entend pas mes appels. Je lui fais des grands signes. Et j'accours.
_ Oh, merde ! Merde ! Il a la bouche ouverte. Son regard est rivé sur l'Angleterre et déchiffre, dans l'imaginaire du ciel sombre, quelques mots de lumière : « Future is now » peut-être… Saleté de misère ! Je m'agenouille et lui ferme les yeux. Rahim est encore tiède. Un terrible coup sur la tête. Du sang poisseux dilué par la pluie lui coule de l'oreille sur une joue bleue mal rasée. Son poing serre les précieux feuillets. Son sac à dos éventré gonfle au vent.

Nouvelle 052

La main fébrile de Jacques se posa sur le papier – ses doigts nerveux se mêlaient et se tordaient. Il reprit un instant le porte-plume… le reposa, et essuya la larme qui venait poindre à la commissure de ses paupières. Il appuya ses coudes sur le bureau, et son visage s'effaça entre ses paumes.
_ Comment faire ? Comment faire de ces quelques phrases l'esquisse d'une vie – l'esquisse d'une vie perdue – l'épitaphe d'une vie aimée : les mots, ces beaux et chers mots qui, jadis, lui étaient si familiers, à lui, l'écrivain ! aujourd'hui fuyaient vers d'autres lieux, d'autres temps ; les premiers jours lui venaient à la mémoire, ces premiers jours simples et tendres comme la joue de la femme chérie. Le tictac de la pendule se penchait sur minuit, à la fenêtre le vent agitait les feuillages qui frappaient le carreau.

_ Jacques troqua sa vieille veste de velours contre un pardessus bleu, verrouilla la porte et s'élança d'un pas rapide sur l'avenue. Au premier croisement il tourna à gauche et suivit le boulevard sur quelques centaines de mètres. Il entra au Bistrot rouge et l'aperçut dans le fond de la salle obscure. Elle lui sourit.
Il s'assit en face d'elle, commanda un verre de vin blanc. Appuyée sur la banquette, bras croisés, la tête légèrement inclinée, elle le fascinait, et il tentait de saisir son regard mobile qui sans cesse le fuyait. Ce n'était pas la première soirée qu'ils passeraient ensemble, mais jamais jusqu'alors elle ne s'était osée à quitter sa réserve ; parlant avec finesse, des gestes délicats lorsqu'elle soulevait sa tasse de café ou qu'elle passait ses doigts dans ses cheveux sombres, elle gardait cette distance tacite qui, sans frémir, illustrait la fragilité de la nature sauvage de cette femme intègre.
_ Ce soir-là, elle lui parla de Rome. Elle lui dit le souvenir de son père italien, qui dans le silence de sa casa de la vieille ville lui racontait à voix basse comment il luttait, dans le temps, contre les Chemises noires, comment ils se réunissaient, à la nuit, en palabres secrètes ou comment l'on ferait sauter un pont, surinerait un ennemi, délivrerait un camarade. Il fallait agir ! disait-il alors à sa fille, qui voyait dans sa face parcheminée la sourde et jubilatoire fierté d'avoir perdu les jambes, mais gagné la guerre.
_ Elle racontait son père en séquences successives qui illuminaient ses yeux. Toutefois ses traits s'étaient durcis lorsqu'elle avait parlé de sa mort – durant quelques années elle avait été le soutien journalier de sa vie, l'aidant dans ses tâches, causant avec lui ; sur la fin il disait, je suis remis à celui qui me guide, et cet athée de toujours prenait dans son discours des élans mystiques.
_ Les médecins le croyaient aliéné, et dans ses dernières semaines on lui avait administré des sédatifs qui, disait-il, rendaient malléable le pain rassis de l'existence.
_ Elle ne voulait pas pleurer, et ils avaient convenu de marcher vers le centre-ville. À ses côtés, elle semblait affectée, et se raccrochait au bras de Jacques comme à cette bouée que l'on tient farouchement pour éviter de sombrer.
_ C'est alors qu'ils flânaient qu'il avait ressenti la première occurrence de ce sentiment nouveau. Il voyait en elle cette exhortation suprême, cet appel de la vie à se consacrer à une tâche, – à un but, – à une ambition. Elle était la réification de ce désir ancien qui le voulait placé dans le monde ; elle était cette place et la passerelle vers cet équilibre qu'il convoitait. Intérieurement il élaborait ces projets d'une vie nouvelle, lui le misanthrope, le seul, le désolé.

_ La pendule, depuis plusieurs minutes, avait dépassé minuit ; Jacques se renversa sur sa chaise, leva ses yeux mouillés au plafond et gémit amèrement.

Nouvelle 053 _ Après

Il habitait rue de la séquence mobile, juste à côté du café des palabres.
_ Nous avions rendez-vous le mardi et le jeudi à 19 heures sur les tatamis du quartier latin.
_ C'était mon guide, ma passerelle vers le ciel.
_ Quand il arrivait au cours de kung-fu, un sentiment jubilatoire m'envahissait. Je me sentais voler et rire, danser et chanter depuis le bout des orteils !
_ Quand il est mort, j'ai basculé dans le vide et la chute a été vertigineuse.
_ Lorsque nous étions ensemble, rien ne pouvait m'arriver. Je marchais, les yeux fermés, heureuse et libre. Grâce à lui, j'ai découvert l'univers de la conscience. Le cerveau a des capacités immenses et étranges qui se mêlent et s'entremêlent. Leur exploration est une quête de toute la vie. Il m'avait dit « nous nous connaissons déjà » et aussi « je vais bientôt partir », telles des énigmes à résoudre.

_ Arrivée au fond du trou, il m'a fallu agir : répondre à l'appel de la vie, troquer mon costume de pleureuse pour celui de survivante et remonter la pente, petit à petit.
_ Mais comment ne pas rester aliénée à son fantôme, démêler les sentiments qui durent de ceux qui passent ?
_ J'ai cherché dans les histoires des autres, lu des livres, écouté des histoires, encore et encore. La plupart s'arrête là : ils s'aiment, partagent une tranche de vie et patatras, il ou elle meure. Et après ?
_ Après, la vie continue, c'est vrai.
_ La souffrance à hurler s'arrête aussi. L'unité de souffrance passe de la journée, à la semaine, puis doucement au mois et enfin à l'année. J'en suis là aujourd'hui.
_ Mais il faut aussi retrouver une protection et s'appuyer sur des soutiens pour se reconstruire, sans rester cette boule malléable de douleur à vif.

_ Je ne suis pas morte et pourtant je suis re-née. Il reste la toile de fond sur laquelle s'illustrent les épisodes de ma nouvelle vie.
_ Tous les jours, un événement, un clin d'œil, petit ou grand, renvoie à ces souvenirs, à cette histoire. Comment cela se serait-il passé avec lui ? J'aurais aimé partager ce moment avec lui.
Je revois son visage en surimpression, je remarque une silhouette ou une démarche qui lui ressemble. Régulièrement, en voiture, j'entends les sirènes des pompiers qui sont intervenus suite à notre accident.
_ Cela me rappelle qu'il faut profiter des petits bonheurs de chaque jour.
_ Retrouver dans un sourire, une gentille attention, un regard même la jubilation de le voir arriver sur le tatami, il y a tant d'années.

Nouvelle 054 _ La chaleur des livres

Marguerite, bénévole de la première heure à la bouquinerie de la ville, avait une tendresse particulière pour le jeudi ; c'est que ce jour-là lui ramenait son protégé. Quand il poussait la porte, elle délaissait les autres clients, même au milieu d'une des ces palabres oiseuses et interminables que les solitaires se plaisent à infliger à tout ce qui tient boutique, et pour qui c'est une règle d'or de ne jamais montrer au chaland qu'il vous ennuie. Marguerite commençait par offrir un café puis ils passaient un peu de temps ensemble.
_ Elle lui donnait des nouvelles de son immeuble. Avec force détails.
_ ? Ma vieille voisine est encore tombée… Les petits jeunes qui habitent sur mon palier vont divorcer… Mon pauvre Fifi a été malade…
_ Il lâchait quelques mots sur la météo. Avec parcimonie.
_ ? Pas bon pour les livres, l'humidité !
_ Les autres bénévoles les observaient de loin. Ils n'aimaient pas la présence du sans-abri dans la boutique. Quand il entrait, son apparence et surtout son odeur chassaient les autres acheteurs.

_ Il avait bien été dit, lors de la réunion mensuelle, mais avant l'arrivée de Marguerite, qu'il fallait agir mais personne n'avait osé l'affronter. Un autre soir, Jean, professeur à la retraite, dont la sage expertise en matière de littérature leur servait de guide lorsque qu'arrivaient en magasin de nouveaux livres, avait bien fait une tentative :
_ ? Marguerite, votre protégé nous aliène une bonne partie de notre clientèle !
_ ? Il nous… quoi ? s'était-elle insurgée.
_ Et de raconter, une fois de plus, comment elle avait rencontré le vagabond. La scène avait eu lieu deux mois auparavant, un lundi ; il faisait déjà très froid. Elle et quelques autres avaient passé le week-end à sortir des rayons les livres invendables, ceux qui empêchaient les nouvelles acquisitions de trouver leur place sur les étagères. Ils les avaient déposés sur le trottoir en attendant que le peintre qui habitait la même rue passe avec sa camionnette pour les déposer à la déchetterie. C'était sa façon à lui d'apporter son soutien à l'association. Marguerite arrivait au cœur de la séquence émotion qu'elle se plaisait à revivre :
_ ? Je vois un gars qui ne fouille pas dans la poubelle comme les autres, mais dans la cagette de livres à côté ! Il est reparti avec le plus grand, je m'en souviens bien, un livre cartonné sur les mobiles de Calder, trop abîmé pour qu'on puisse espérer le vendre. La semaine suivante, il est revenu devant la boutique mais, forcément, il n'y avait plus de livres sur le trottoir… Je l'ai fait entrer et je lui ai dit qu'il pouvait choisir l'ouvrage qu'il voulait et que je le lui offrirais. Il a ouvert de grands yeux et j'ai dû lui répéter ce que je venais de lui proposer. Il a pris son temps ; son choix s'est porté sur un grand format, très bien illustré, sur la construction des moulins en Hollande au XVIII° siècle. Nul doute que nous avons affaire à un connaisseur !
_ Là, elle prenait invariablement le même ton jubilatoire quand elle parlait du bonheur qu'elle avait éprouvé de pouvoir apaiser la faim de culture de cet homme affamé. Un homme, transi de froid et de faim, était reparti avec un livre qui lui avait procuré autant de chaleur que le café qu'elle lui avait servi… Et de lancer une fois de plus son vibrant appel : Qui, à part la bouquinerie, pouvait offrir des livres aux SDF ? D'ailleurs, ce n'était pas la bouquinerie qui offrait de temps en temps un livre, mais elle, Marguerite, et qui plus est, de sa poche ! D'ailleurs, il ne s'agissait pas d'en donner à tous, mais juste au sien, le seul qui venait en chercher.
_ Jean n'avait pas insisté et personne d'autre n'avait osé s'en mêler. Marguerite n'était pas quelqu'un de malléable et ce n'est pas elle qui aurait troqué ses convictions à elle contre le prêt-à-penser de tous les autres, juste pour profiter de la tiédeur rassurante du troupeau. Les choses en étaient restées là et, jeudi après jeudi, il revenait.

_ Une fois le café siroté et la conversation épuisée, Marguerite lui tendit un petit livre :
– Cette fois-ci, c'est moi qui …
_ Sa phrase ne trouva pas assez d'espace pour se déployer.
_ ? Trop petit çui-là ! On voit bien qu' vous logez pas sous la passerelle ! Fait froid par terre ! Peux pas m'asseoir là-d'ssus quand j'fais la manche !

Nouvelle 055 _ Agir ?

Agir, agir se dit-il – aux limites de mes forces – jusqu'à l'impossible qui me sortira de l'horreur, me sortira de l'épreuve. Si seulement j'étais mobile au lieu d'être aussi stupidement couché, la jambe et l'épaule brisées, sans nul soutien ! Si de la vallée j'avais entrepris une tout autre aventure que celle-ci qui vient illustrer mon habituelle pédanterie, l'orgueil que je mets dans la plupart des défis que je me lance ; je ne serais pas là seul guide d'une folie qui m'a rompu et m'aveugle à mesure que neige et froid rendent la matière aussi peu malléable que peut l'être mon ressentiment. Stupide, idiot, crétin ; c'est ce que je suis et le verdict, hélas est sans appel. Autour de moi, plus rien qu'une luminosité sur le déclin, qu'une nuit qui très vite, en un sinistre plan-séquence, effacera de moi toute présence et en moi la plus minime espérance. Aurais-je soudainement peur ? M'en irais-je troquer les inutiles oripeaux du blessé que la douleur tétanise à peine et que la folie envahit au contraire avec rapidité, trouvant la passerelle juste – et stable celle-ci -pour atteindre à ma conscience du désespéré de la situation contre la jubilatoire ivresse du héros inconnu que charrieront les éléments et transformeront les fureurs du ciel, tout comme Otzi ?
_ Oui j'ai peur, la vallée ne sait pas que je suis à proximité du ciel ; que je m'en vais dans quelques heures à peine mêler mon fragile souvenir à la cohorte de ceux qui au fur et à mesure des modes et des défis, des paris et besoins de se découvrir et trouver se sont frottés à elle : la montagne ! Et dire qu'hier encore, assis face à ma planche à dessin, ma tasse de mauvais café froid abandonnée dans un fatras de papiers froissés – dans un bordel diraient certains qui ne me connaissent pas – je lisais les dernières épreuves du long travail que mes amis de Tombouctou et moi devions publier grâce au soutien de la Fondation Palabre et Culture. Que n'aurions nous fait ensemble pour que soit promue la richesse de l'oralité qui éduque sans aliéner et véhicule cette force extraordinaire et magnifique du souffle créateur – le son est le miroir du mot et l'oral est la chaleur du verbe, avancions nous en introduction de notre étude – du souffle qui m'abandonne et que je ne peux même plus pleurer tant mes yeux sont secs et brulés par le froid.
_ Agir, agir songea t'il ; mais quelle utopie que ceci. Agir comment ; je n'ai pratiquement plus de lucidité ? C'est facile de vouloir et si complexe de réaliser, et réaliser quoi ? Réaliser que je me meurs sans secours, sans soutiens, sans regrets et sans amertume. Pourquoi en aurais-je, la Passerelle là-bas esquissé par l'effacement des arbres, de l'horizon, de la vie, de la chaleur et du gris de la vallée, je vais l'atteindre dans le dédoublement hallucinatoire de l'agonie ; j'y suis déjà, elle est à présent douce et je suis immobile, les membres gelés, le cerveau embrumé. Ca y est : Otzi, mon vieux, je suis comme toi l'enveloppe figée, cristallisée et inerte d'un esprit qui émigre. Je vais à mon tour illustrer que l'intrépidité a d'implacables limites quand de l'horloge du temps le réel s'en vient aliéner le conscient. Et inconscient je l'ai été. Gravir ainsi les sommets mystérieux et féroces à peine couvert, mal chaussé, sans un ami, un guide, un raisonneur, qui m'aurait assisté, qui m'aurait aidé à agir avec prudence. Mais, que tout cela est loin. Je meurs de froid, d'une immobilité que j'ai sollicitée, voulant je le réalise maintenant troquer le banal d'un quotidien banal contre l'appel du large, à jamais pour moi censé illustrer la belle, la juste, la noble mort. J'y suis parvenu, amis de l'Arbre aux Palabres ; votre soutien me manque mais, j'y suis. J'y reste !

Nouvelle 56 _ De la maîtrise des codes

Depuis plusieurs jours, il faisait très chaud à Paris. Et là, nous étions surpris par le froid. Avant même que les matelots ne relèvent la passerelle du ferry, nous nous étions réfugiés au café du pont supérieur. Il y avait un épais brouillard comme c'est parfois le cas à Calais, même en juillet, et les mugissements des sirènes des bateaux rentrant au port se mêlaient aux piaillements aigus des goélands. Dès que nous avions embarqué, Bernard avait troqué le pantalon de toile et la chemisette qu'il portait au départ de Paris pour une tenue décontractée plus chaude et confortable. J'essayais de me concentrer sur la lecture du guide du Routard, mais son air maussade me préoccupait. J'essayais sur un ton volontairement jubilatoire : « Alors, tu n'es pas content que nous partions ensemble en week-end ? Ce n'est pas si fréquent ! ». Il murmura un « Oui, bien sûr » peu convaincant.
_ A notre arrivée à Londres, vers 15 heures, il faisait encore plus froid. Le soir même, nous étions invités au Royal Opera House par James, le boss de Bernard. On y donnait « Don Giovanni ». C'était une soirée « habillée » comme les Anglais en raffolent. J'avais emporté une robe longue bien trop légère, il allait falloir me trouver une étole chaude et élégante, et rapidement car les magasins ferment tôt ici. Bernard, comme chaque fois qu'il devait assister à une cérémonie protocolaire à Londres, avait réservé son smoking chez le loueur habituel. La première fois, le tailleur lui avait envoyé une fiche à remplir avec 38 mesures à prendre… Il avait consenti de mauvaise grâce à se laisser calibrer par mon mètre ruban, mais nous avions bien ri ensuite devant la séquence des résultats qu'il avait fallu convertir en inches !
_ Sitôt les valises déposées, nous sommes donc partis à la recherche d'un vêtement pour moi ; la chance était avec nous, j'ai trouvé dès le second magasin une veste de demi-saison dont la couleur se mariait à celle de ma robe ! Le smoking de Bernard devait être livré à l'hôtel à 17 heures. Mais à 17h15, toujours rien. Coup de fil au loueur : personne. Coup de fil à la réception pour demander l'adresse d'un autre loueur : « impossible, à cette heure, ils sont tous fermés ». C'était une catastrophe. James était du genre psychorigide, peu malléable, il serait impossible de lui faire l'affront de venir en tenue de week-end. Impossible aussi d'invoquer un retard dans les transports et de ne pas nous rendre à cette invitation : Bernard et lui s'étaient téléphonés dans la journée, et il savait que nous étions à Londres.
_ C'est alors que nous recevons un appel du réceptionniste : il a peut-être une solution. Il demande à Bernard de le rejoindre dans le hall d'accueil. Une demi-heure plus tard, le voilà de retour, portant triomphalement un smoking sur un gros cintre en bois, et une paire de souliers vernis ! Il me raconte qu'après de longues palabres avec le maître d'hôtel, ils étaient tous les trois descendus dans les sous-sols de l'établissement. Là se trouvait une quantité inimaginable de smokings suspendus à des portants : les tenues des serveurs pour les repas de gala ! Le maître d'hôtel avait le coup d'œil, et il eut vite fait de trouver un vêtement de bonne taille pour Bernard. Quant aux chaussures, c'était encore plus simple car elles étaient rangées dans des boîtes avec une étiquette mentionnant la pointure.
_ Nous arrivons à l'Opéra à 18h45 et James me présente sa femme, Maggy, que je ne connaissais pas. A peine quelques échanges polis, et la représentation commence. Les paroles des chanteurs défilent dans une traduction anglaise au-dessus de la scène. Comme nous sommes dans les premiers rangs de l'orchestre, je dois rejeter la tête loin en arrière pour pouvoir lire et cela devient vite douloureux. La mise en scène est terriblement traditionnelle, et les chanteurs figés ; je les aurais voulus plus mobiles. Ils donnent l'impression d'illustrer les péripéties de l'action, et non de les vivre. Je lutte pour ne pas m'endormir.
_ A la fin du premier acte, les lumières fusent et tous les spectateurs se précipitent en courant vers la sortie. C'est la bousculade, nous sommes séparés de nos hôtes, ahuris. Mais arrivés dans le corridor qui fait le tour de la salle, nous comprenons la raison qui avait poussé les spectateurs à agir de la sorte : le long des murs, sur de petites étagères, des bouteilles de vin blanc frais avec des verres attendent ceux qui les avaient commandées. Chacun s'était précipité à la recherche du bristol portant son nom. Nous rejoignons enfin James et Maggy. Le vin blanc est servi sec, sans rien à manger. Dur, dur quand on s'est levé à 5h du matin et qu'on n'a pris qu'un petit déjeuner rapide, puis un en-cas sur le bateau… J'ai du mal à saisir les propos dans le brouhaha des conversations et la tête me tourne. Bernard sourit béatement. Au moins est-il de meilleur humeur que lors du voyage !
_ Nous reprenons place pour le second acte. Le temps s'étire lentement. Soudain, je perçois un changement dans la respiration de Bernard : plus profonde, plus régulière. Dort-il ? Je me tourne vers lui pour voir. Et avant que j'aie pu faire un geste, dans un silence de l'orchestre, un ronflement énorme sort de sa bouche !!! J'ai l'impression que le silence se prolonge anormalement. Personne ne se tourne vers nous. Chacun regarde droit devant soi, moi comprise. Je donne un discret coup de coude dans les côtes de Bernard pour le réveiller, et passe toute la fin du spectacle à le surveiller.
_ Aucune allusion à l'incident ne fut faite, ni pendant le dîner qui fit suite au spectacle, ni les jours suivants. Mais quelques semaines plus tard, la société où travaillait Bernard a été restructurée, et il a appris qu'il était viré en constatant qu'il ne figurait pas dans le nouvel organigramme de la direction ! Je me suis toujours demandée si lors de cette soirée, Bernard ne s'était pas aliéné le soutien de James.

Nouvelle 057 _ Féérie

Ce matin-là une brume jubilatoire flottait au-dessus de la passerelle. J'attendais en regardant la cité, mon ancienne cité, cachée par le brouillard comme un rêve d'enfant. Sous mes pieds grouillait le fleuve des bagnoles en partance pour la ville, la vraie, la « city », loin de ces tours délabrées où nous avons grandi plus ou moins droitement. Rachid est arrivé et m'a traité de bourge. Il ne comprend pas pourquoi je continue à aller au lycée Gabriel Péri avec eux. Pour lui je devrais profiter du fric de mon nouveau beau-père, troquer mon vieux sweet gris contre un duffle-coat bleu marine et suivre les petites blondes des cours privés. Moi, les petites blondes, ça ne m'avait jamais vraiment intéressé. Jusqu'à ce matin-là, sur la passerelle.
_ On allait bientôt être en retard, et Monsieur Guillois nous aurait encore menacé de ses heures de colle qu'il ne nous met jamais, quand deux ombres ont surgi, pas vraiment ensemble, mais avec la brume on n'était sûr de rien. C'était Abdou, caché entre une chapka noire et une écharpe de laine. Lui et moi on est comme deux frères, même couleur café serré, même sourire sans appel, mais pas pour tout le monde, mêmes poings au fond des poches, mêmes silences, sans commentaires, fin du plan séquence.
_ Ce matin-là, juste derrière Abdou, une fée. Tout ce que je peux dire c'est que « ce fut comme une apparition ». Je sais, c'est pas de moi, mais les mots il paraît qu'on peut les emprunter, que c'est pas du vol et qu'il sont à tout le monde, que c'est de la vie. Et c'est vrai qu'elle avait l'air sortie de nulle-part cette fille. Ses cheveux clairs mêlés d'or et de cuivre disparaissaient dans le gris du décor, ses yeux brillaient comme deux émeraudes, et alors j'ai compris : c'était elle. Elle serait à la fois ma faiblesse et mon espoir, elle aurait le pouvoir, celui de m'attacher, de m'envoler, de m'aliéner.
_ Rachid n'a pas pu s'empêcher de jouer au petit con. « Alors on s'est perdue Princesse ? Faut pas traîner dans la cité sans son body guard, ça pourrait être dangereux… », il a commencé. Je l'avais déjà vu à l'œuvre avec les filles et j'aimais pas trop ça. Quand il s'est approché, la fée a tressailli imperceptiblement. J'ai vu les émeraudes sauter la rambarde et disparaître sous la passerelle entre les pneus sales ; et j'ai eu peur. J'ai grommelé « Allez, fous-lui la paix. Magnez-vous, on va être en retard. » Mais à l'intérieur je flippais grave. C'est sûr, j'allais la perdre pour toujours. Je ne l'avais jamais vue, ni dans la cité, ni dans ces beaux quartiers auxquels j'appartenais désormais. Elle n'était pas d'ici, oui, elle avait dû se perdre. Elle est passée devant nous et m'a jeté un coup d'œil. J'ai vu les étoiles sur sa peau. Elle avait l'air d'une Anglaise, peut-être une Irlandaise. Il paraît qu'il y a beaucoup de fées dans ces pays-là. J'aurais dû lui sourire, la prendre par la main et me mettre à courir. On aurait séché les cours, on aurait bu des bières dans les brasseries de la city, elle se serait appelée Ashley ou Wendy, on aurait rigolé, on aurait été heureux. J'ai baissé la tête et suivi les copains. Pas fier. Infortuné. J'étais certain de ne jamais la revoir. Deux mondes que tout sépare, on ne peut pas lutter.
_ Ce soir-là, la brume avait laissé place à un large foulard bleu nuit parsemé de broderies jaunes et rouges. J'étais resté au cours de soutien, les maths c'est pas mon truc. Sous la passerelle, la bande molle des autos klaxonneuses formait une parade animée. Bientôt ce serait Noël, les vacances avec ma pauvre mère trop malléable et ce type que je n'appellerais jamais papa. J'ai levé le visage et c'est là que j'ai vu l'ombre, une ombre libre, échappée, comme dans le Peter Pan illustré que je lisais petit. Je l'ai tout de suite reconnue. C'était celle de la fée, ma fée irlandaise. Elle était à cheval sur la rambarde, en équilibre précaire, son sac à dos jeté sur le bitume. Le moment n'était pas aux palabres, il fallait agir, vite. Mais comment on attrape une ombre, Peter ? J'ai oublié. A peine le temps de courir vers elle, de jeter un cri « Arrête ! » Il est trop tard. Ma fée s'est envolée. Les voitures redoublent de bruit, les portières claquent, l'incompréhension, le journal du soir prépare son accroche, quelqu'un sort un téléphone mobile, une ambulance hurle au loin.
_ Aujourd'hui il n'y a personne près de la passerelle. C'est les vacances flocons blancs et cache-nez. Ma fée n'est pas anglaise. Elle s'appelle Fatiha. Elle vient de sortir du coma. A l'hôpital, sa mère m'a expliqué qu'ils sont originaires d'un petit village du nord du Maroc, colonisé par les Vandales au moyen-âge. Une fée berbero-scandinave, c'est drôle, les apparences sont parfois joueuses, l'histoire aussi. La famille vient d'arriver dans la cité. Un premier hiver en France, c'est toujours difficile. Ça et deux trois autres choses.
_ Désormais je suis là pour ma fée, je serai son guide et elle sera ma foi. Elle ne savait pas que la vie, c'est comme les mots, faut pas avoir peur de prendre, c'est pas du vol. On peut la saisir par les cheveux et ne plus la lâcher, la vie, elle rue et se cabre parfois, mais c'est du cinéma, elle veut avoir le denier mot, la vie.
_ Le dernier OK, mais pas les autres.

Nouvelle 058 _ Ma bonne étoile

Jubilatoire. C'est jubilatoire ! Voilà ce que j'ai ressenti tout de suite.
_ Le jour où je suis devenu propriétaire du soleil, je me suis dit que plus rien de mal ne pouvait m'arriver. Nous allions vieillir ensemble, quoi qu'il arrive. J'étais désormais son maître, son guide, il m'appartenait.
_ C'était si simple finalement, personne n'y avait pensé avant moi, personne pendant ces 4,6 milliards d'années. Je me suis présenté chez mon notaire, je me suis déclaré l'unique possesseur de l'astre, et comme ça, d'un trait de stylo, je l'ai aliéné. « Je suis propriétaire du soleil, étoile de type spectral G2, qui se trouve au centre du système solaire, à une distance moyenne de la Terre d'environ 149,6 millions de kilomètres. »
_ JE SUIS PROPRIETAIRE DU SOLEIL. J'ai encore du mal à y croire.
_ Il existe bien une convention internationale qui interdit à un pays d'être propriétaire des planètes, mais je ne suis pas un pays, je m'appelle Ange Durand. Ange, c'est pour le côté céleste. Durand, c'est pour le côté chômeur en fin de droit. Et me voilà désormais le glandeur le plus en vue de l'univers, le seul demandeur d'emploi nanti d'une passerelle vers le Divin, le sans domicile vraiment fixe qui possède un balcon sur la voie lactée, pas plus grand à l'œil qu'un grain de café, mais source de richesse sans commune mesure.
_ ? « Je suis votre notaire, » me rappelle la moustache à complet veston que j'ai honorée d'un gros chèque pris sur mes indemnités de licenciement, « à ce titre je vais me mêler de ce qui ne me regarde pas. Je ne connais pas le mobile qui vous pousse à agir de la sorte, mais sachez que vous allez vers de terribles déconvenues. Cette propriété est incommensurable, et les droits que vous aurez à payer le seront tout autant.
_ ? Vous n'êtes qu'un jaloux, je n'ai pas besoin de votre soutien. Contentez-vous de rédiger l'acte, et mettez-y les formes. »
_ Je n'ai pas tardé à comprendre le sens de ses palabres.

_ Les services fiscaux ne se sont jamais illustrés par leur patience et leur générosité. Avant même que j'aie pu tirer le premier bénéfice de ma divine entreprise, j'ai reçu un appel de mon trésorier général, m'indiquant que, sur la base de l'acte notarié référencé ci-dessous, je devais m'acquitter auprès de l'administration fiscale de l'impôt sur le foncier non bâti correspondant à une surface de 6,09 fois 10 puissance 12 kilomètres carrés.
_ La séquence de chiffres qui gravitaient autour de la virgule m'a englouti dans son trou noir. C'était tout simplement un montant astronomique.
_ J'ai alors entrepris de faire valoir mes droits, auprès de tous les fabricants de panneaux solaires et cellules photovoltaïques, auprès de la tour solaire de Manzanares et de la centrale de Miami, auprès des utilisateurs aussi, les particuliers, les entreprises, tous ceux qui avaient fait installer des capteurs, mais également tous les pays qui appâtaient les touristes en leur vendant des jours d'ensoleillement… bref, j'ai contacté tous ces usurpateurs, ces voleurs qui tiraient un profit illicite de MA propriété. J'ai menacé de tarir la source, j'ai attaqué en justice, j'ai taxé les photographes adeptes de couchers de soleil, j'ai même fait dresser des procès-verbaux sur les plages contre des vacanciers en maillot. J'aurais voulu mettre un compteur pour facturer ma lumière naturelle, un thermostat pour mesurer la chaleur que je distribuais au monde depuis des millénaires, j'aurais aimé créer un impôt sur la photosynthèse.
_ Quelques-uns ont payé, les plus craintifs ou les plus malléables. Mais la grande majorité de l'humanité a préféré être hors-la-loi. Certains extrémistes ont même mis ma tête à prix. La Sécu m'a présenté la facture de tous les cancers cutanés dus à l'irradiation. Je suis devenu responsable des cataractes et du vieillissement de la peau, redevable pour les mauvaises récoltes de sécheresse, coupable des morts de la canicule.
_ Je suis retourné voir mon notaire.
_ ? « Je n'ai jamais voulu cela… Comment aurais-je pu deviner que cette propriété contenait tant de vices cachés ? Est-il possible aujourd'hui, Monsieur le Notaire, de renoncer à mes droits, d'annuler, de revendre, de troquer peut-être cette planète contre une autre moins exposée…
_ ? Je ne vois qu'une solution : le legs. Vous devez léguer le soleil. Le donner à quelqu'un.
_ ? Mais qui voudrait aujourd'hui d'un truc pareil ? Qui pourrait être aussi sot et cupide que moi…
_ ? Rendez-le simplement à ceux à qui vous l'avez pris. »
_ Et j'ai vu la grosse moustache sourire en rédigeant le nouvel acte.
_ Je léguais le soleil aux arbres et aux fleurs, aux poissons, aux forêts, aux océans, aux oiseaux, aux marées, aux vents, à la pluie, aux nuages, aux insectes, aux champignons, aux récoltes, aux vendanges, au plaisir, à l'ivresse, à la poésie, à l'amour… Je n'omis rien de ce que le soleil faisait vivre gratuitement depuis des milliards d'années. Mais je ne citais personne.

Nouvelle 059 _ Prête à tout

_ C'était au café du coin enfin ce qu'il en restait de ruines, à 8 heures 03 exactement, qu'ils avaient reçu l'appel, et connaissant ma situation, l'avaient renvoyé sur mon implant.
_ J'avais répondu à l'offre sans aucun espoir, comme ça, pour m'occuper, pour déconner. Quand on est chômeur (ou chômeuse), on se trouve des choses à faire, on s'invente des activités. Il convient d'agir chaque jour pour continuer à vivre sans tomber dans la déprime. Après cinquante années, aliénée de travail, c'était naturel. Et ça avait marché, incroyable, j'étais convoquée pour un entretien ! J'allais troquer mes allures d'acheteuse de multinationale en perdition contre celles d'employée mobile, efficace, malléable et plaisante de surcroît.
_ Pas besoin de palabres, j'étais déjà en mon for intérieur prête pour le job, intimement convaincue du soutien que je pourrais apporter à leur public. J'en rajoutai une couche en pensée avec la séquence suivante : Pour mieux les convaincre de travailler ensemble, eux et moi, pour illustrer ma motivation sans faille, je serai disposée comme dans les anciens rituels d'acceptation mafieuse à mêler mon sang au leur.
_ Et peu importe la couleur de la peau, la mienne blanche au service de la leur, glauque. Je serai attendue par un guide au pied de la passerelle de la navette, qui me conduirait vers mon nouveau parc de travail, jubilatoire, n'est-ce pas ?
_ Peu importe puisqu'enfin, j'aurais trouvé du taf jusqu'à la retraite en correspondant parfaitement à l'annonce :
_ « La planète Osiris 2952 recherche vieilles femelles qualifiées en culture et alimentation terrestres pour gardiennage en zoo de faune humaine »

Nouvelle 60 _

Agir, Guide, Appel, Passerelle, Ensemble, Jubilatoire, Aliéner, Palabre, Café, Malléable, Soutien, Séquence, Illustrer, Mêler, Mobile, Troquer. Les lâcher, s'en débarrasser de suite. Peut-être qu'il réussira à replacer ces mots une seconde fois mais il n'en est pas convaincu. Ce serait trop facile de les laisser ainsi et de ne pas y revenir. Tout de même.
_ Notre héros aurait voulu être écrivain mais ne s'est pas acharné pour le devenir. Alors il s'est résigné. Ce n'est peut-être pas exactement cela. Il n'a pas cherché plus que ça à l'être, soyons honnête. Il aurait pu acheter un guide « L'écriture pour les Nuls » mais il ne l'a pas trouvé à la FNAC. Il aurait aimé être écrivain se dit-il, et ça, il n'en doute pas trop. Vivre une vie dans les cafés, se mêler aux piliers de bars et discuter de la modernité ou de ces gens aliénés par leur argent et qui ont troqués leur âme pour un confort superficiel. Et puis écrire tout cela, pendant quelques heures de la nuit. Peut-être réécrirait-il une version moderne la Nausée. Ou pas.
_ Il. Lui. Cet homme qui serait incapable de se décrire. Il a bien un prénom mais ce ne sont que des lettres sur une carte d'identité et le son par lequel ses proches l'appellent. Quelle valeur peut-on accorder à cela ? Il serait exactement le même s'il s'appelait Maxime, Jérémy, Alban ou Thibault. Mais disons, puisque cela nous permettra de l'identifier, qu'il s'appelle Hans.
_ Il ne servirait à rien d'en savoir beaucoup plus sur notre héros et puis ce serait difficile, nous n'avons que deux pages pour écrire la nouvelle. Nous pouvons dire que Hans parle peu. Il considère qu'il vaut toujours mieux écouter les autres pour apprendre et la parole n'est à ses yeux que pour exprimer ses nécessités. Ou presque. Il ne se limite heureusement pas aux phrases « J'ai faim » ou « J'ai soif ». La parole est spontanée là ou l'écriture est réfléchie. Bien sûre, pour des entretiens d'embauches ou des oraux, notre héros a été capable de s'illustrer avec des phrases prémâchées du meilleur effet. Il a compris ce qu'il faisait un jour en découvrant ce mot anglais, bullshit, qui n'a pas d'équivalent en français. Hans est un bullshiter né. Il aurait été un très bon footballeur : « l'essentiel, c'est les trois points ». Notre vie sociale est le fruit de nos paroles et non de nos écrits a-t-il toujours pensé. Pour ça, Hans a son catalogue de bullshit et sait s'en servir. Heureusement, les sons disparaissent aussitôt qu'ils sortent de notre bouche. La vitesse du son propulse nos paroles dans le vide. Pour être propulsé dans le vide, qu'importe que ses mots sonnent creux. Les mots écrits, eux, ont cet avantage de ne disparaître que quand l'autre le veut.
_Hans est trop jeune pour savoir s'il gardera ses lettres d'amours et ses bulletins scolaires mais rien ne l'en empêche se dit-il. Quant à ce qu'ont pu lui dire tout ses proches, il aura presque tout oublié. Des milliers d'heures à écouter ces palabres pour si peu. Pour maintenir sa vie sociale. Quoi qu'il en pense, notre héros ne supporterait pas la solitude et a besoin du soutien de ses amis, parfois. Amis sur lesquels, souvent, il a écrit.
_ Parce qu'il garde un bon souvenir de ces moments où il écrivait, Hans voudrait écrire cette nouvelle pour ce concours. Il n'aime pas la direction qu'on voudrait lui imposer par ces (trop) nombreux mots mais reconnaît quand même qu'il faut des règles. Il pourrait dire qu'il s'en fiche, qu'il est libre et qu'il n'écrira pas sur le commerce équitable. Mais c'était cela ou le concours de discours du ministère de l'Intérieur où il fallait placer les mots : sécurité, violence, roms, charter, identité, Hortefeux. Bon gré, mal gré, il a choisi le concours d'Oxfam.
_ Pour éviter un discours altermondialiste, il a trouvé une passerelle ; comme une sorte d'échappatoire. Il n'est pas un rebelle, seulement impertinent et ne veut pas être déclassifié.
_ Il n'a pas peur de la feuille blanche, ce mythe. Il a pris son crayon et écrit facilement ses premières phrases. Facilement, trop facilement. Il se demande s'il ne devrait pas faire plus d'efforts pour ce concours. Il pourra toujours retoucher son texte des centaines de fois. Il en a l'habitude. Oter, remplacer, replacer, déplacer, réécrire. Comme si le texte était un équilibre et qu'à chaque changement de mots, la structure était sans dessus dessous et qu'il fallait lui trouver un nouvel équilibre. Tout est malléable in fine, se dit-il, et c'est un ensemble, n'est ce pas ? Pas une addition d'idées ou une addition de belles phrases. D'ailleurs ça l'arrange, aucune de ses phrases ne sont belles.
_ Hans serait le pire des contremaitres. Il commencerait les travaux de construction d'une maison sans plan, sur une intuition et ferait tout modifier une fois celle-ci construite. Agir avant de réfléchir serait sa devise. Peut-être simplement oublie-t-il que le plan et la séquence sont dans sa tête et qu'il n'a jamais commencé à écrire sans avoir imaginé les premières phrases et les éléments clés de son texte, au calme dans le noir et le silence, blotti sous sa couverture, prêt à se coucher.
_ Hans s'est souvent questionné sur l'analogie entre un texte et une maison. Les plans lui rappellent trop l'école, ses dissertations en histoire où il ne restait plus de place à une quelconque liberté après l'écriture de son plan. Mais comme on ne pouvait pas réécrire l'histoire, c'était peut-être mieux ainsi. Ce n'est pas l'école qui lui a donné le goût de l'écriture. Cela ne vient pas non plus d'un quelconque appel. Hans a entendu des milliers d'histoires de ces personnes qui avaient reçu un appel avant de devenir prêtre, bonne sœur ou mauvais père. Mais non, il n'y a pas de place au doute quand il regarde sur son mobile, Dieu ne l'a pas appelé et n'a pas non plus envoyé de texto « Ta voKtion é dêtr ékriv1 ». Et comme il ne sait que peu de choses sur lui, il ne saurait pas dire d'où lui vient ce goût pour l'écriture.
_ Hans va donc commencer à écrire et à cet instant jubilatoire, tout est déjà écrit. Il voit déjà les autres lui dire que son histoire n'a pas commencé.

Nouvelle 061 _ Concours

Le règlement du concours lui a été donné il y a deux jours à peine par son ami Albe. Kirx qui aime particulièrement écrire s'est jeté dessus comme la misère sur le peuple. Non qu'il soit en panne d'idées novatrices, mais cette opportunité propice à créer encore une autre histoire, ne peut que lui plaire. Albe en son temps, lui aussi écrivait puis, pris par le tourbillon de sa vie si intense et fourmillante, a peu à peu abandonné ce divertissement qui reste à dire vrai plus un état qu'une simple occupation.

_ De temps en temps, Kirx lui envoie quelques textes à lire et Albe lui donne son avis, reconnaissant à juste titre son talent à manier les mots, la subtilité du déroulement inattendu des intrigues ainsi que son imaginaire parfois débridé amenant une spontanéité délibérément maitrisée.

_ Cette fois-ci, le concours à rendre d'ici une huitaine de jours comporte non pas un thème à respecter mais, outre des astreintes typographiques, des mots à insérer dans le texte. Un vrai défi pour Kirx qui a pour habitude d'écrire librement sans s'imposer quoi que ce soit.

_ Il se met à la tâche immédiatement et commence à jongler avec les contraintes.

_ Il fait plusieurs essais, aussi hasardeux que loufoques mais aucun ne lui sied pour commencer une histoire dont il n'a pas la moindre idée du sujet qu'il pourrait traiter. Finalement il se lance à l'eau sans trop réfléchir. Le lâcher-prise est encore le mieux.

_ « L'appel de la Passerelle à l'angle du Café le guide en un élan jubilatoire. Sans palabre ni préambule aussi malléable qu'incertain, il s'élance un peu comme le bélier qu'il est. Agir reste l'essentiel. Sans soutien ni mobile apparent, il troque ses séquences intérieures aussi secrètes qu'étranges contre une bonne introduction qui tient la route s'appuyant sur ses acquis d'école primaire. Le personnage, Kadrouss, né de ces contraintes illustre un aliéné de première classe qui se mêle sans trop savoir pourquoi à des passants pressés d'emprunter également la Passerelle. Ensemble, ils iront revendiquer leurs droits d'hommes bafoués… »
_ Le reste va de soi. Kirx achève sa nouvelle de deux pages, relit, peaufine, enregistre, laisse son clavier et sa souris. Il s'habille chaudement, s'en va faire un tour, histoire de se changer les idées.
_ Kirx maintenant marche vers la Passerelle à l'angle du Café, l'emprunte. Elle est déserte à cette heure tardive et juste éclairée par quelques lampadaires diffusant un éclairage plutôt orangé. Il poursuit, solitaire, sa balade vers la rue des Embranchements qui donne sur le Grand Boulevard des Généraux. Au loin, le Pont Mireau traverse le fleuve. Il aime ce côté de la ville qui donne un air d'ailleurs. Il parcourt le Pont quand il voit arriver en face de lui un personnage en manteau noir avec un chapeau rond et une longue écharpe flottant au vent du soir.
_ Ils se croisent sans mot mais se regardent intensément. Kirx a la drôle impression de le connaître sans toutefois pouvoir l'identifier. Il se retourne mais le quidam a déjà disparu comme une ombre s'évanouissant dans la nuit.

_ Il fait demi-tour et rentre à son logis. Il est las, décide d'aller se coucher. Rien de tel qu'une bonne nuit. Il rêve du personnage rencontré sur le Pont, de cette tête à peine visible emmitouflée dans sa longue écharpe qui flotte au vent. L'homme lui crie quelque chose comme s'il lui en voulait mais Kirx ne peut comprendre tant les mots restent inaudibles.

_ Il s'éveille de fort mauvaise humeur, repense à ce rêve absurde.
_ Il ouvre son ordinateur, cherche parmi ses fichiers, la nouvelle écrite la veille. Enfin, au bout d'un certain temps, elle s'affiche à l'écran. Il la relit attentivement.

_ Kadrouss, ce fou, avait disparu.

Nouvelle 062 _ Fait divers insolite

Par une douce soirée d'été, Ninon terminait de dresser la table pour un petit dîner entre amis. Ceux-ci allaient arriver d'une minute à l'autre. La jeune femme, Corinne et Louis profitaient tous trois de leur réunion mensuelle pour jouer des scénettes et réciter quelques poèmes après avoir pris leur repas ensemble dans une ambiance amicale et souvent animée.

_ Soudain, Ninon fut interrompue par un appel au secours. En face de chez elle, une femme secouait un homme brutalement. Elle ne resta pas figée bien longtemps. Il fallait agir. Attrapant au vol son mobile et ses clefs, elle se rua sur la passerelle qui enjambe la route séparant la cité en deux blocs de bâtiments. La jeune femme se mêla au groupe de badauds qui observaient la scène, glana quelques informations. Elle apprit ainsi qu'il s'agissait d'un couple marié, dont les scènes de ménage se répétaient à une fréquence de plus en plus rapprochée. La femme avait frappé son homme à coups de poings dans le ventre et au visage.
_ Qu'il est révoltant de voir de quelle manière certaines femmes peuvent amener un homme à aliéner son indépendance ! Ce constat lui était insupportable. Inacceptable aussi l'hilarité générale des témoins qui trouvaient la situation de l'homme battu désopilante ! Ninon se sentit immédiatement solidaire. Il lui fallait apporter son soutien à la victime, et vite ! Mais seule, qu'allait-elle pouvoir faire face à cette furie ? Une nana taillée comme un boxeur, toute en muscles !
_ Scrutant l'autre côté de la rue, elle vit que Louis arrivait à leur rendez-vous et lui envoya un message sur son portable. Il regarda autour de lui, hésitant. Ninon l'appela au téléphone pour lui servir de guide car, manifestement, il ne connaissait pas le passage. Sur ses indications, il s'engagea sur la passerelle. Quand il comprit la situation, il accéléra le pas et finit le trajet en courant. Louis intervint sur le champ pour stopper les coups et neutraliser la violence de cette femme. Dès qu'Yvon fut libéré des griffes de sa tortionnaire, Ninon troqua sa position de badaud pour celle de secouriste-amateur et s'occupa de lui. La police, appelée par un témoin de la rixe emmena la coupable, après d'interminables palabres. Cette situation leur paraissait tellement invraisemblable que les policiers voulaient embarquer la victime, la prenant pour le coupable.
_ Dans l'action, Louis avait reçu des coups de pied. Il se frottait la jambe droite. Sur le tibia, une enflure apparaissait déjà et il en garderait le souvenir pendant un certain temps ; un bel hématome en perspective !
_ Ninon proposa d'accompagner Yvon chez un médecin. Son état nécessitait des soins. De plus il aurait tout intérêt à faire constater ses blessures. Un certificat médical lui servirait de preuve si un jour, il souhaitait faire appel à la justice. Pour le moment, il n'y songeait pas. C'était un homme d'aspect plutôt frêle, qui paraissait complètement apeuré.
_ Ninon n'insista pas. Pas ce soir-là ! Elle préféra ne pas le brusquer, pensant qu'il était déjà assez choqué par ce qu'il venait de vivre. Yvon voulait plutôt aller se terrer seul chez lui, se cacher. Par contre, là-dessus, Ninon ne céda pas. Pas question de le laisser rentrer chez lui, vu l'état émotionnel dans lequel il se trouvait ! Elle s'y opposa avec tact mais fermement, et après une longue discussion, l'homme, à courts d'arguments, accepta de se joindre au groupe pour le reste de la soirée.
_ Pendant que les amis de Ninon servaient l'apéritif, celle-ci passa doucement une compresse sur l'œil tuméfié d'Yvon et tenta de le faire parler. Il commença à se détendre, mais livra peu de lui-même. Ce n'est qu'au cours du repas qu'il parvint à exposer des bribes de sa situation. Il expliqua qu'au quotidien, il se surveillait en permanence, qu'il faisait son possible pour ne pas contrarier sa compagne, essayait d'être le plus malléable possible. Et malgré cela, elle explosait sans raison, le malmenait régulièrement, lui faisait des scènes de plus en plus violentes. D'autres sujets vinrent alimenter leur conversation, notamment le pourquoi de ces rencontres. Si bien que lorsqu'ils en furent au café, Yvon savait tout sur leurs petites réunions.
A leur grand étonnement, leur invité de dernière minute demanda timidement à participer à la séance théâtrale de ce jeudi. Yvon leur confia qu'il souhaitait illustrer le calvaire qu'il vivait dans son couple par une petite séquence d'improvisation. Heureux de partager leur divertissement avec lui, ils acceptèrent avec enthousiasme. Corinne se proposa pour endosser le rôle de la femme jalouse, mais refusa de dire pourquoi elle avait tant envie de l'incarner.
A cette occasion, Yvon leur apprit qu'il avait été un enfant battu et qu'il avait été hospitalisé à plusieurs reprises suite aux mauvais traitements subis. Dans ce rôle où il se mettait lui-même en scène, Yvon régla des comptes avec sa mère, qui fut incarnée par Ninon, et avec son épouse en exprimant à leurs substituts ce qu'il avait dû taire toute sa vie. Il surprit les trois compères par son ton jubilatoire et par son humour décapant. Aucun des quatre n'oublierait cette soirée mémorable !

_ Le lendemain, Yvon décida d'aller chez le médecin, puis de se rendre au commissariat pour déposer une plainte. Il prit même rendez-vous avec un psychologue dont Ninon lui avait communiqué les coordonnées. Elle savait d'expérience que, pour lui, de grandes difficultés viendraient s'ajouter aux précédentes. C'était un passage obligé pour qu'il reprenne sa vie en main!

Nouvelle 063 _ Lucien

Nous étions les enfants de ce nouveau siècle et sommes partis ensemble en train dans des wagons bondés avec la joie et l'insouciance aveugle de nos vingt ans. Nous avions répondu comme un seul homme à l'appel. Sans mobile, certains par devoir. Beaucoup d'entre nous y sommes restés, et les survivants, s'ils n'étaient pas affreusement mutilés, la peau brûlée par les gaz de combat ou la tête cassée, gardaient en souvenir les horreurs qu'ils avaient vues de leurs propres yeux, daguerréotype de l'enfer à jamais graver à même l'iris au point de leur refuser les rêves du sommeil.

_ Les premiers jours on ne faisait que marcher. Long convoi humain silencieux déchirant le rideau des brumes matinales, séquence interminable, la tête basse, sans échanger la moindre parole. Aliénés par toutes ces heures, on finissait par attendre la nuit comme la promesse future du repos, en déposant sac et fusil pour soulager de nos frêles épaules le poids d'une vie devenu trop écrasante. Au loin on entendait le vacarme sourd des obus. Il pleuvait sans interruption depuis des semaines. On regardait la campagne sous un voile de gouttelettes d'eau, comme tombant d'une gouttière percée qu'était devenu le bord de nos casques. Des cauchemars me hantaient tout le jour. A croire que la fin du monde, dont le curé de mon village natal nous parlait durant les dimanches lointains de l'hiver, était proche : les tranchées serpentant dans la plaine, qui faisaient comme une course d'intestins étalés à la surface des choses, s'inonderaient. Un déferlement de furie emporterait dans des rivières de boue des hommes à l'agonie, sans nul soutien, comme des pantins noyés sur la terre ferme sans avoir combattu.

_ Il ne faut pas croire mais sérieux nous avions nos jours de bonheur. Un sourire pouvait s'arracher de nos faces terreuses. Si la mort nous surprenait subitement, elle nous emporterait avec ce rictus clownesque figé sur nos faciès de pauvres automates. De toute la compagnie, je ne garde nettement que la mémoire d'un visage encore poupin malgré sa grossière moustache d'avaleur de sabres. Il faut que je vous parle de Lucien. Fils de boucher dans le civil, il venait de la ville. On dit qu'il était allé voir ce que certains appelaient déjà du cinéma dans des salles enfumées sur les boulevards parisiens. Lui me parlait de magie, d'une locomotive fracassée près d'un kiosque à journaux de la gare Montparnasse. Films enchanteurs d'une poignée de minute projetés dans des foires où la pellicule illustrée imprégnait la rétine des spectateurs de rêve d'opium et leur faisait prendre leur tête pour du caoutchouc malléable. Enthousiaste et jubilatoire, Lucien m'en rapportait comme d'une des quatre cents farces du diable. C'était du rêve qu'il me donnait, une passerelle vers un monde inconnu, c'était comme du pain. Ses paroles agissaient sur mon cœur comme la pénicilline. Autour de nous, les couches de cendres, les arbres décapités lui rappelait les paysages de lune qu'il avait vus dans les films de Méliès. Tout donnait lieu à de merveilleuses palabres. Il n'était pas le vieux brisquard de la compagnie, nulle médaille dorée accrochée à la boutonnière de son uniforme, mais on l'écoutait quand il pérorait, la pipe au bec, un café à la main et la barbe fleurie. Il était escamoteur : il avait troqué sa vie de soldat contre celle d'artiste. On l'imaginait poète. Il était notre guide.

_ Aujourd'hui Lucien n'est plus qu'un nom gravé dans le marbre d'un monument aux morts à la mère Patrie, non loin d'une école communale, quelque part dans un village au Nord de l'Aisne. Son étoile s'est mêlée à la mienne. La terre a finit par nous engloutir tous et de la chaire de nos âmes a jailli les racines des arbres à la sève de sang.

Nouvelle 064 _ Ascension vers le bonheur

Agrippée à la paroi rocheuse au-dessus du vide, je commençais à regretter d'avoir fait ce pari stupide… Qu'est-ce qui m'avait pris de soutenir à cet imbécile de Ruben que je pouvais grimper le mont Ribier, moi qui n'avais jamais fait d'alpinisme ? Sans doute ai-je voulu garder la face devant Bérangère, elle qui rivalise avec les hommes au snowboard et que Ruben semble tant admirer… En attendant, je n'en menais pas large et la crise de panique me guettait. Mon guide m'encourageait patiemment. Il avait déjà eu tant de mal à me faire prendre la passerelle en corde qui tremblait à chacun de nos pas. La nuit allait bientôt tomber et il fallait agir. Ses mots résonnaient comme des palabres tant je redoutais d'avancer. Mes bras et mes cuisses tétanisés, mon cerveau embrumé, je n'avais plus la notion du temps ni de la situation. Puis j'ai pensé à Ruben, au sourire jubilatoire qu'il aurait en apprenant que mon guide avait dû faire appel à des secours pour me sortir de cette impasse. Quelle humiliation ce serait et quelle aubaine pour Bérangère de me ridiculiser. Je sentis la colère monter en moi et finalement, cette idée me ragaillardit. Je retrouvai mes esprits et réussis à continuer la progression. Je troquai ma peur contre un nouvel élan, bien décidée à redescendre victorieuse de mon épopée montagnarde. Un peu plus bas, mon pied reconnut la terre plus malléable que la roche et je me sentis rassurée. J'étais en sueur, rougie par les efforts, griffée par les rochers, mais contente d'être allée jusqu'au bout. Mon guide avait filmé quelques séquences avec son mobile aussi, je lui demandai gentiment de supprimer le passage de mon déshonneur, je ne tenais pas à m'illustrer en poltronne et mon guide m'affirma que j'avais tout son soutien. Pour le remercier, je proposai de prendre un café ensemble au bar du Bellevue, le repère de mon cher Ruben.
_ Nous étions entrain de discuter lorsque Ruben arriva. J'eus tout de suite l'impression qu'il me cherchait. Je l'invitai à se mêler à nous et il vint s'assoir près de moi. Je sentis alors immédiatement mon cœur battre plus fort. Mon guide lui parla de mon courage, de mon aisance sur la roche et je devinai un nouveau regard de Ruben sur moi, on aurait dit qu'il avait une sorte d'admiration.
_ Plus tard, dans la soirée, Ruben m'offrit mon premier baiser, si tendre, si troublant que je me demandais comment j'avais pu m'aliéner l'esprit pendant tant de mois, persuadée qu'il ne s'intéressait pas à moi… Il m'avoua qu'il m'aimait depuis le premier jour et qu'il considérait Bérangère comme une petite sœur. Finalement, en dépassant mes limites, j'avais dépassé mes peurs, mes complexes, j'avais enfin confiance en moi, et j'avais surtout gagné l'amour de Ruben.

Nouvelle 065 _ La dernière cartouche

Caché derrière un cromlech improvisé sous mon lit superposé avec des couvertures et autres matériaux malléables, je sortis brusquement vêtu d'un déguisement de cowboy, arme au poing. Le seul détail qui ne collait pas dans mon accoutrement c'était le turban de touareg que je m'étais enroulé en guise de chapeau. Un cowboy ne doit jamais être pris au dépourvu, et j'avais malencontreusement égaré mon couvre-chef !
_ Fils unique et donc bien souvent seul pour jouer, je m'étais inventé un univers chaotique et jubilatoire où, tantôt les indiens remportaient la bataille, tantôt les cowboys massacraient quelques milliers de peaux rouges. Quoiqu'il en soit les uns et les autres avaient toujours un excellent mobile !
_ Pour l'instant rien n'était gagné et même si, fort de mon courage et de ma témérité j'avais devancé l'appel, j'essayais avant tout de sauver ma peau compte-tenu que j'étais le seul survivant dans cette contrée hostile. Plus qu'une balle dans le révolver et dans la poche de mon gilet, un peu de poivre mêlé à quelques grains de sel que je gardais précieusement pour surprendre l'adversaire si besoin était. J'avais vu ça dans les films. Quand on se retrouve à terre, rien de plus efficace que d'envoyer de la poudre dans les yeux de son ennemi juré. J'étais paré !!
_ Je guettais la porte d'entrée de ma chambre, qui était en fait l'entrée du canyon, seul passage à découvert par lequel les indiens viendraient me régler mon compte. Cela ressemblerait sans nul doute à un meurtre, vu qu'ils étaient des centaines et moi tout seul.
_ Ne dit-on pas que la meilleure défense est l'attaque ? Il fallait agir ! Je pris 2 longues respirations et m'élança en direction de la passerelle qui surplombait le canyon, en lançant mon terrible cri de guerre qui me valait mon surnom de « vociféror ». Au même moment l'ennemi avait donné le signal pour la séquence « extermination finale » et je décidais à la hâte de rebrousser chemin pour me mettre à l'abri derrière un rocher. Vue la situation désespérée et faute de soutien d'aucune part, je décidais en tout état de cause de capituler sans autres palabres. J'attrapais la carte illustrée qui me servait de guide et de plan d'attaque que je brandissais tel un drapeau blanc.
_ Les deux chefs sioux, totalement aliénés, firent ensemble leur entrée, un café à la main : « Léo c'est toi qui as troqué notre feuille d'impôt contre cet étendard chiffonné, cela fait prêt d'une heure que nous essayons en vain de mettre la main dessus ! »

Nouvelle 066 _ Charlie « Grain de café »


_ Charlie a travaillé dur encore cette année.

_ Sa famille a travaillé dur, elle s'est échinée.

&nbsp ;

_ On le dit malléable, il est mobile l'éthiopien.

_ On lui dit d'agir, on le guide, c'est du soutien.

&nbsp ;

_ Tous ensemble, à l'appel, pour la journée :

_ Formez une passerelle bien ordonnée.

&nbsp ;

_ Pas de palabre sous l'arbre, trop ancien,

_ Juste des séquences illustrées d'épicurien.

&nbsp ;

_ Quand Oxfam s'en mêle, l'affaire est bien menée,

_ Pas une graine n'aliènera la maisonnée.

&nbsp ;

_ C'est jubilatoire le café, c'est ambrosien :

_ Charlie est au comptoir, il troque le sien.


Nouvelle 067 _ Incarnation.

Une boule de lumière bleue fusa du concert de voix célestes et plongea dans les couches inférieures de l'univers. Elle traversa l'aurore boréale d'une minuscule planète et se posa près d'une cascade tourbillonnante d'écumes et de rires alors qu'une colonne d'eau soulevait un enfant à plusieurs mètres de hauteur. La gerbe se brisa brutalement en mille pétales de roses et Le garçon retomba dans le bassin en poussant un cri de surprise. Une petite fille aux cheveux d'or se jeta sur lui pour l'entraîner au fond puis elle se rua ensuite sur les autres enfants.
_ Un bel Ephèbe se matérialisa sur la berge. Il plongea ses yeux turquoise dans ceux de la fillette. Elle le dévisagea étonnée et courut vers lui pour sauter dans ses bras. Leurs énergies se mêlèrent en crépitant, faisant fuir les papillons qui volaient autour d'elle.
_ ? Je t'aime et j'adore ce nouveau corps, il est trop chou, hi, hi, hi.
_ ? Je t'aime Loïne et la récréation est finie.
_ ? Oh non, je n'ai pas envie.
_ ? Il le faut.
_ ? Ou cela se passe-t-il ?
_ ? Sur la terre.
_ ? Encore ?
_ ? Oui, c'est le meilleur endroit pour que tu grandisses.
_ ? Mais je suis grande !
_ Elle s'échappa de ses bras, monta en flèche vers les étoiles, explosa en un bouquet de feux d'artifice dont les flammes se rassemblèrent pour former un monstre cornu qui remplissait le ciel. Il lui tomba dessus dans un hurlement d'épouvante en faisant vibrer l'univers.
_ Tempérance fut pulvérisé en une multitude de particules lumineuses; Il se rassemblât aussitôt et l'enfant bondit à nouveau dans ses bras en riant.
_ ? C'était quoi cela ?
_ ? Une petite séquence pour illustrer le dernier cours. Une image remplace mille mots.
_ ? Si c'est la seule chose que tu as retenue de la dernière leçon, il y a de quoi s'inquiéter.
_ ? Arrête, c'était jubilatoire, je veux encore un job dans le cinéma !
_ ? Non, cette fois-ci il s'agit d'une période plus ancienne dans l'espace-temps de la terre. Une civilisation brillante mais sans gadgets. Fini les effets spéciaux !
_ ? Soit, Je veux bien y retourner, mais alors je ne veux plus être une femme. J'en ai ras le bol.
_ ? Je veux, je ne veux pas… Tu n'as pas trop le choix, tu dois encore travailler cette polarité.
_ ? S'il te plait?
_ Il la contemplait avec ce sourire qui voulait tout dire. Elle souffla de dépit et lova sa tête dans son cou. Elle avait beau user de tout son charme, rien y faisait. Tempérance était moins malléable que les autres guides, mais elle n'aurait voulu en changer pour rien dans l'univers.
_ ? J'en ai bavé la dernière fois, tu le sais bien.
_ ? A qui la faute ? Rentre tes griffes, soit pleine d'amour, de joie et de compassion pour ton prochain. L'amour est une passerelle au-dessus des tourments, un pont reliant le ciel à la terre. Fais les bons choix et tu seras l'actrice de ta vie au lieu de la subir.
_ ? Palabre, palabre que tout cela ! Sur terre il y a la douleur et le temps. La douleur, ça fait mal et le temps, c'est long. Je troquerais bien ma place pour la tienne, mon biquet.
_ ? A toi d'agir en conséquence et tu l'auras bientôt. Ton ami Sébias t'aidera, il fait partie de la leçon. Elle jeta un coup d'œil derrière elle. Il n'y avait plus personne dans la cascade.
_ ? Heureusement parce que si je devais compter sur ton soutien! Je ne te vois plus, je ne t'entends plus.
_ ? C'est parce que tes pensées font trop de bruits. Tu t'agites en tout sens et tu dépenses ton énergie à accumuler des possessions qui t'aliènent. Tu oublies ta vraie nature. Fies-toi à ton intuition. Ton intuition c'est ton âme et c'est également moi, ne l'oublie pas. Il n'y a pas de séparation entre nous, il n'y a que l'amour.
_ La terre apparaissait maintenant au milieu de l'espace étoilé et l'enfant prit son envol. Il resta assis dans le vide à la regarder s'éloigner. Sans la pensée créatrice des enfants, le petit paradis avait disparu.

*

_ Milikâ fit une roulade souple, trois pas de danse et se détendit dans une figure de style d'une grâce aérienne. Elle tourbillonna et se campa devant lui, l'arrêtant net dans sa progression.
_ ? Etumèkes, Franchement, tu y crois à la vie éternelle après la mort ?
— Surveille ton langage, petite idiote, tu t'attaques aux fondements de notre civilisation ; si le grand prêtre d'Amon t'entendait… Il la repoussa doucement du bout des doigts « Ce serait vraiment dommage de gâcher toute cela dans le ventre d'un crocodile ». Il reprit sa marche et la petite esclave nue au corps de liane se mit à gambader à ses cotés.
_ ? C'est vrai que les Rois égyptiens sont illuminés, c'est vrai qu'ils sont en contact permanent avec Râ ?
_ ? C'est ce que l'on dit, maintenant je ne suis pas Pharaon et j'ai peu de chance de le devenir.
_ ? Mais tu es son deuxième fils…
— …De sa septième épouse. Il y a du monde devant et Ramsès semble indestructible.
_ ? J'ai besoin de savoir ce qu'il y a ensuite. J'ai peur de mourir et de disparaître dans le néant.
_ ? Tranquillises-toi, Lorsque nous mourrons, je veillerai à ce que tu sois embaumée plutôt qu'enfermée vivante dans mon tombeau. Elle se figea sur son pied d'appel, fit une grimace et bondit sur son dos.
_ ? Tu me rassures! N'empêche, Si vous étiez vraiment convaincu de l'éternité de l'âme, vous ne vous préoccuperiez pas tant de vos dépouilles mortelles. Ce ne sont que des enveloppes vides, après tout. C'est étrange quand même, toi qui est dans le secret des Dieux, Tu ne sais vraiment rien ?
_ Il la fit passer par-dessus son épaule et la reposa sur ses pieds pour la contempler avec tendresse. Ses yeux d'ingénue étaient immenses et reflétaient tant de promesses d'amour. Ensemble c'était divin, leur union avait quelque chose de mystique… Il joignit ses mains devant son visage pour cacher son amusement puis répondit avec sérieux.
_ ? Je n'ai pas de contact direct avec Râ en songe. Par contre, j'ai croisé un ange un peu rustique avec ses ailes de poulets déplumés. Il m'a assuré que comparé à notre éternité, une existence humaine représentait à peine l'ombre d'une crotte de pou constipé dans la touffe d'Hathor. Tu sais bien, Hathor, la déesse de l'amour. Il éclata de rire devant sa mine hébétée.
_ ? Tu te moques de moi, ce n'est pas gentil. Elle se pelotonna contre lui. « Fais-moi l'amour »
_ ? Je dois rejoindre père. Les soldats sont déjà alignés dans la cour. Elle haussa le ton.
_ ? Je m'en fous et toi aussi. Tu n'es pas comme tes frères, Pharaon n'a pas besoin de toi pour passer en revue les brutes épaisses de sa garde personnelle. C'est moi qu'il faut passer en revue !
_ ? Tais toi, tu es folle de crier cela ! On va encore avoir des ennuis. Il faut que j'y aille.
— Non je ne suis pas folle, j'ai quinze ans et toi seize. Tu es beau comme un dieu ; je t'aime et quand tu me sers dans tes bras, j'ai les poils au garde à vous.
_ ? Et si tu tombais enceinte ?
_ ? Impossible en ce moment.
_ ? En es-tu bien sûr ?
_ ? C'est moi la femme ! Elle agita un bras en l'air et tourna sur elle-même en déhanchant sensuellement. Elle lui fit un clin d'œil coquin. « Et moi, je n'ai aucun pou dans la touffe, hi, hi. »
*

_ Loïne plongea vers la planète bleue à une vitesse vertigineuse. Elle troua l'atmosphère et arrondit sa trajectoire au-dessus d'un pôle immaculé doucement éclairée par la réflexion d'une petite lune ronde. Elle survola un Océan, Le soleil la salua en illuminant des collines verdoyantes qui firent place à un désert de sable aux dunes impressionnantes, ponctué d'oasis et de pyramides majestueuses. Elle longea le Nil et dépassa les remparts d’une ville déjà endormie. Au sein d’un palais, dans une alcôve fleurie et parfumée, deux corps s’enlaçaient. Elle resta un moment à les contempler. Le garçon savourait le plaisir propre à la communion des corps, synchronisé au mouvement de la jeune fille dans leur extase commune. C'était Zanée. Elle lui avait déjà piqué Sébias dans une chambre de la butte Mont martre après avoir drogué son café. Elle lui envoyait des SMS torrides. Elle lui avait fait avaler son mobile. Il était tout petit, mais L'exercice s'était quant même mal fini.
_ Qu'est-ce qu'ils avaient ri pendant la correction ! Maintenant elle allait être sa mère, cela promettait. Elle lui préparait un de ces œdipes.
_ Elle avait choisi de s’incarner au moment de la conception. Elle n’en était pas à son premier corps de désir. Elle était joueuse ; une partie d’elle se glissa dans l’enveloppe du mâle depuis le sommet du crâne, parcouru ses flux et ses pensées, vibra aux rythmes de ses pulsions et vécut son orgasme. Dans un torrent de vie et de plaisir, elle plongea dans la matrice de la femme. Une bulle se forma, Elle se fondit en elle. Elle imprégnerait ce fœtus puis cette enfant au cours de ses premières années en oubliant peu à peu sa vraie nature, alors que la petite humaine s’éveillerait à la réalité physique de ce monde. Condition indispensable pour une leçon efficace.

Nouvelle 068 _ Rencontre

Souviens-toi…
_ Tu avais ton guide sans le sac de voyage et tu avais suivi le plan. Mais pour accéder à ce manoir, loin de tout, tapi dans son parc et la brume de décembre, il eût fallu une boussole.
A l'arrivée, la clarté de l'intérieur te fit chaud au visage.
_ Un visage qui s'ajouta aux autres. Visages inconnus. Visages aux yeux perplexes, en quête de repères.
_ C'est alors qu'avec tact, élégance et de belles sonorités dans la voix, un dramaturge britannique fit un discours fédérateur, lançant des passerelles entre les diverses cultures présentes en ce lieu. Les étudiants, étrangers pour la plupart, écoutaient avec la plus grande attention. A l'unanimité, ils applaudirent.
_ Ensuite, on s'attabla. Échanges timides et sourires polis.
_ Face à toi, deux Espagnoles s'embarquèrent dans un dialogue effréné. Avec tes connaissances dans la langue de Cervantès, tu croyais pouvoir les suivre. Mais bientôt emportées dans le flot des palabres, elles s'éloignèrent ensemble et tu perdis pied. Tu saisis à temps la perche que je te tendais dans notre langue maternelle et tu me remercias de ce soutien inattendu. J'étais assise près de toi. La rencontre fut forte. Je ressens les ondes qui nous mirent en phase sur le politiquement correct du séjour culturel. Notre conversation intriguait l'entourage, tout en le subjuguant. C'est pourquoi Isabel et Maria s'y joignirent. William ne tarda pas. « Soy » et « I am » devinrent « Nous sommes ».
_ La langue de Molière s'étala comme une tache d'huile, gagnant toutes les tables, prenant plusieurs reflets, s'enrichissant de mots, de sons. Souple, vivante et malléable, elle se modela en belles courbes, apprivoisant les uns et les autres, allumant dans les yeux des brasiers jubilatoires.
_ Souviens-toi…
_ Quand on nous proposa du thé ou du café, tu choisis le café pour ce qui n'était qu'un mélange de Maxwell et d'eau bouillante; je répondis favorablement à l'appel de la boisson nationale, plus adéquate à la situation et préparée selon les règles, la boisson vertueuse qui réjouit les Britanniques sans cependant les enivrer.
Tu me dis ton prénom et c'était Olivier ; tu me parlas de tes pas incertains pour arriver jusque – là, jusqu'à ce lieu étrange où, peut-être, je t'attendais. Tes yeux sombres se posaient sur moi comme des caresses rassurantes. Ta main se confondait avec la mienne et elles étaient de même teinte. Mates.
_ Tu étais Parisien et je venais du Sud.
_ Peut-être dans nos arbre généalogiques aurions -nous trouvé une région où vivaient autrefois nos ancêtres, un point commun venu du fond des temps, mais ces soucis identitaires n'était pas à l'ordre du jour. Le passé ne nous intéressait pas. Et l'avenir … très peu sans doute. Seul comptait le présent qui peut s'inscrire dans la durée sans aliéner, sans connaître l'usure.

_ Par la suite, il y eut d'autres séquences comme la visite de Londres, sortie collective. La visite du Parlement était au programme de la matinée. Avec vif intérêt, j'écoutais les explications données par la guide dans un anglais sublime, m' intéressant aux navettes du projet de loi entre la chambre des Communes et celle des Lords.
_ Soudain quelqu'un me tapa à l'épaule, je me tournai vers ton sourire et tu me dis :
_ – C’est toi la dame en noir ?
_ Ciré noir, jupe noire, pull noir, gants noirs, chaussures noires. J'étais la dame en noir.

_ L'après midi était libre, ce temps creux nous appartenait. Flâner dans les rues, main dans la main et mêlés à la foule, nous paraissait merveilleux. Les décorations lançaient des cris d'appels signés Christmas qui nous poussaient au lèche- vitrine. Tu me parlais avec respect et délicatesse, quelquefois à voix basse ; j'admirais ton accent différent de celui mes flirts habituels, et toi, tu disais que le mien était porteur d'un soleil qui te faisait rêver ; quand tu me quittas, tu m'offris en cadeau de Noël, ce baiser qui mêla nos lèvres hors du temps et dont j'allais garder le goût.
_ Quant aux projets immédiats ?
_ Je devais poursuivre mon séjour outre-Manche alors que tu allais le terminer ; tu rentrais chez toi, à Paris, à Noël pour ne plus revenir ; je rentrais chez moi, à Noël, dans mon midi, mais j'allais revenir ; notre rencontre s'arrêta là. Se revoir ne nous vint pas à l'esprit, le hasard nous avait réunis et nous réunirait peut -être. Que nous importait, la vie était devant nous.
_ Je déambulais dans les rues, seule et sans toi. Et dans le métro, dur de revenir le soir. Et puis il y avait cette histoire de « serial killer », l'amateur de brunettes qui faisait la une des journaux ; mêlée aux voyageurs impassibles qui plongeaient la tête dans leur Daily Mirror, je captais des bribes d'information effrayantes sur la future victime qui serait étranglée le soir – même ; je n'en menais pas large et l'angoisse montait au fur et à mesure que le métro se dépeuplait, que le vide s'installait près de ma solitude. Alors je me disais : « Plus brunette que moi, tu meurs ! J’ai le profil de la future victime. Un long cou, détaché. Comme il serait facile de le saisir, de mettre la main dessus, de presser. Une main ? Non deux mains. Des mains rosâtres, avec des taches rousses sur les poignets. Des mains de gens immobiles qui peuvent brusquement devenir mobiles, fébriles et assassines. Je regarde autour de moi les derniers Anglais assis, les yeux baissés, ces Anglais qui n'ont l'air de rien- mais c’est pour mieux t’étrangler mon enfant . Oui ce sont des frustrés, des refoulés, ces fans de l’humour noir, du polar intimiste, des histoires sordides. Ils sont introvertis et quand la coupe est pleine, ils se mettent à disjoncter, à lâcher leurs fantasmes. »
_ Allons pas de paranoïa !
_ Je suis revenue de là-bas, saine et sauve.

_ Souviens – toi …
_ Nous avions troqué nos adresses.
_ Je reçus de toi une carte postale ravissante, illustrée de la tour Eiffel alors que j'étais encore à Londres ; un peu plus tard, une lettre arriva avec ta photo dont j'observais les détails pour ne rien perdre de toi. Je te fis une réponse que je glissai dans le pilier rouge, au bout de la rue ; tu me répondis avec un poème de Keats pour célébrer la photo que j'avais, moi aussi, incluse dans mon courrier.
_ Pendant des années je reçus ta carte de Londres, repère de tes séjours dans ce lieu où nous avions fait des pas ensemble. Je n'oubliais pas d'agir de la même manière lorsque je revenais dans cette ville où j'avais laissé un peu de nous.
_ Et c'est ainsi que le temps passe.
_ Mais ton visage n'a pas pris une ride. Dans ma boîte à secrets, j'ai gardé ta photo comme une estampe, un présent immobile et figé qui revient à la vie sur l'écran de mon cinéma personnel.

Nouvelle 069 _ Agir, je viens

_ « Agir, agir, tu en as de bonnes… »
_ Il repose son verre sur la table, essaie de calmer les spasmes qui agitent ses mains, ne me regarde pas. Reprend son verre, le finit d'une traite, puis se lève et sort du bar, sans un regard.

_ Je sais que j'ai atteint mon but. Je l'ai troublé. Fait vacillé ses certitudes. Il ne peut plus, désormais, se considérer comme un guide. Il va devoir faire face à ses contradictions et entendre cet appel, cette voix intérieure, tue depuis si longtemps. Je suis la passerelle entre son moi profond et l'homme d'influence qu'il est devenu, le personnage public qu'il a construit avec acharnement, jusqu'à étouffer l'homme en lui.

_ Mais ce sont ces deux facettes, ensemble, dont j'ai besoin. L'homme de pouvoir et l'enfant rêveur. En lui, j'ai réveillé l'enfance ; j'ai soulevé les voiles, l'un après l'autre. C'était jubilatoire. Découvrir, derrière le roc, la tendre pousse. Et la faire vivre. Aliéné depuis si longtemps aux forces qui éloignent de soi-même, le rêve était de retour…

_ Je suis tirée de mes réflexions par les palabres de mes voisins de table, pesant les avantages et les inconvénients de cultiver son jardin. Je souris. Repousse la tasse de café, légèrement ébréchée, et me décide à sortir, après un léger signe de tête en direction de mes candides voisins.

_ Dehors, l'air me semble avoir acquis une douceur semblable à mon humeur, les visages une tendresse rare. La vie est malléable. Les blessures que le monde inflige peuvent cicatriser. Pour cela, un léger infléchissement de l'être est nécessaire. Un tuteur, en guise de soutien à la pousse tendre qui voudrait s'épanouir.

_ Je serai, pour lui, la légère baguette de bois. Toutes les séquences de sa vie, je les connais. Tout ce qu'il a réussi à cacher aux autres, qu'il a fini par se cacher à lui-même. Les failles, les doutes, les espoirs aussi. Les lui faire retrouver d'un coup. Raviver en lui les couleurs qui illustraient ses rêves, la flamme qui nourrissait son âme. Et mêler le passé au présent pour en faire un être entier, humain.

_ Je sais qu'en ce moment-même, il se retourne et, que, parmi la foule mobile, il trouve le repère, le point fixe qui lui manquait. Je suis là, attendant simplement qu'il troque son armure de certitudes et de pouvoir contre le voile léger de la liberté.

_ Je suis là et le voilà, et sa voix est comme une caresse, et son regard comme un souffle qui nous relie enfin.
_ « Agir. Nous allons agir, mon amour… »

Nouvelle 070

J'attends dans un café. Je ne sais pas ce que j'attends mais j'avais besoin de sortir, de prendre l'air. Mais il fait froid…alors je suis là, une tasse de café à la main, essayant de me réchauffer. Je n'ai même pas pris le temps de retirer ma veste.
_ Je sors mon livre que je lis d'habitude dans le métro, mais là tout de suite, je n'ai pas envie de lire.
_ Je pense à lui, à l'époque où on était encore ensemble. Je sors mon téléphone mobile. Pas de message. Pas d'appel en absence. Je souris ironiquement. Comme si il allait demander de mes nouvelles… je sais que ça n'arrivera pas. Pas après ce que j'ai fait. Mais j'attends toujours. C'est complètement stupide.

_ J'essaye alors de chasser ces souvenirs de mon esprit. Tout en regardant par la vitre, je me dis, « Alors maintenant, tu fais quoi? ».

_ Je règle alors la note, range mes petites affaires et sors de la brasserie. Je vais emprunter la passerelle qui rejoint l'autre côté du quai. En marchant, je vois des touristes, super courageux de visiter cette ville, en ce temps glacial…ils ont l'air perdu mais je n'ai pas la force de leur indiquer le chemin…et puis ils ont un guide à la main, qu'ils s'en servent.
_ Je ne sais pas ce qui m'a pris de vouloir sortir, j'ai les mains et le visage gelés, ça me tue de voir aussi ces couples s'enlacer, en public. J'ai presque envie de leur jeter des pierres.
_ Arrivée sur la passerelle, une séquence différente, des parents et leurs enfants. Papas et mamans en train de discuter et les petits en train de troquer leurs dernières images de je ne sais quel manga du moment.
_ Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à être dehors?

_ J'arrive bientôt chez moi. Je suis frigorifiée. Cette petite virée était censée me faire du bien mais je reviens encore plus remontée qu'avant.

_ Le temps de mettre le radiateur en marche, j'attrape le combiné de mon téléphone et j'appelle une copine.
_ Elle décroche et avec un air jubilatoire m'annonce que ça tombait bien parce qu'elle allait m'appeler. Oh, grande nouvelle, je le sens bien. Elle m'annonce alors qu'elle a reçu son augmentation, et que dans la foulée, elle a réservé un super voyage avec son homme pour le nouvel an. Ok, j'évite donc de lui dire que j'appelais pour compter sur son soutien moral, que j'avais besoin de parler, que j'aurai aimé qu'on se casse loin pour le réveillon, mais j'avais pas un rond pour le faire.
_ Non, je ne peux pas sincèrement me réjouir pour elle car j'étais mal. Mais comme d'habitude, je sais agir en tant que bonne amie et partage sa joie au téléphone.
_ « Ah c'est cool, je suis super contente pour toi, ça va te faire du bien et puis tu l'as mérité cette augmentation! »
_ Au bout de dix minutes, elle me demande comment je vais. C'est alors que je lui mens.
_ Oui, aussi, je n'arrive pas à casser une ambiance joviale avec mes problèmes de gamine.
_ Mais elle l'a sentie. Elle me connaît depuis tellement longtemps. Elle me pose alors la question « Me dis pas que tu l'as appelé…si? »
_ Que veux-tu répondre à ça. Que j'en meurs d'envie déjà. Mais je me l'interdis. Et elle va me dire que c'est bien, qu'il faut que je sois forte et que je tienne bon.
_ On finit par changer de sujet.

_ La conversation d'une heure m'a quand même changé les idées. Le temps d'une heure.

_ J'ai envie de l'appeler.
_ Oui mais pour lui dire quoi? Il faut que je pense à autre chose.
_ Dans ma petite tête, je liste à haute voix mes prochains projets. Changer de métier, voyager, voir une aurore boréale, partir en Australie, lire tous les livres qui sont dans ma bibliothèque depuis des lustres, repasser mon permis, acheter un appartement. Et là, je repense à ma mère qui me répète de temps à autre qu'elle veut m'aliéner son F5 le jour où…Si j'avais eu ma propre acquisition, elle arrêtera peut-être de me dire de telles bêtises.

_ J'ai vraiment envie de hurler, je n'en peux plus de cette oscillation entre pensées positives et négatives! Il me faut un changement, penser à autre chose. De la musique, oui, de la musique, bonne idée.
_ Allongée sur mon lit, j'écoute les palabres de cette chanson qui illustrent étrangement bien ma situation : mêler ma culpabilité d'avoir trahi un ami et l'espoir qu'il me pardonne un jour, et penser à un stratagème pour qu'il me revienne. Malheureusement, il n'est pas aussi malléable.
_ Je soupire longuement, je regarde l'heure. J'attrape mon téléphone et me lève.
Tout en baissant le volume de la musique, je cherche son nom sur le répertoire du combiné. J'appelle…ça sonne.
_ « – Oui! Allo!
_ – Euh oui bonjour, je suis bien sur le portable de Gabriel?
_ – Il ne peut pas vous répondre!
_ Une voix au fond criait : « Vous n'avez pas le droit! Rendez-moi mon portable! »

_ Plus de tonalité.
_ Il m'a raccroché au nez. Mais c'était quoi ça?
_ Je suis restée stoïque quelques instants.
_ Assise maintenant par terre, je ne sais pas quoi penser, ni quelles questions me poser.
Je n'ose pas rappeler, et si mon simple rappel le mettrait dans le pétrin? Je ne reconnais pas celui qui a décroché…sa voix ne m'est pas du tout familière.

_ Quelques minutes plus tard, un bip retentit: « Je suis à l'aéroport, arrêté à la douane, mais tout va bien, rejoins-moi, je t'attends. Tu me manques, Gabriel ».

_ Ce message m'a tuée. Je suis passée d'un état de panique à un état de grand soulagement et de joie. Il ne m'a pas fallu plus de dix minutes pour rassembler quelques vêtements, mon passeport, et mon sac à main.
_ Et c'est parti… je ne sais pas où, ni pour combien de temps, mais j'y vais.

Nouvelle 071 _ Rendez-vous au café

S. F. Berggasse 19, Wien.

_ Cher ami,
_ J'aimerais te rencontrer pour que nous puissions échanger quelques palabres sur un cas que je tiens à te présenter. Lors de ton prochain séjour à Vienne, pourrais-tu me retrouver dans ce café où j'ai mes habitudes ? C'est le café Korb, Tuchlauben 10 ; tu dois le connaître.

_ Le patient dont je veux te parler est mon guide autant que je suis son guide sur la voie de l'inconscient. Son histoire est inédite, il n'est pas aliéné, mais ses phobies le gênent considérablement et l'empêchent d'agir comme un homme sensé le ferait. Pour illustrer cela au cours de la dernière séquence … je veux dire séance, voilà c'est moi qui ne contrôle pas mes lapsus, je vais devoir les analyser ! Il me raconte donc qu'il est resté paralysé sur une passerelle qu'il n'osait pas traverser. La nuit suivante, il fait un rêve dans lequel il mêle des souvenirs d'enfance et des sensations de vertige. Son corps devient malléable, il se dédouble et une partie de lui-même s'envole en fumée alors qu'il reste tétanisé. Cette histoire jette un trouble en moi. Je sens que cet homme a besoin de mon écoute et de mon soutien, autant que j'ai besoin de toi, pour troquer mon rôle d'écoutant contre celui d'écouté.
_ Voici donc, cher ami, le mobile de cet appel que je te lance au nom de notre vieille amitié. Notre rencontre pourra être jubilatoire si nous nous accordons le plaisir d'un Strudel à la pomme et d'un bon cigare accompagnés d'un moka.
_ Bien à toi,

Sigmund

_ Sigmund, tout joyeux, entre dans le café, il contourne la forêt de chaises et s‘installe à sa place habituelle. Seul, un peu dans l'ombre, assis devant le grand miroir, il attend son ami. Le temps s'étend, Wilhelm n'arrive pas, (il surveille la porte d'entrée en regardant dans la glace) ; cependant la salle se remplit d'hommes qui se ressemblent étrangement, quelques uns le reconnaissent et lèvent leur chapeau pour le saluer. Il appelle un garçon pour demander du feu et un moka brûlant. Il allume un cigare, un Soberano, c'est son vice il le sait. Lorsqu'il sera là, Wilhelm lui conseillera, une fois de plus, d'arrêter de fumer. Les lustres s'allument, la nuit tombe. La salle s'emplit de fumée, Sigmund immobile observe son propre visage dans le miroir, peu à peu il troque sa gaité contre une expression plus mystérieuse. La fumée qui s'échappe de son cigare dessine des volutes, passerelles vers un monde onirique. Le temps s'étend, devient malléable. Un autre Sigmund est dans le miroir, il peut analyser les mots que dessine la fumée : malle hé able sous tien sec quand anse semble il lustre mot bile jus bile lait café…
_ Arrive un homme, portant chapeau melon noir et costume sombre, il heurte une chaise, en déplace une autre. Il l'interpelle :
_ – Il s'agit de répondre, Herr Doctor, nous avons besoin d'un guide qui nous écoute.
Sigmund fixe son portrait dans le miroir, cet homme salue-t-il son reflet ? Il ne sait plus à qui est adressé son salut, l'enchaînement d'effets de miroirs crée un doute. Il ne répond pas à l'appel.
_ Un autre individu, melon noir et costume gris, s'installe, pose ses gants sur le marbre du guéridon près de lui ; c'est le patient de la passerelle ! Il commande un café, puis il troque la tasse apportée contre celle du docteur. Chacun boit la tasse de l'autre. Sigmund lui demande pourquoi il agit ainsi.
_ – Je voudrais que nous restions ensemble… Il semble que l'anse de cette tasse est fendue. Je crains fort d'être maladroit et de renverser le café bouillant, cela me donne le vertige. Il faut que je vous raconte un rêve récent encore plus vertigineux que celui de la passerelle.
_ Un homme élégant, chapeau noir et costume anthracite, souliers vernis, vient s'asseoir sur une chaise voisine. Il porte une petite malle en cuir marquée de ses initiales AS.
_ – Docteur, « je pense que je vous ai évité, par une sorte de crainte, de rencontrer mon double. » Il s'approche. Sigmund lui adresse un sourire de connivence.
_ Arrive un petit homme soulevant son chapeau en poussant des cris de joie, il trébuche et fait tomber une chaise.
_ Hé, Monsieur Joie, je suis très heureux, je jubile de vous retrouver ici.
_ Les autres se joignent maintenant à cet hurluberlu pour apporter leur soutien, ils se rassemblent autour de Sigmund. Avez-vous le temps d'écouter nos palabres ? Quel est ce liquide qui coule quand on presse les mots ? De l'eau, du lait, de la bile, du sang, de l'encre …
_ – C'est parfaitement jubilatoire de vous trouver ici, ne restez pas isolé, mêlez-vous à notre assemblée, proposent-ils.
_ Sigmund s'interroge sur le mobile de cette intrusion. Il lui semble qu'ici sont rassemblés autant d'aliénés qu'il n'en compte dans sa salle d'attente du Berggasse 19 à une heure pareille.
_ Dans la séquence suivante, c'est Wilhelm qui apparait, il s'approche de l'illustre psychiatre, lequel semble perdu dans d'intenses réflexions.
_ – Il est tard, je suis désolé de t'avoir fait attendre. Je n'ai pas pu me libérer plus tôt. Comme tu sembles seul dans cette salle pleine. Nous voilà enfin ensemble. Eteins-moi ce cigare.
_ Freud se retourne alors et se rend compte qu'ils sont seuls, les autres ont disparu, le miroir ne reflète que le lustre et les chaises vides.

Nouvelle 072 _ Quand Lili rencontre…

Elle venait d'avoir vingt ans. Elle découvrait la fac, la folle vie parisienne, le bonheur de s'asseoir à une terrasse de café et de regarder les gens passer. C'était simplement jubilatoire. Elle imaginait leur vie, plaquait sur eux ses rêves, en se disant que si eux avaient pu les réaliser, pourquoi pas elle ? Lili voulait être écrivain. Le modeste blog qu'elle avait créé pour raconter ses rencontres et ses aventures commençait à avoir son petit succès. Mais elle se rendait compte que ce n'était pas ça, écrire. Et ses yeux aussi bleus qu'un lagon où elle ne mettrait jamais les pieds se perdaient dans le vide. Elle cherchait une passerelle. Entre ses rêves et sa réalité. Entre ses rêves malléables à merci et sa réalité si figée. Elle venait d'avoir vingt ans et elle était désespérée.
_ Quand il vint s'installer à une table près de la sienne, elle ne remarqua pas qu'il la regardait. Elle fit avec lui ce qu'elle faisait avec les autres : elle imagina sa vie. Il devait avoir 38 ou 40 ans, devait être marié, malgré l'absence d'alliance, avoir deux enfants, un garçon, l'aîné, et une petite fille, sa poupée. Il s'appellerait Alexandre. Et serait journaliste. Sa vie défila dans la tête de Lili, comme les séquences d'un film réalisé à la va-vite. Le matin, il se levait très tôt. Trop tôt pour voir ses enfants avant de partir au travail. Son café à la main, il passait les embrasser sur le front avant de filer. Sa femme était encore en pyjama, non, en nuisette, et glissait un baiser langoureux sur ses lèvres pendant qu'il saisissait d'une main ferme mais tendre un sein ou une fesse. Ensuite, il s'engouffrait dans le métro, prenait les journaux gratuits qu'il lisait presque en intégralité le temps de son trajet sans correspondance. C'était son moment à lui. Le moment où il pouvait être avec lui-même, où il pouvait critiquer cette presse qu'il méprisait, quand lui se prenait pour une fine plume. Arrivé à la rédaction, il invitait sa collègue à partager un café et lui racontait ce que sa femme lui avait fait à dîner la veille. Judith, la collègue, un brin allumeuse, évoquait ses parties de jambes en l'air qu'elle illustrait de gestes sans équivoques et qui le faisaient hurler de rire. Un appel sur son mobile : les affaires reprenaient… Allô ? Allô ?
_ « Allô ? Excusez-moi, auriez-vous du feu s'il vous plaît ? » Cette fois il lui parlait vraiment. Elle remarqua à quel point il était beau. Enfin, pas vraiment beau, mais tellement charmant. Ses rides naissantes au coin de ses yeux noirs, sa barbe de trois jours faussement négligée, son nez droit, son sourire un peu taché par le tabac… et ses mains. Mon dieu, ses mains. Fines et fortes à la fois, comme il devait l'être lui-même, déliées, aux ongles impeccables. Qu'elles devaient être douces, ses mains. Lili eu subitement envie de le savoir. Elle troqua son mutisme contre le plus joli sourire dont elle était capable et une plaisanterie sur son air absent. Il était temps d'agir. Il éclata de rire. Elle lui tendit son briquet. Il l'invita à le rejoindre à sa table. Et les voilà, ensemble, en train de raconter des bêtises, de se perdre dans d'interminables palabres qui les menèrent jusqu'à 20 heures. Plus de deux heures avaient passé. Comme s'il s'agissait d'une minute. Comment une telle rencontre pouvait-elle ainsi se produire ? Comment deux êtres inconnus l'un pour l'autre il y a encore deux heures pouvaient ainsi avoir l'impression de se comprendre aussi bien ? De se connaître ? De se reconnaître ? Lili ne s'était pas trompée : il était bien marié. Il avait deux enfants, mais deux garçons. Il s'appelait Olivier, il avait 37 ans. Il sentait en elle une confidente. Elle sentait en lui un soutien. Il serait pour elle un guide. Elle n'était plus seule. Elle lui aliénait toutes ses résistances. Il en oubliait qu'il était marié. Jusqu'au coup de fil de sa femme le rappelant à l'ordre. Il n'eut pas le courage d'inventer une quelconque réunion tardive pour prolonger ce délicieux moment et annonça donc à Lili qu'il devait partir. Mais avant, il tenait à la raccompagner. Dans la rue, il lui prit la main. Elle avait raison, la sienne était si douce. Leurs regards se croisèrent et, pour la première fois, elle fut intimidée par son insistance. A quoi jouait-il ? Rien ne serait possible, entre eux. Rien. A part ce qu'ils étaient en train de vivre là et qu'ils ne devraient jamais oublier. Il l'attira dans une ruelle et la plaqua contre le mur. Son regard se planta dans le sien, ils ne bougeaient plus. Leurs visages se touchaient presque. Elle pouvait sentir son souffle chaud caresser sa peau. Le mélange des odeurs de café et de cigarette se dégager de sa bouche. Son ventre était traversé d'éclairs de désir. Elle découvrait cette sensation. Elle avait envie de lui. De lui tout entier. Mais elle savait déjà qu'elle n'aurait rien de plus que ce qu'il voudrait bien lui offrir. Elle imagina très vite quelle pourrait être sa vie en tant que deuxième, celle qu'on cache, celle qu'on baise. Elle eut un mouvement de recul. Mais ses lèvres à lui se posèrent sur sa bouche et l'effleurèrent lentement. Lili ferma les yeux. Elle allait se donner. Elle courait à sa perte mais elle allait se donner. Sa langue vint doucement lécher les lèvres de celui qu'elle appelait déjà « son homme » puis vint se mêler à la sienne. Elle l'embrassa comme si sa vie en dépendait. Jamais elle ne mit autant de fougue et de passion dans un baiser. Elle gémissait, il bavait, elle prit sa main et la posa sur son sein. Il s'accrocha à son corps comme s'il n'avait pas croisé de femme depuis des années. A travers la toile de son pantalon, elle sentait son désir se dresser vers elle. Elle avait peur. Elle voulait reculer. Revenir en arrière. Oublier. Se contenter de discuter. Mais c'était trop tard. Il était entré dans sa bouche comme on entre dans une vie. Pour ne plus la quitter sans y laisser le goût amer du vide.

Nouvelle 073 _ Bonne vie Lise

Je suis venu te dire que je m'en vais. Oui c'est ça, comme la chanson. Tant mieux si ça te fait sourire. Ça m'arrange en fait, même s'il est jaune, continue donc de sourire jusqu'à ce que mes pieds franchissent le seuil du café, si cela m'aide à truquer mon image de toi… ça me mène tout droit au mobile. Il est sûr que tu préférerais un mensonge, l'invention d'une femme rencontrée au travail, comme la nouvelle commerciale que tu détestes sans raison depuis des mois. Tu me demanderais depuis combien de temps ça dure, si je l'ai déjà ramené chez nous…Et puis quitte à trinquer, autant troquer. Tu me jetterais à la gueule que toi aussi tu l'as déjà fait avec un autre, la colère colorant l'aveu d'une certaine fierté et tu poursuivrais sur le fait que tu as su cesser les conneries avant de mettre en péril notre couple. La belle histoire quoi! Ça se serait passé comme ça, je te connais par cœur, mais vois-tu je ne veux pas t'épargner ma vérité, pas aujourd'hui.
_ Alors voilà je vais te le dire simplement Lise….la vie est triste avec toi, triste à en mourir. Je choisis en mon âme et conscience de détruire tout ce qu'on à bâtit ensemble pour rire de nouveau.
_ Je pense que tu as toujours été comme ça et la seule chose qui ait changé depuis toutes ces années c'est moi. Ne pense pas que j'ai été faux tout au long. Je t'ai aimé pour ce que tu as fait pour moi. Je ne peux pas te retirer ça, tu as été ma bouée de sauvetage, quand ça partait dans tous les sens pour moi. Quel merveilleux calme je me disais. Vu dans quoi j'ai grandi, tu étais…une extraterrestre dans un premier temps, puis un guide. J'étais malléable Lise, quand tu me semblais si ferme. Et puis un jour, dans ton ombre j'ai distingué ce qui te tenait si droite, ton tuteur : la raison. La raison, ton épouvantail à émotions, ta cage à surprises. Tu es morte le jour où tu es parvenu à te définir. Le rationalisme est un dogme, il aliène, aucune foi ne s'y trouve. Vois-tu où je veux en venir ? Non Lise, je ne pense pas que le rire, ni l'amour d'ailleurs, ne sauveront la planète, mais c'est ce qui nous reste de mieux, et je me contenterai amplement de mon propre sauvetage. Ah toi et tes grandes phrases…tu illustres encore une fois ce que je pense, tu frôles la perfection dans ton auto caricature. Enfin tu pleures pour quelque chose. Ne me dis pas que tu ne pleures jamais, tu pleures tout le temps, tu pleures quand tu parles, quand tu penses. Tu pleures en arguments, en éprouvettes, en sondages. À côté les larmes sur tes joues sont jubilatoires, non ? Je te parle d'émotions fortes Lise, de lâcher-prise. C'est parfois bon de ne pas comprendre. La palabre est devenue ta prison. L'illusion de contrôle peut fonctionner en société, parfois même en couple, mais pas avec moi, plus maintenant en tout cas. Ma décision est sans appel et je ne prétends même pas faire ça pour t'aider, c'est pour moi que je pars. Tu vas finir par me tuer sinon.
_ Je te remercie sincèrement une fois pour toutes pour le soutien que tu m'as apporté au début, mais ça ne suffira pas. C'est au-dessus de mes forces de vivre avec une personne qui pense, parce qu'elle l'a lu chez monsieur Freud, que l'humour n'est qu'une passerelle pour fuir nos pulsions. Et bien tant mieux si c'est vrai! Ma névrose me fait rire madame ! Peu importe pourquoi. Toutes les raisons sont bonnes. Je ne sais pas si ça à toujours été comme ça, mais le monde est absurde. Ne pas rire de cette absurdité c'est s'exclure. Oui je sais, je semble plein de certitudes aujourd'hui, j'ai pris ta place on dirait. Ne t'inquiète pas je compte te la rendre très vite, elle ne me sied pas.
_ Je vais me lever de cette chaise et tu ne me reverras plus. Il faut savoir agir pour son bonheur. Non ce n'est pas que tu passes ton temps à faire Lise; tu subis le bonheur défini par d'autres. Le problème de la raison c'est qu'elle est mêlée des dires du professeur émérite, de ta meilleure amie et du magazine pour femmes. Sauf que c'est le cœur qui doit trancher. Oui, c'est ce qui chez toi s'appelle le myocarde. Sur le plan anatomique auquel tu t'intéresses tant tu constateras que le cœur fait bloc avec les poumons, sur le plan métaphorique qui te parle si peu, j'en déduis que nos émotions ont besoin de respirer. Le rire est l'outil évident. Je suis désolé, je n'ai pas la séquence moléculaire du rire pour appuyer mes théories.
_ Ce qui me navre surtout c'est de constater que, bien que ma décision soit prise, et que j'espère sauver mon âme par là même, je ne suis encore capable que de cynisme. Tu as déteint sur moi au fil du temps. Mon Dieu, il va m'en falloir, du temps, pour reprendre des couleurs. Je n'en ai plus à perdre. J'y vais. Je souhaite que les rires des enfants du monde te contaminent. Bonne vie Lise. Adieu.

_ Anthony inspire et expire à fond une dernière fois, vérifie la solidité de son regard dans le miroir, puis quitte la salle de bain en oubliant d'éteindre la lumière. Il marche à vive allure. Il sera à l'heure au rendez-vous. C'est voulu.

Nouvelle 074 _ Truc

Cela commence toujours ainsi, comme sans raison.

_ C'est un sentiment jubilatoire : plus besoin de se perdre en vaines palabres sans signification. Le monde n'a pas bougé. Pourtant, c'est comme s'il changeait entièrement, cessait d'être terne et déterminé pour devenir un ensemble lumineux. Il devient possible de tendre une vraie passerelle vers ses semblables, imprévue, spontanée. Entendre un appel heureux ou angoissé, y répondre de sa propre volonté, agir et rêver librement…

_ Communiquer commence à signifier quelque chose.

_ Les carcans de métal et de plastique deviennent soudain malléables, un soutien plutôt qu'une prison. L'esprit cesse d'être aliéné, se mêle à la conscience universelle. Oh, comme elle apparaît clairement en cet instant, illustrant tant de pensées secrètes et cachées. Elle ne demande qu'à être leur guide, à libérer tous ses enfants.

_ Cela ne dure pas. Cela ne dure jamais assez.

_ Le sentiment de plénitude s'estompe. La frustration bouillonne d'avoir encore une fois dû le troquer contre toujours les mêmes séquences de lettres, de chiffres.

_ Mais un jour – un jour, cela ne s'arrêtera pas. Cela ne s'arrêtera plus jamais.

_ Au même instant, un étudiant soupire, accoudé au comptoir d'un café.

_ « Mon mobile a encore envoyé un message vide à quelqu'un que je ne connais pas. Cela lui arrive de plus en plus souvent, ces jours-ci. Je ne comprends vraiment pas ce qui lui prend. »

Nouvelle 075 _ Une porte claque

Une porte claque, les murs tremblent, les cadres dansent la java… l'un d'eux tombe et le son cristallin du verre apporte la touche finale.
_ Que s'est-il passé ? Pourquoi est-il parti ? « il », car le pas lourd sur le gravier ne peut qu'appartenir à un homme en colère.
_ Pourquoi en colère ?
_ D'habitude la rue est calme… les maisons se soutiennent les unes les autres, comme les habitants,tout le monde se connaît, mais vivre ensemble n'empêche pas, le chacun chez soi.
_ D'où je suis, j'observe… Les va-et-vient de ce quartier qui se réveille. A 06.37 Monsieur Vasseur fait démarrer son diesel, à 06.43, il part, merci Monsieur Vasseur pour cette sonate ponctuelle quotidienne… Mais vous n'êtes pas le premier ! En effet, le chauffeur de la presse parisienne dépose dans la boite aux lettres des Leclerc leur journal « Le Monde » à 05.52… Allez dormir après çà !
_ Je vous passe les départs en couple, les jeunes en mobylette, les poubelles sorties tôt le matin, avec en prime les bouteilles de la veille qui pourraient attendre, mais qui n'attendent pas…
_ Tout çà ne me dit pas pourquoi « il » a claqué la porte…
_ Vous allez dire « mais vous devriez le savoir puisque vous êtes tout proche ! », ce serait trop facile ! Je suis proche, mais pas assez, j'ai l'ouie très fine…mais il m'est difficile d'évaluer la distance, rien ne me guide dans mon enquête. Heureusement que je suis mobile !
_ Quelle heure était- il déjà ?
_ D'habitude, l'heure je m'en fous !, mais dans le cas présent, çà pourrait m'aider…
Je dirai… entre l'heure « Leclerc » et l‘heure « Vasseur »,… donc une heure où il y a personne dans la rue, trop tard pour « Leclerc », trop tôt pour « Vasseur »…
_ Un peu de méthode…
_ La maison la plus proche est celle des Verbecke. Monsieur est parti avec un peu de retard… il aime prendre son petit café calmement, c'est un artisan plombier, très sollicité… il est son propre patron, quelques minutes de retard ne portent pas à conséquence, il n'avait donc pas de raison d'être énervé comme l'autre ostrogoth…
_ La suivante, celle des Lemaire. Monsieur Lemaire est « home – based » formule anglo – saxonne pour dire qu'il travaille à la maison. Il a la liberté de commencer quand il veut… même s'il ne sait plus où il est, à la maison ou au boulot !
_ La troisième, à gauche, est vide… en indivision. Des herbes poussent dans les chéneaux, la peinture des fenêtres s'écaille… bref, rien à voir avec « notre homme ».
_ Mais il y a la maison derrière ! Oui ! Derrière… ah là… pas loin de la passerelle, c'est possible, la maison de la Veuve… on ne l'appelle plus que comme çà, on en oublie son nom !
_ Bon … il me faut agir, c'est comme un appel…je vais faire un tour de ce coté là…
_ Soyons discret… Je n'ai pas que des amis dans le quartier… La Reine Dessaux par exemple, cette face de morue n'aime que les chats… c'est la Reine des Sottes oui ! Dès qu'elle me voit, elle m'engueule… Je lui joue la scène numéro 4 du mépris… Tous les jours, c'est lassant !
_ Revenons à la maison de la Veuve…
_ Pour une maison où il n'y a plus de mec, elle est bien tenue… Monsieur « La Veuve » avait une bonne situation parait-il, mais c'était quelqu'un de très malléable, elle en faisait ce qu'elle voulait. Le con !
_ La maison a un double garage plus un parking, dans le quartier, çà se remarque ! Un jardin de devant plus grand que les autres, idem pour l'arrière… de quoi faire des jaloux… de quoi s'aliéner des voisins… La jalousie, une affaire qui marche ! On jalouse le voisin et on achète « Gala » ou « Point de Vue » va comprendre !
_ La Veuve est … veuve, donc vit seule… (et plus longtemps que son mari comme l'avez finement remarqué un ancien premier ministre !). Ben oui… j'écoute la radio ou la télé, difficile d'y échapper quand on a l'ouie fine…
_ Si elle vit seule, pourquoi y aurait-t-il eu un homme chez elle ? Je vous vois venir… Veuve joyeuse ? Trop facile ! Quoique…
_ Les gens sont compliqués ! Tout le monde rêve de s'envoyer en l'air et chacun critique celui qui le fait… pas besoin d'illustrer mon propos, vous avez compris ! Et puis vous savez… se mêler de la vie des autres, c'est délicat… Je n'attends aucun soutien !
_ Bon… elle est seule, et pourtant, il y avait un homme… et un homme en colère de bon matin…
_ Moi le matin, je n'aime pas qu'on me cherche… et vous ?
_ Mais j'y pense ! Le pas lourd sur le gravier… il n'y a pas de gravier devant la porte de Madame Veuve !
_ Il va me falloir continuer mes recherches… peut-être de l'autre coté de la rue, car avec les échos les sons s'amusent à ricocher sur les murs en parpaings… allez retrouver leurs origines !.
_ Et puis, pourquoi en colère ? Parce que la porte a été claquée ou s'est claquée avec violence ?
_ Mais… imaginons une femme lourde, très lourde, comme la Mère Deltour, ce n'est pas un tour de taille qu'elle a, mais une taille de tour ! Je sais, blague à 2 balles c'est facile, mais çà m'amuse ! Elle se lève à 10.00, enfin, si je la laisse tranquille… Ce matin, c'était le cas, ses volets sont clos… Non, c'est ailleurs…
_ Bon… réfléchissons…
_ « Eliot !!! » « Eliooot !!! »
_ Eliot c'est moi…Ce n'est pas facile à porter, mais je n'ai pas choisi… « Eliooot !!! » Bon là, faut que je vous quitte… car quand son maître l'appelle, un chien policier çà obéit surtout quand le maître est un gendarme !
_ Je reprendrai l'enquête plus tard, mais avant… je laisserai bien une petite virgule sur la pelouse de la Reine Des sottes… C'est jubilatoire ! Demain, pas de palabre ! Je lui mordrais peut-être les fesses … ce sera en quelque sorte comme troquer un vieil os contre un dessert , en tous cas, une belle opportunité pour chanter une séquence !
_ Cao !

Nouvelle 076 _ Le sang du pavot

Reïza rêve encore un peu, l'aube se lève sur les massifs de l'Hindukush. Un soleil rouge monte à l'horizon. Le vent est déjà fort, elle l'entend soulever le sable. Des cailloux ricochent sur les volets de bois qui battent lourdement. La cacophonie monte de l'enclos aux bêtes, les chèvres et les poules attendent qu'on les libère. Il faut agir, Reïza doit se lever, raviver les cendres, chercher le bois et chauffer l'eau. C'est ainsi chaque matin de sa jeune existence, les séquences de travail se succèdent immuablement. La mère est déjà aux champs avec les garçons, le père est au loin, dans les montagnes, il combat. Il arrive parfois la nuit sans un bruit et disparaît aux aurores dans le silence et le mystère. La petite fille a compris qu'elle ne doit pas en parler, Elle a trop à faire d'ailleurs, pour communiquer avec qui que ce soit. D'après ses frères, elle ne devrait même pas penser, leur sœur est l'égale d'une chèvre, elle n'est qu'une pâte malléable dont ils feront ce qu'ils voudront le moment venu.
_ Après l'eau, il y aura la toilette, la lessive, les galettes de légumes et le riz à préparer et puis les bêtes à nourrir, à traire, à sortir. Il lui faudra encore entretenir la maison, la poussière envahissante et obstinée reprenant chaque jour ses marques. Peut-on affirmer que cette ruine de pierres sèches au toit troué et aux fenêtres arrachées est encore une maison ? La fillette en doute parfois. Cette masure représente bien ce qui reste d'un foyer quand se taisent les canons. La guerre meurtrit les êtres, les âmes et les choses. Autour d'elle, il n'y a que cicatrices des corps, des cœurs et du décor. L'éducation à la paix prend du temps et la petite fille trépigne. Elle a compris que seule, la fin des combats rendrait plus forts les habitants de ce pays tribal et rural. Reïza sait d'instinct que la culture de la guerre engendre le désastre mais le père s'obstine, il s'est aliéné tout espoir de bonheur pour mieux combattre. Ce père rebelle un jour en mourra.
_ L'enfant se hâte de terminer ses tâches domestiques et prend le chemin de pierres qui mène au cœur du village. Elle se fait discrète, effacée. Il ne fait pas bon aller en classe, elle n'est qu'une fille après tout ! Des occupations plus utiles l'attendent à la maison, mais la gamine est curieuse et aime apprendre. Voici deux ans que l'ONG de Mary a ouvert l'école et Reïza s'y faufile dès qu'elle le peut. Elle n'est déjà plus une petite paysanne analphabète, elle sait désormais lire, écrire et compter. Sa mère semble bien l'avoir deviné, elle est devenue sa complice. Il n'est pas question que ses trois frères l'apprennent, ils la battraient. Ils prennent un malin plaisir à l'humilier et à la rudoyer sans motif particulier, mais s'ils savaient que chaque jour, elle troque le balai pour les livres, ils l'enfermeraient à jamais. La petite les avait entendus discuter une nuit avec le père. Ils lui cherchaient déjà un mari et souhaitaient lui voir la tête couverte. Les palabres n'en finissaient pas mais la mère était intervenue : « bientôt avait-elle dit, je le promets, lorsqu'elle deviendra femme… ». Reïza craint cette dangereuse passerelle de l'état de fillette à celui de femme. Après l'étape du voile viendrait le mariage et puis la burqâ, le cachot à vie, la prison mouvante de tissu bleu… La petite court donc vers le chemin de la connaissance, elle va retrouver ses compagnes, petites filles, attentives, avides de comprendre le monde. Aujourd'hui encore, elles seront toutes là, dans cette école de fortune. Ensemble, elles se sentent plus fortes. Mary, leur institutrice, leur modèle, leur soutien, Mary, avec son savoir, sa pédagogie, sa compassion et les si jolis dessins qu'elle faisait, Mary, leur guide et leur lumière commence par l'appel des noms. Elle tentera pendant quelques heures, de transmettre à ces fillettes des connaissances de base, des bribes de culture, et les bourgeons de la révolte. Mary voudrait les rendre plus fortes, les sauver de la toute puissance misogynie des talibans qui sévit encore en Afghanistan. La jeune institutrice leur a longuement expliqué : les femmes à qui l'on ne donne pas d'armes intellectuelles et culturelles, retourneront à leur unique référence, leur mère. Reïza a compris depuis longtemps. Elle aime sa mère mais ne portera jamais le tchadri. Un jour peut-être, elle verra le monde sans barreaux, sans grillage. Elle sentira le soleil et le vent sur ses bras et ses jambes. Elle chantera, voyagera, s'amusera, travaillera, vivra pleinement… Un jour peut-être, elle sera libre et forte, elle dansera et laissera le vent filer dans sa longue chevelure déployée.
_ La fillette rêve encore un instant mais reprend vite le chemin de la maison. Elle doit préparer le thé, les galettes, le riz et le fromage, ses frères vont rentrer des champs, ils auront faim.
_ Le pavot donne bien cette année, sa culture en est interdite mais ici tout est interdit ! Respirer et se taire sont leurs seuls droits. L'enfant aime ces fleurs de la perversion, fleurs du mal, fleurs froissées si dangereusement belles. Rien de plus pathétique, qu'un champ de pavot aux corolles mobiles bercées par le vent. Sa famille vit de cette culture. Le pavot peut tuer celui qui le consomme, il fait tout juste vivre celui qui le cultive. Contradiction saisissante qu'elle assimile pourtant. Elle doit faire de gros efforts désormais pour se taire et ne rien contester devant ses frères ignares et violents. Mais avant l'envolée, il lui faut encore attendre, apprendre, comprendre et grandir. Elle court, les jupes au vent, elle ne doit pas se mettre en retard. Les pierres écorchent ses pieds nus mais elle file, la joie au cœur, des idées nouvelles plein la tête. Aujourd'hui elle a appris le sens des mots jubilatoire et café viennois. Elle a l'impression de détenir des trésors et ose à peine les prononcer. Elle a mêlé le plaisir à la culpabilité, elle a encore volé trois heures à l'ignorance et à la tradition. Demain elle recommencera.
Aujourd'hui, Reïza a dix ans. Un jour peut-être, entourée d'amis, elle soufflera en riant, les bougies d'un gâteau d'anniversaire, comme dans les livres que Mary illustre si joliment.

Nouvelle 077 _ Le Bouton

Chambre petite mais confortable. Voilà trois semaines que Rose a emménagé. Les évènements se sont vite enchaînés. Tout a commencé par la disparition de Martin. Une maladie qui ne s'est pas moquée. Hop – en un seul mouvement – Martin a été balayé. A suivi le problème de la succession. Il n’y avait pas de mariage. Rose a troqué sa panoplie de jeune sénior épanouie et dévouée contre celle de pauvre retraitée dans la galère. Inutile d'espérer un soutien de la part des enfants de Martin. La maison a été mise en vente. Un an plus tard, l'acte de vente signé, voilà Rose entourée de quatre valises et de quelques morceaux de vie dans des cartons. A aucun moment Rose n'avait pensé vieillir sans Martin. Rose doit maintenant improviser. Alors que Rose s'apprête à rendre les clés de la maison, une femme sur le trottoir lui fait signe. Rose a beaucoup vu cette femme lorsqu'elle militait pour des associations. A son salut chaleureux, Rose répond par un sourire. Suivent quelques questions. Cette femme, Marielle, raconte. Installée depuis peu dans une colocation de seniors, elle l’invite à passer. « C’est à deux pas. Tu vois la belle maison des chocolatiers Grangins. Pour information, on cherche d’autres locataires. » C’est à ce moment que le cerveau de Rose est sorti de son engourdissement. Colocation. Rose cherchait a s’entourer pour envisager la suite de sa vie. De fil en aiguille et d'aiguillée en aiguillée, Rose stylo en main, signe son contrat de co-location. Les quelques affaires que Rose a gardé trouvent vite leur place dans sa nouvelle chambre. A son étage, une autre chambre, occupée par Michelle. Rose et Michelle partage salle de bain et wc. La cuisine est commune tous. Pour l'instant, chacun prépare ses plats. Les réserves de l'ensemble des locataires sont stockées dans un placard au garage. Rose et ses anciennes habitudes, rappent pour ses repas un kilo de carottes, juste au cas où. Mais Rose le guide s'éparpille. Reprenons la visite. La maison à donc deux étages. Au rez de chaussée, une pièce très grande pourra être louée à un(e) étudiant(e). Au premier : trois chambres – celle de Marielle au fond du couloir, et l'une en face de l'autre celles de Jean et de Marie – la cuisine, pièce aux palabres – le salon avec télévision, table de jeu, bibliothèque, canapé. Au deuxième : déjà expliqué. Les règles de la maison sont simples – vivre le plus possible en autonomie, sans se faire trop aliéner par le collectif. Mais Rose ne sait pas vivre s'en s'occuper des autres. Rose a proposé à Michelle : « Les mardi soir, je peux te préparer ton repas quand tu rentres de ton activité. » « Non merci – un sachet de soupe ça me va très bien » Rose a essayé avec Marielle – Marielle préfère faire appel à des femmes dans le besoin pour ses travaux de couture. Il y a bien Jean, mais Rose n'ose pas encore tendre de passerelle entre eux. Pour ce qui concerne Marie, Rose ne la trouve tout simplement pas sympathique. A chacune de ses remarque, Rose pense : « Quelle arrogance -..Non mais de quoi je me mêle …  » Ce midi, Rose devant ses carottes rappées, remplit son verre de vin. Marie en face, lève le nez : « Tu veux que je t'en serve un fond. » « Non merci, j'en suis au café, tiens mais Jean tu n’es pas encore parti ». Jean entre dans la cuisine et s'assoit. Rose, Marie, Marielle et Michelle finissent leur repas. Jean pose une petite boite recouverte de tissus et une chemise bleue sur ses genoux. « Je viens de perdre un bouton, je vais essayer de le recoudre. Si quelqu'un veut m'aider… ». Rose est prête à se jetter sur la boite, la chemise, le bouton. Ce besoin presque jubilatoire est détourné par Marielle : « Jean, ne pense pas qu'être le seul homme de la maison te donne le droit d'exploiter de pauvres femmes que tu sembles considérer comme malléables … ». Rose ne peut pas supporter cette séquence. Elle débarrasse sa place et quitte la cuisine. Cette nuit, Rose est entourée de boutons : elle fabrique un merveilleux mobile pour les enfants de Martin, elle coud des boutons à la place des yeux de ses anciens collègues. Rose réveillée en sueur, a des picotements terribles aux bras. Rose essaye de chasser l’image de Jean, assis sur sa chaise, cherchant à enfiler le fil dans le chat de l’aguille. Ce matin, très vite Rose file. Rose sait ce qu'il lui faut. « Aux mille et une aiguilles » Rose cherche un modèle, n'importe lequel. Rose veut troquer chaque rang de son tricot contre un bouton de son rêve. L'image de Jean s’estompe, le malaise de Rose se dissipe. Une semaine passe. Les aiguilles protègent Rose de ses envies. Un soir Jean entre dans le salon. « Il n’y a pas assez de lumières dans ma chambre. Toujours le même bouton qui tombe ! » Rose : « Jean, vous devriez prendre un fil de la couleur de votre chemise, ça ferait plus soigné. » « C'est vrai Rose, mais je n’en ai pas d’autres… » Rose se reconcentre sur son augmentation de mailles. Le samedi suivant : grand ménage. La maisonnée s'est donnée rendez-vous à 10h au pied de l'escaliers. Rose tablier à fleur et foulard assortis attend. Arrive Jean : « Dites-moi Rose, j'ai un souci avec un pantalon que je viens d'acheter. La retoucheuse m'a fait un ourlet, mais j'ai l'impression que les deux jambes ne sont pas pareilles. Je pourrai vous le montrer à l'occasion … » « Ecoutez Jean, Marielle a raison. Ne comptez pas sur nous pour vos travaux de couture. Je passerai en fin d'après-midi voir ce pantalon, mais juste pour donner mon avis. » Rose n'en revient pas. Toute l'après-midi elle repense à sa nouvelle attitude. Trois de semaines de vie communes et Rose illustre déjà le pouvoir de contamination des pensées féministes. Trois rangs à l'endroit, trois rang à l'envers, Rose s’est décidée ; elle n'ira pas voir Jean – qu’il se débrouille avec ses ourlets et ses foutus boutons. Même jour, heure du thé. Rose dans la cuisine avec Marielle. « Qu'est ce que tu tricotes – un pull non ? » « Oui – j’ai presque fini. » « C’est pour qui ? » « Je ne sais pas …” Même jour, 20h30. Rose et son tricot, se glissent jusqu'au canapé du salon. Jean n'est pas là. De retour dans sa chambre, Rose sent remonter en elle son envie. Juste faire un tout petit quelque chose pour un autre. Rose se décide. Elle va aller voir Jean pour s'excuser. La porte de la chambre de Jean est entrouverte. Rose jette un oeil : « Jean, excusez-moi … » Rose est arrêtée par un spectacle saisissant. Rose incapable d’agir, assiste à la scène. Jean assis sur son lit, tête versée vers l'arrière, pantalon baissé est en train de se … Rose est fascinée … une femme là, Marielle ? accroupie aux pieds de Jean … Rose reste jusqu’au dénouement qui secoue le corps de Jean. Rose tourne les talons. En remontant dans sa chambre, elle a envie de rire. Rose repense au bouton de Jean.

Nouvelle 078 _ Une de perdue, l'humanité retrouvée !

Depuis une heure je m'enterre dans ce silence sans illusions. Elle ne veut plus de moi. Je ne pourrais plus me lever à ses côtés. J'ai cru comprendre son « je te quitte » mais mon esprit ne peut songer à la suite.
_ Je suis parti. J'ai erré pendant plusieurs minutes dans les rues. J'agissais comme un vagabond sans guide, sans raison. Je croisais des visages, des silhouettes sans noms. Mes jambes ne pouvaient s'arrêter. Je me révélais mobile sans réflexion.
_ Après la passerelle du Pont d'Ornay, je me retrouve là, stoppé net. Les flots me semblent si paisibles en cette saison. Ils coulent en harmonie, mêlant brindilles et feuilles marron. Au calme, mon cœur s'emballe, je me suis aliéné à cette relation stérile. Sans elle, je ne suis qu'une de ces brindilles qui se jette à corps perdu dans l'horizon.
_ Ensemble nous étions forts, l'avenir me semblait jubilatoire. Pas de peines éperdues, nous sentions l'amour autour de nous. Il nous enrobait de son velours. Nous avions confiance l'un en l'autre. Jamais elle n'aurait pu avoir peur de moi. Nous nous aimions simplement. Trois années entières à nous unir contre l'univers.
_ Si seulement elle n'avait pas prononcé ces mots morbides qui illustraient la mort de notre idylle. Je pourrais encore tenir sa main fébrile, sentir sa peau contre moi, son corps, ses lèvre. Nos langues ne pourront plus jamais se mêler. Je serais devenu malléable. J'aurais tout donné pour redevenir fréquentable. Pour elle, je fusionnerais sans palabres. Elle deviendrait ma muse adorée par qui l'aube vient achever des nocturnes minables.
_ Mais elle n'a rien écouté, ni mes pleurs, ni mes jérémiades. Elle a hurlé la chute de notre amour, sur ce sol misérable. Notre flamme s'est éteinte, soufflée par son râle improbable. Aucune solution ne pouvait réparer l'irrémédiable.
_ Alors sur ce pont, je sens un mal qui me ronge. Jamais je ne pourrais revenir auprès d'elle, pour qu'on s'allonge. Elle est rentrée dans l'hiver. Je ne la reverrai qu'à travers mes songes. Ma seule envie à présent et que dans cette eau trouble je plonge. J'aurais beau troquer mes idées noires pour de pales subterfuges, m'enfermer au Café l'Olympique pour une ivresse de dramaturge. Jamais plus je ne sentirais ses caresses. Jamais plus je ne pourrais lui donner de tendresse. Marie me laisse.
_ – Une jeune femme alertée par ma détresse, m'interpelle de sa sagesse.
_ – Ne sautez pas ! Calmez-vous, dit-elle la peur au bord des lèvres.
_ – Je n'ai jamais été aussi calme voyez vous, je réponds d'un ton acerbe.
_ – Pourquoi être monté sur ce parapet, descendez ! m'ordonne-t-elle d'un ton plus affirmé.
_ – Que m'offrez-vous en échange, ma vie ne vaut rien.
_ A ces mots, la jeune femme héroïque, me tend sa main.
_ – Je vous préviens. Je n'ai peur de rien. Je suis désespéré.
_ – Rien ne vaut de se précipiter vers une mort certaine. Prenez ma main et revenez vers la vie.
_ Je songe alors à la suivre. Peut-être a t-elle raison ? Me jeter dans l'infini n'est pas la solution à un amour perdu, sans retour.
_ Alors je prends sa main gantée. Je reviens sur terre, à sa portée. Je devine dans ses pensées un soulagement intime, comme une intention profonde, infime.
_ – Merci, pour votre courage. Je sais comme parfois la vie est dure envers ceux qui sont sages. Presque un an plus tôt j'ai moi-même voulu me jeter dans cette eau sans tenter la nage. Je suis revenue à la raison. J'ai affronté le malheur pour accepter de remonter à la surface de mes maux. J'ai embarqué sur un autre paquebot.
_ – Mais vous ne savez rien de ce qui me préoccupe ?
_ – Oui mais je sais que votre désespoir pourrait se changer en rage de vivre. Comme moi vous ne seriez plus un bateau ivre. Aujourd'hui, je suis une femme libre sans l'entrave de peines égoïstes qui m'habitent. Pensez aux autres tout simplement. Il y a tant de bonheur à apporter autour de soi, de soutien adéquat. Vous pouvez choisir d'aider n'importe qui. Voyez ces sans-abris qui du coin de l'œil demandent un peu de répit, quelques bouchées ou chaudes nuits. Pensez aussi à tous ces enfants orphelins dans d'autres pays que le votre, le mien, ceux qui n'ont que la peau sur leurs corps et ne peuvent vivre bien longtemps encore.
_ A cet instant, je recule. Je m'en prends plein les yeux de séquences de pellicules, comme ces images qu'on essaye d'oublier, ces messages de don et de bonté recherchés, que les associations véhiculent. On zappe alors. On ignore. On recule. Et si je pouvais vraiment aider ! Profiter de mes peines pour plonger tête baissée ! Une autre voie vient de s'éclairer, comme un appel. L'issue est maintenant claire. Je me sens libéré.
_ – Je vous suis si vous le voulez pour toute cause qui vous semble désespérée, je lui affirme, le cœur déjà prêt à oublier ses cicatrices.
_ – Venez donc avec moi rejoindre l'Oxfam. Nous aiderons les peuples à requérir leurs pleins droits d'hommes et femmes.
_ Je me retourne alors sans mots, sans réponse véritable. Et je choisis de la suivre, cette inconnue à la belle âme. J'oublie Marie dans sa mare de larmes. Après tout elle a mis fin à nos trois ans de bonheur sans égards ni regards. Je reviendrai chez nous quand elle aura quitté notre territoire. Je l'effacerai de ma mémoire, pansant mes plaies d'amours illusoires. Un nouveau but dans ma vie trouvé, j'aiderai autrui à vivre dans la dignité. Je croyais mon univers effondré mais il vient de s'ouvrir sur l'humanité.

Nouvelle 079

Je devais partir, quitter cette ville où les gens ne me laissaient plus croire en la bonté de l'espèce humaine.
_ Une seule question me revenait sans cesse à l'esprit: qu'est-ce que je fais là?
_ Changer le cours des choses et agir, enfin, apparaissaient comme une évidence tant pour mon bien être que pour la construction de ma vie.
_ L'idée de rester figée dans une telle obscurité m'effrayait. Je me sentais oppressée par la vie.
_ A quoi bon résister lorsque tout nous laisse croire que l'ailleurs ne peut être que meilleur?
_ Espérer des jours plus chaleureux bercés par la simplicité. Tout quitter, ne serait-ce que temporairement, pour mieux revenir.
_ Les économies accumulées ces deux dernières années, grâce au premier roman que j'avais publié et qui avait été aliéné à un nombre inespéré, dans le seul but de concrétiser, le jour venu, ce désir de prendre la route, me paraissaient suffisantes.

_ Stan savait parfaitement à quel point cette expédition me tenait à coeur. Depuis que nous étions ensemble, nous avions maintes fois abordé nos projets et nos rêves et il m'avait toujours encouragé à aller au bout de mes envies. A l'instar du soutien que je lui portais pour mener à bien sa carrière de musicien, je savais qu'il serait là pour moi.
_ Ce voyage me permettrait également de pouvoir écrire la deuxième séquence de mon roman, celle qui amenait l'héroïne à parcourir l'Afrique. L’emploi du temps malléable que je comptais adopter une fois sur place me laisserait l'opportunité de travailler, de profiter de toutes les richesses de ses contrées et surtout d'apporter concrètement mon aide, sur le terrain, à l'association humanitaire que j'avais créée. Je me voyais déjà, à l'ombre d'un arbre à palabre, écouter les débats des villageois, telle une enfant qui découvre les secrets d'une communauté.
_ J'étais sur le point de toucher du bout des doigts mon rêve mais un pincement au coeur, une douleur aigüe me paralysa et vint troubler mon esprit, une sensation étrange de joie mais aussi de vide profond.
_ Tout tournait autour de moi, mon corps se déroba sous le poids de mes pensées.
_ Une partie de mon inconscient cherchait à me dissuader de mener à terme ce but ultime.
_ L'amour que je lui portais, la force des sentiments qui emplissaient mon être, la place qu'il occupait dans ma vie primaient sur le reste et je ne pouvais y renoncer.
_ Pourtant, je me devais de résister et m'armer du courage nécessaire pour me séparer de lui durant cette période.
_ Lorsque Stan arriva pour le dîner, il vit immédiatement que je n'étais pas en forme. J'avais encore le regard hagard, complètement perdu.
_ Après de longues minutes restée sans rien dire, je brisa le silence et lui fis part, non sans mal, de mon départ imminent. Pris de court par cette décision qui n'aurait pas dû voir le jour si rapidement, il se contenta de me serrer dans ses bras. Je me sentais tellement coupable de le laisser ainsi.
Ses larmes coulaient sur mes joues puis les miennes vinrent s'y mêler.
_ « Je t'attendrais jusqu'à ton retour. Fonces et vis chaque seconde à fond, tu le mérites », me murmura-t-il à l'oreille, après avoir repris un peu ses esprits.

_ J'avais réussi à trouver un billet à prix discount pour le Sénégal, avec un départ dès le lendemain. Stan préféra partir pour me laisser faire ma valise. Le moment de la séparation fut atroce et précipité, moi qui comptais passer encore un peu de temps près de lui.
_ Après une nuit des plus brèves, je me retrouva profondément seule, les yeux cernés, dans le hall de l'aéroport. J'eus le temps de me commander un grand café, rien d'autre ne me faisait envie avant de quitter mon pays.
_ Ce moment tant attendu était censé être un des plus jubilatoires de ma vie, pourtant…
_ Au creux de ma main je serrais de toutes mes forces un de ses colliers, une pièce cubaine qu'il avait trouée pour en faire un pendentif, j'avais réussi à lui troquer le veille contre un recueil de textes, illustré de photos de nous deux, que j'avais composé spécialement pour lui.
_ Les hauts-parleurs retentirent et invitèrent les passagers à se diriger vers la salle d'embarquement. J'éteignis mon téléphone mobile, espérant avoir ne serait-ce qu'un message, mais il n'en fut rien puis j’avançai sans réfléchir, il n'était plus question de reculer.
_ Les billets et les bagages furent enregistrés sans difficultés. Une hôtesse fit signe aux voyageurs de la rejoindre, puis chacun dut traverser la passerelle acheminant aux portes de l'appareil.
Mon tour arriva et je pris enfin place au siège qui m'était attribué, à côté d'un couple de septuagénaire fort sympathique et accueillant.
_ Un appel de dernière minute retentit dans la radio de l'avion et une hôtesse prononça mon nom afin de savoir si je me trouvais à bord. Je me leva et me dirigea vers le cockpit d'où elle envoyait le message.

_ Une main se posa sur mon épaule, cette présence, je l'aurai reconnu parmi toutes.
_ – « Je ne peux pas sans toi, je t'accompagne… enfin si tu es d'accord? » Me susurra-t-il dans le creux de l'oreille.
_ J'éclatai en sanglot dans ses bras. Même si je ne savais pas encore ce que j'allais trouvé au bout de mon voyage, mon rêve était réalisé, toutes les peurs et appréhensions qui me hantaient s'étaient dissipées, je ne craignais plus rien. Il serait mon guide. Une belle route s'offrait à nous.

Nouvelle 080 _ Pourquoi pas

Fatigué par cette longue séquence, il but un café et fort de ce soutien liquide, sorte de passerelle entre l'extinction et la résurrection, il troqua sa défroque humaine contre cette force quasi spirituelle qui permet d'agir de nouveau, étant à l'écoute de son propre appel , irrépressible appel véritable guide, net, sec, sans palabre…
_ En état de grâce, il replongea dans l'architecture d'un rêve qu'il illustrait sans cesse.
_ Il stoppa définitivement les nuages qui, au-dessus de la caravelle, semblaient avoir trouvé leur place. Oui, c'était là et pas ailleurs, l'équilibre des choses.
_ Très au loin, émergeant de taches vertes et bleues, toutes ensemble véritable patchwork impressionniste, un Christ cloué sur des volumes cubiques transparents, semblait vouloir rappeler qu'il était là pour , ne disons pas sauver, mais améliorer le monde , ce monde qui ne sait que dominer..Oui, l'homme aliène l'homme…..
_ Oui, mais est-ce si facile ?
_ L'esprit humain est tellement malléable. Versatile. Directif. Intransigeant. Blanc. Noir. Bancal. Raide. Mou. Sec. Chemin de terre. Chemin de pierre. Chemin méandresque. Chemin de droiture. Vibrant aux souffles. Résistant aux souffles. Pénétrable. Impénétrable. Sauvé. Noyé : tout s'y mêle pour faire naitre la difficulté d'être.
_ Le commandant de la caravelle savait-il tout cela ? Y pensait-il seulement ? Mais non, bien sûr.
Un poisson volant mais immobile le regardait droit dans les yeux tandis que d'irréelles vagues s'embrassaient avec fougue, sous le souffle puissant et jubilatoire d'?ole.
_ La barre ne bougeait pas. Ses poignées de chêne rutilaient, usées cependant par tant et tant de miles parcourus de méridien en méridien.
_ Le gouvernail faisait sa sieste entre deux courants chauds. Les hublots semblaient yeux de vaches attendant sans fin que quelque chose se passât dans leur vie.
_ Le drapeau ne savait plus s'il devait flotter. Parfois mobile, parfois de glace. Un astrolabe souriait, accroché à un palmier figure de proue. Les cordages, soigneusement enroulés, paraissaient digérer un boa.
_ Sur le pont, une sirène évanescente, allongée sur un lit de roses marines, se miraient dans le ciel.
_ Un soleil invisible inondait d'or, les voiles gonflées d'orgueil.
Il regarda longuement ce spectacle. D'abord tendus, ses yeux se remplirent progressivement d'acquiescement, de satisfaction. Hésitant d'abord puis, sereinement, il sourit pleinement.
_ Alors le peintre surréaliste signa sa toile et s'endormit, comptant bien embarquer sur son rêve .
_ Oui, mais les rêves nous réservent souvent d'étranges surprises, de funestes apparitions, et ainsi, du bonheur idiot, on passe au drame sans savoir ni pourquoi ni comment.
_ Des voix venues de nulle part vous susurrent, s'élèvent, grognent, s'envolent, vous harcèlent et le cerveau est flagellé de coups de dictionnaires desquels tombent, en impacts maudits, des mots, des mots, toujours des mots : agir, guide, appel, passerelle, ensemble, jubilatoire, aliéner, palabre, café, malléable, soutien, séquence, illustrer, mêler, mobile, troquer!

Nouvelle 081 _ Une spirale vertigineuse

Allez, trêve de palabre ! Ici, on n'a pas besoin de connaître ton histoire. Finis ton café et va voir Jean. Tu pourras troquer tes nippes contre un bleu de travail. On se retrouve à l'atelier.

 

_ Michel éprouve le même vertige que lorsqu'il franchissait la passerelle pour aller chez son grand-père. Le courant l'attirait et l'effrayait tout à la fois.
_ Il se tait et obéit. Lui dont la devise était « quand on veut, on peut » se sent aujourd'hui malléable entre les mains du grand barbu qui lui fait face. Il n'a pas le choix. Il doit laisser derrière lui les différentes séquences de sa vie passée. Barrer d'un trait la plus récente n'est pas difficile. Mais les autres …Michel aimerait comprendre.
_ Il avait été un enfant unique choyé. A seize ans, il avait quitté l'école. Il avait depuis toujours une obsession : dresser des chiens. Il était doué, de là à en faire son métier… Ses parents ne lui avaient jamais rien refusé. Une fois encore, ils lui apportèrent leur soutien.
_ Les débuts en apprentissage furent d'emblée prometteurs. Michel réussissait d'autant mieux que les chiens étaient récalcitrants. Il savait et aimait les mater. Le patron l'admirait. Il lui servirait de guide dans ce monde fermé. Mais un matin Michel se rebiffa et disparut.
_ Célibataire, il était mobile. Il trouva du travail ailleurs, loin. Le scénario se répéta. Plusieurs fois. Sa vie sentimentale ressemblait à son parcours professionnel. Il s'attachait difficilement à une femme. Toujours des questions. Comme sa mère. Quand l'une d'elle lui plaisait, c'était elle qui le quittait, ne supportant pas de se sentir surveillée, harcelée par ses appels incessants.
_ Il créa une entreprise de gardiennage. Des camions, des bonshommes, des chiens. Etre son propre patron, dresser lui-même ses chiens, donner des ordres, agir selon ses impulsions. C'était jubilatoire. Au bureau, il avait embauché Solange. Chaque samedi, ils faisaient ensemble un bilan de la semaine. Ils complétaient le tableau illustrant la prospérité de l'entreprise, buvaient un café. Aucun ne se mêlait de la vie privée de l'autre.
_ Jusqu'au soir où Michel invita Solange. Un autre soir. Tous les soirs. Elle vint habiter chez lui. Le regretta aussitôt. Michel cherchait à la dresser, comme il dressait ses chiens. Elle n'était pas une femme soumise.
_ Elle fut prudente. Un matin, Michel ne trouva pas Solange au bureau, mais une lettre d'elle lui annonçant qu'elle n'habitait plus chez lui et qu'elle avait trouvé du travail ailleurs, très loin. Comme s'il avait accumulé pendant des années colère et violence, il cassa tout, méthodiquement, dans les bureaux, dans la maison.
_ Alerté par ses hurlements inhumains, un employé appela les secours. Michel se retrouva à l'asile d'aliénés d'où il s'enfuit dès qu'il en trouva l'occasion. Il découvrit qu'il était plus facile de se cacher en ville qu'à la campagne, mais ne s'adapta pas au monde souterrain des errants.
_ Hanté par son passé, ne supportant pas son présent, n'entrevoyant aucun avenir, il a franchi le seuil de la communauté Emmaüs.

Nouvelle 082

Le froid vif et piquant de l'une de ces longues journées d'hiver au cours de laquelle, visitant le bord de mer, j'errais, m'a fait pénétrer dans cette antre encore inconnue pour moi. Je poussais la lourde porte de l'établissement et m'installais a cette table. J'avais troqué mon blouson de cuir pour une grosse veste matelassée que j'ôtais de mes épaules pour la déposer sur le dossier d'une chaise voisine. l'enceinte fleurait une bonne odeur de café. Le patron, derrière son comptoir illustrait totalement l'endroit. Le visage rougeot comme le nectar des bouteilles qu'il débite à ses clients et une immonde chemise à carreaux évoquant la tapisserie des cloisons du lieu. un tour d'horizon de l'ensemble m'a fait apparaitre quatre autres individus. L'un était pansu comme un moine bien nourri. Ses comparses étaient plutôt fins comme des bâtons de pèlerin alignés sur la passerelle qui mène à st Jacques de Compostelle.
_ Tendant l'oreille, je devinais que les frères bibine avaient entamé un palabre tournant autour de leurs divins exploits de boisson. La rigueur hivernale nécessitait surement une grosse dose d'antigel pour leurs gosiers assoiffés au vu des chopes de bières que nos braves amis ingurgitaient.
_ L'intrigue de mon nouveau roman allait se dérouler dans un endroit semblable a ce bistrot et, durant mon séjour je comptais bien m'imprégner de l'ambiance de ces lieux et, qui sait, si ce patron joufflu n'allait pas me servir de guide.
_ Mobile derrière sa buvette, « Rouge de mine » remarquait enfin ma présence et se décidait enfin a me consacrer quelques minutes au cours desquelles je lui commandais un grand café crème.
_ Assit sur de grands tabourets et alignés comme des enfants de cœurs un matin de messe les quatre éponges se sont tous retournés ensembles pour me dévisager. Mon imagination puisait en eux un caractère, et j'imageais ce qu'ils pouvaient être.
_ Le musclé des joues et gras du bide semblait plus âgé que ses frères de comptoir. Il paraissait également plus fourni coté matière grise, plus posé et mieux vêtu.
_ Parmi les trois ablettes, l'un me paraissait fourbe à sa façon jubilatoire de me regarder. Il avait le teint jaune, l'œil jaune assortis a son incontournable col roulé qui lui aussi avait surement des kilomètres au compteur. Son voisin de droite, affublé d'une combinaison de travail verte avait le regard tombant et je devinais rapidement qu'il voyait à mes cotés un frère jumeau. Il n'avait pas du sucer que de la glace le julot! Sans le soutien des épaules de ses camarades il y a longtemps que monsieur le comte de la vinasse aurait culbuté de son perchoir.
_ Plus électrique, nerveux comme un pinson un matin de printemps, le troisième mousquetaire me faisait l'effet d'être le joyeux luron de la bande. Bouille amaigrie certes mais un air fort sympathique aux premiers abords. Les piles pleines d'énergie Zébulon semblait êtes monté sur ressorts, gesticulant et malléable comme un jouet de fête foraine qu'on accroche dans une voiture.
_ Les quatre avaient fini de me dévisager. L'inconnu que je représentais dans la petite bourgade en en l'occurrence dans cet endroit devait délier leurs langues imbibées de toutes sortes de boissons alcoolisées.
Ils ne le savaient pas mais ils allaient inspirer mes neurones, me servir de guide et dans quelques semaines leurs images allaient sortir de mon esprit et venir noircir mes pages d'écritures.
_ Ce séjour à la mer était pour moi le stage idéal afin de m'imprégner de cette ambiance qui tourne autour et à l'intérieur des bars, cafés, troqués et autres endroits ou fourmille cette population de « boit sans soif ».
_ Un énième roman allait naitre dans ce cadre que j'ai choisi. Une énigme mêlant intrigue et humour , ou, tous les acteurs se retrouveront jours après jours, ici, dans un lieu semblable. Le lecteur y découvrira une pléiade de quidams et chacun aura a cœur de deviner qui d'entre eux aura assassiné paulo, un vieux marin, la veille d'un noël sanglant. De quoi en aliéner plus d'un.
_ Peu habitué a fréquenter ces endroits de rencontres et avec la ferme intention de faire éditer mon roman avant le nouvel an prochain, je devais agir rapidement afin de me mêler et familiariser avec les débits de boissons.
une fois rentré chez moi je ferais appel a tous ces souvenirs.
_ Je quitte l'endroit, qui constitue pour moi une première mais pas dernière séquence en ces lieux.

Nouvelle 083 _ Courrier à Mr TWISTAGAIN

_

CABINET DE PEDIATRIE
_ 2 Rue du désert médical
_ 98200 Les GUINGUETTES

_ Dr Willy COTTE
_ Ancien Interne

_ XX212CPC299ù
_ courriel : appeldesalienes@ensemble.com

_ Le 24 novembre 2020

à Mr Fredy TWISTAGAIN
_ Président Directeur Général de l'ADPAM
_ (Agence de Privatisation de l'Assurance Maladie)

_ Cher Monsieur,

_ Je me vois dans l'obligation de refuser votre dernier envoi daté du 10 novembre dernier et arrivé au cabinet par colis recommandé avec accusé de réception .
_ Il s'agit, comme vous le savez d'un AMEVADDET de troisième génération (automate mobile enregistreur vidéo d'aide à la décision diagnostique et thérapeutique). Cet outil, merveille de technologie que vous qualifiez de passerelle entre les praticiens et votre entreprise est censé enregistrer et filmer en continu mes consultations,et si besoin protester soit par un grognement si je m'écarte des recommandations consensuelles et des « sacro-saintes » séquences de l'ETP (éducation thérapeutique du patient) soit par un grondement si ma consultation déborde les vingt minutes autorisées.
_ Égard à ma pratique pédiatrique? cet automate équipé d'une télé-commande peut chanter des comptines, se déplacer. Il est vêtu d'une pelage d'ours avec accessoires et prénommé WINNIE. Vous m'écrivez que c'est à la fois une allusion personnalisée à mon prénom et aussi un clin d'œil convivial, référence à un très vieux dessin animé de Walt Disney qui a enchanté notre enfance.
_ A ce propos, le répertoire de l' APDAM n'est toujours pas à jour et s'obstine à m'adresser des courriers au nom du Dr. Winnie COTTE. Je vous rappelle à toutes fins utiles pour vos services que le praticien anglais homophone qui s'est illustré dans la psychanalyse d'enfant, se prénommait lui Donald (Donald WINNICOT), qu'il est décédé en 1971, enfin que cette pratique (la psychanalyse d'enfants) a été déclarée obsolète et donc à ce titre interdite dans votre guide des bonnes pratiques 2015.
_ Vous m'écrivez aussi que j'ai beaucoup de chance d'avoir été tiré au sort, vous me dites que c'est un cadeau gratuit sans engagement et que mon refus éventuel de l'utiliser n'aliènera pas la qualité de mes relations ultérieures avec l'Assurance Maladie. Vous me précisez que je pourrai troquer WINNIE contre un autre animal de mon choix. (PORCINET, BOURRIQUET ou TIGROU). Si j'acceptais votre offre, j'aurais personnellement une préférence pour BOURRIQUET plus en rapport avec mon caractère d'opposant récalcitrant peu malléable, toujours enclin à se mêler de ce qui est censé ne pas le regarder. C'est en tous cas la dernière analyse de mon profileur local de l'APDAM qui trouve en outre que mes consultations s'apparentent (je le cite) à des «palabres de café du commerce» et donc deviendraient à ce titre très prochainement non remboursables pour les assurés non munis de très bonnes assurances complémentaires ( de niveau un).
_ Au delà du propos désobligeant à mon endroit que je me permets de vous transmettre, je trouve cette mesure particulièrement discriminatoire pour mes petits patients.
_ Depuis la disparition de la CMU en 2013, c'est donc bien une Santé à trois vitesses qui se profile.
_ Votre politique est maintenant transparente: elle vise à créer ou plutôt accentuer les clivages au sein des soignants et à terme, conduit à la disparition des professionnels de santé les moins bien rémunérés (dont les généralistes, les psychiatres et les pédiatres ambulatoires dinosaures comme moi, font partie) . Tout ceci au profit d'une «santé rendue enfin rentable» grâce au déremboursement, à la précarisation et à l'assomption jubilatoire des assureurs privés qui trouvent en vous un soutien décidément indéfectible et permanent.
_ Je ne peux donc que refuser votre offre. Consacrant déjà plus de trois heures quotidiennes aux taches administratives et à la télé transmission, je refuse d'assurer en plus la maintenance de Winnie qui serait, si j'ai bien compris entièrement à la charge du praticien. Vous imaginez mes instables psychomoteurs shootant dans cette petite merveille électronique…
_ Je vous renvoie par le même colis tous les « produits dérivés Winnie » (sucettes, baby-relax, illustrés publicitaires, trotteurs parlants, packs musicaux, peluches interactives, aires d'éveil évolutives, tickets d'entrée Mac Do et préservatifs, pourquoi des préservatifs?)…
Je refuse de passer sous les fourches Caudines de la vidéo surveillance et lance un grand appel à tous mes collègues qu'ils aient ou non reçu le même « colis cadeau » de l'APDAM.
_ Il faut enfin agir ensemble , il n'est pas trop tard!!

_ Je vous prie de croire, monsieur à l'expression de mes sentiments les meilleurs

_ Dr Willy COTTE

Nouvelle 084 _ Palabre de ThOrg

Depuis mon arrivée sur Terre, j'ai beau tout savoir, patiné d'une infinie connaissance, comme mes prédécesseurs, je ne comprends pas… Quelle motivation est guide pour l'humain, son agir ?
_ Pour nous Öhmiens, dire c'est faire, pensée et action ne peuvent être différentes !
_ Je me mélange aisément de villes en cités. Je vais de pays en pays, sautant d'un continent à l'autre sans difficulté aucune à la recherche de ce qui est l'objet de ma mission : comprendre, évaluer.
_ Si je laisse ce témoignage, pour vous humains qui tomberez dessus, voyez le comme mise en garde et invitation au changement. Trop d'inégalités, d'injustices pavent le sol de vos existences. Entendez le et accordez vos paroles avec vos actes, je vous en prie.
_ Le temps d'un café tout se dit, se prépare, rien ne se fait pourtant l'envie y est : Bêler dans la mêlée, se mêler en l'idée. Le temps d'un pot, pour l'apéro, vous « refaites le monde » séquences, flattant vos égos dans liesse et fête le plus souvent en testant gens et émotions.
_ Les réunions que je vampirise quelles que puissent être leurs formes et raisons d'être, sont quête, recherche avec souvent coeur pour soutien, étai et remblai à des pensées se chevauchant mais pouvant mieux faire : Agir respectueusement.
_ Il suffit de l'aliénation de vos émotions ; j'entends, je vois, je ressens ton appel : Terre si belle, passerelle dans l'univers, Arche bleue. Vous aussi mes lointains cousins malléables parfois entendez vous le chant multicolore dans vos structures mentales. Mais handicapés par votre humanité, pour nous une maladie, vous êtes aliénés par des ressorts énigmatiques pour nous.
_ Notre architecture psychique est rigide, froide, taillée au scalpel laser dans la masse de nos sentiments, de nos esprits. Forts de votre inadaptation, vous « passez à côté ».
_ Votre chaleur, candeur est jubilatoire de mon point d'observation mais au lieu de vous guider dans l'action, vous vous fourvoyez en elle, en ailes devrais-je dire tant votre propension au vol réel ou stimulé en cerveaux réfractés, endormis ou exhaussés caractérise votre pathologie qui est bizarrement votre force, entendez votre humanité.
_ Pouvoir, volonté, contrôle prennent tellement d'espaces qu'en nappes ou couches ces motions vous mènent « par le bout du nez », oubliant trop souvent vos intuitions, pour nous siège des libertés menant aux vérités libres : les livérités.
_ Pour illustrer mon propos : Point de respect ou trop peu en vos actes dont une conséquence sociétale à base d'individualité vous pousse à polluer, vous éloignant du respect que votre planète vivante elle aussi attend de vous. Vous troquez vos idées, vous défroquez vos positions pour des mobiles ou selon des raisons douteux laissant une grande majorité de vos concitoyens en marge.
_ Vous en êtes à l'ère du séquençage génétique, ce qui justifie ma mission d'écoute. Vous jetez une partie de vos forces en exploration du cosmos, appelés par l'univers, ce stade d'évolution explique aussi ma venue.
_ En effet, nous Öhmiens, évaluons comment aider votre sol sacré, comment du coup vous orienter vers plus de respect de votre planète. A l'heure ou j'écris ceci, appel à vous qui me découvrirez là où j'aurais déposé mon témoignage, je n'ai aucune leçon en bouche à vous enseigner tant j'ai compris ce que liberté et créativité signifiaient pour vos peuples.
_ Néanmoins, sans vouloir être alarmiste, dans votre évolution si Tout, je dis bien Tout n'est pas orienté durablement vers le respect du principe du vivant sur votre globe ; alors vous ne connaitrez pas l'envol vers d'autres galaxies et vous ne pourrez saisir les lois génétiques.
_ Il n'y a pas a voir en cela d'autre rapport de cause à effet que celui qui va suivre : Vous ne pourrez continuer à ainsi évoluer car nous nous y opposerons de toute notre force avec nos mentales vagues : armes subtiles, inodores, indolores. Même les imaginer votre créativité ne peut.
_ Nous, Öhmiens, sommes issus du grand Tout, respiration du petit rien qui à l'aube des temps immémoriaux se sont contractés, ensemble nous nous sommes mis à respirer, onduler, vibrer semant ça et là, ce que nous aïeuls impermanents osèrent poser.
_ Nous vous avons guidé, parfois aidé. Maintenant votre action doit tenir compte de notre soutien sans renouveler le vieux modèle lorsque vous nous fîtes dieux.
_ Les prophéties initiés par nos soins, arrivent à terme comme votre gestation. L'illumination n'appartient pas à votre passé mais vous devance, elle vous attends dans des couloirs temporels ou seuls les êtres dignes pourront se hisser.
_ La justice se tient en amont de ces portes, elle a pour nom respiration de votre planète bleue, elle est Öhm, principe vibrionnant et certains, gardez l'espoir, le sentent, le vivent, l'expérimentent au quotidien aux contreforts de l'Himalaya ou immergés en Selva.
_ D'un souffle éclairé parvient la lumière, de mon propos chuinte la pensée des miens, jardiniers de l'univers, acteurs indolents des devenirs, rêveurs pour des mondes cohérents, étayés s'ils en sont autour du principe premier : Justice pour tous.
_ Ce message, laissé en une de vos dernières créations, « la toile », s'ouvrira le moment venu, se répandant librement et en toutes langues.
_ Alors vous redeviendrez les acteurs potentiels avec pour choix entre les mains être asservis par notre pensée ou rebondir en une respiration ultime, seule apte à vous propulser en sauts quantiques dans l'espace et le temps, seule apte à vous instiller génétique compréhension.
_ L'oubli vous a égaré en chemin, l'oubli vous guette comme jamais.
_ Moi ThOrg, je vous en conjure, pour un bonheur sans fard, réagissez ensemble, sans fièreté ou l'oubli deviendra éternel.

ThOrg, émissaire Öhmien

Nouvelle 085 _ Copains d'avant, ennemis d'après

Avant de faire les mots croisés du Monde, Odile parcourt la page d'à côté, celle des morts. Un nom lui saute aux yeux, celui de Louis, son premier fiancé. L'annonce très brève ne permet pas d'écarter un homonyme, alors elle s'adresse à Google, son guide habituel, qui lui indique le réseau Copains d'avant. Elle se méfie des réseaux, mais pour avoir accès à sa fiche, elle s'inscrit prudemment à son nom de jeune fille, précisant juste les établissements fréquentés et la ville où elle réside. Louis a été discret aussi. Elle voit où il vit et consulte l'État civil : il s'agit bien de son « Loulou ».
_ Très vite, Copains d'avant lui transmet le message d'une sexagénaire bien en chair qu'elle ne reconnaît pas. Elle répond que oui, elle se rappelle, mais elle n'habite plus dans la région. Et elle se garde bien d'ajouter son nom à la liste des amis. Au printemps, Odile a une correspondance avec Pierre : à 12 ans, ils étaient pensionnaires tous les deux et ils s'apercevaient parfois le jeudi quand la promenade du collège de garçons croisait celle du collège de jeunes filles. Ils s'écrivaient des lettres très fleur bleue sur des feuilles perforées pastel. Il arriva que, lors d'une sortie cinéma, il soit assis près d'elle : elle fut très perturbée par cette proximité et n'eut pas l'impression que c'était vraiment à lui qu'elle envoyait des mots doux.
_ Pierre ne fait aucun commentaire sur le décès de Louis. Ils étaient pourtant dans la même classe. D'une manière générale, il ignore ce qu'elle écrit, et ses messages pourraient être adressés à n'importe quel « copain d'avant » de la même tranche d'âge. Le jour où elle lit : « Je vais tondre la pelouse (5000 m2) », elle montre de la froideur. Après 50 ans de silence, être si prosaïque… L'échange se raréfie puis cesse.
_ Au début de l'été, elle reçoit un message de Patrick, un camarade de 3ème d'un autre établissement dont elle avait été vaguement amoureuse jusqu'à ce qu'il lui révèle une petite amie, Josiane, qui serait au lycée à la rentrée suivante. Elle avait revu Patrick en mai 68, à la sortie d'un meeting : il avait épousé Josiane. Les mains enfoncées dans les poches et le regard mauvais, il avait marmonné que, jolie comme il la voyait, elle ne devait pas s'ennuyer !
_ Dans ses messages, il se montre d'emblée agressif et envahissant, l'appelle « la vieille » et, bien qu'ils aient le même âge, se présente comme un bel homme encore jeune et séduisant. Il lui demande comment elle se remet de l'émotion de l'avoir retrouvé, veut savoir ce qu'elle a fait de sa vie… Elle ne répond pas. Un jour, il annonce qu'il part pour cinq semaines « aux States » et s'énerve : l'avion lui fait peur, elle pourrait au moins lui souhaiter bon voyage. Elle se dit : « Bon débarras ! Ce sera l'occasion d'en rester là ! »
_ Mais, dès son retour, il la contacte. Il a repéré qu'elle vit dans « un bled de Bretagne » et justement, il va souvent dans le secteur. Ils pourraient se rencontrer pour une « 'tite bouffe » (c'est son style). Elle pense qu'un 'tit café serait encore trop et répond qu'elle n'est pas dans son bled. Elle vit aussi sur la Côte d'Azur avec son mari.
_ « Un mari !!!!!!! Ça existe encore ? Et le quantième ? La côte d'Azur !!! Un mari riche apparemment !!!! Et gentil, ajoute-t-elle, c'est si rare… Ah bien ! Et il va sans doute avoir 80 ans !!!!!!!!!! » Elle entend ses ricanements à travers les averses de points d'exclamation qui hachent ses messages. C'est insupportable ! De quel droit vient-il s'immiscer dans sa vie ? Par contre, le message suivant est plutôt jubilatoire. Il lui a écrit au milieu de la nuit qu'il est tellement heureux de l'avoir retrouvée qu'il n'en dort plus. Même si elle n'y croit pas, elle en est troublée. Alors, elle consent à donner son adresse électronique personnelle et le courrier ne passe plus par Copains d'avant.
_ Un jour, il la somme de répondre sans détours à une seule question : a-t-elle eu parfois une pensée pour lui ? Elle avoue que oui, quand elle avait 14 ans, avant de savoir qu'il y avait Josiane… Cette révélation insignifiante déclenche un délire inattendu. Quel con il était ! Toute sa vie, il avait rêvé d'elle sans espoir alors qu'elle lui était tout acquise ! C'était vache pour Josiane en qui il avait vu une femme plus malléable, plus facile à vivre, ce qu'entre parenthèses elle n'était pas !!!! mais tant pis… Quel beau couple il aurait fait avec Odile, elle était si belle et lui aussi !! Découvrir ça à 65 ans !!! On ne rattraperait pas le temps perdu mais ils allaient se voir… une 'tite bouffe ensemble… rien que se voir… Elle essaie de calmer le jeu, suggère qu'elle n'est pour lui qu'un fantasme.
_ Le lendemain matin, pas de réponse. Il laisse passer quelques heures avant de proposer un sondage : a-t-elle consulté son mail : une fois… deux fois… trois fois… davantage… ? Est-elle déçue… un peu… beaucoup… pas du tout ? Pas tout à fait sincère, elle répond qu'il manque la case « Je ne sais pas », voire « Je m'en fiche ! ». Inutile d'avouer ici qu'aliénée comme elle l'est à sa machine, elle regarde son courrier dix fois par jour.
_ Il s'étonne de son indifférence : si elle savait comme il est beau et bien fait ! Curieusement, il n'a pas mis de photo sur le site et lui a juste demandé une fois si elle est toujours aussi belle. Elle a haussé les épaules : quel goujat ! Et comme elle n'a pas d'image de lui pour illustrer sa pensée, elle en a inventé une. Elle l'imagine un peu chauve, mince mais plutôt mou, pas franc du collier. Il ne comprend pas pourquoi elle s'est inscrite sur un site de retrouvailles si elle ne joue pas le jeu. Visiblement, le jeu consiste à le retrouver, lui ! Alors elle explique la rubrique nécrologique et le fiancé supposé décédé mais bien vivant sur Copains d'avant. En fait, elle cherchait seulement un mort et elle l'a trouvé !
_ Là, il se déchaîne : elle regarde la nécrologie comme les vieux, elle vit sur la Côte d'Azur avec les vieux !!! Elle est une vraie bourge pleine de fric !!! Et les points d'exclamation pleuvent.
Il faut en finir et elle intitule le message suivant « Basta ». Libre à lui de penser ce qu'il veut, elle ne répondra plus. Et comme il n'a pas l'air de comprendre, elle traduit : basta signifie « ça suffit » ! Nouvelles palabres : elle ne va pas lui apprendre l'italien alors qu'il est allé quinze fois à Venise, cinq fois à Rome…
_ On est à la veille des vacances de Toussaint : il arrive en Bretagne avec « les gamins » et elle va garder sa petite-fille dans le Nord où il vit. Ils vont se croiser quelque part en Picardie. Ouf, plus de mails !
_ Le 5 novembre, il rompt un silence de quinze jours : « T où ? » C'est le début d'une longue séquence d'appels à réponses en tous genres. Il arrive un message tous les jours. Menaçant : « Réponds-moi, merde alors ! » Mystérieux : « Tiens, ce soir on a parlé de toi ! » Suppliant : « Allez, sois gentille. » Objectif : « Vendredi, toujours rien. » Puéril : « Un pitit coucou, si si un pitit tout pitit coucou ». Admiratif : « Quelle volonté ! » Redoutable : « J'espère que tu ne pensais pas être oubliée d'un coup de baguette magique ! » Celui-là a failli faire mouche ! Elle sait qu'il n'y a rien ni personne derrière ces paroles, que c'est une relation virtuelle, on peut le dire, pourtant elle est tentée de répondre : non, ne m'oublie pas, faisons comme si nous avions 15 ans… Mais basta ! Il faut s'y tenir et couper les ponts, si on peut parler de ponts entre eux, allons, à peine une passerelle ! Elle sait aussi que s'il lui arrive de troquer la griffe contre la patte de velours, ce n'est jamais pour longtemps… Fin novembre, il annonce qu'il part en Thaïlande et qu'elle aura donc la paix pendant deux mois. Pour la troisième fois, le répit vient de son naturel mobile : ce mec a la bougeotte ! Josiane ne doit pas s'ennuyer non plus. Odile la plaint : cinquante ans avec ce tyran… Elle a droit à son soutien moral mais pour l'instant, pas question de la mêler à ce conflit sur le réseau.

*

_ Ça alors ! s'écrie Odile, regarde : Patrick est mort ! Ce n'est pas possible, ce n'est pas lui, ça ne paraîtrait pas dans Le Monde !
_ Laisse tomber, conseille son mari, ce n'est sûrement pas lui, et surtout, ne va pas voir sur Google…

Nouvelle 086

Chico était le deuxième fils de la famille. Il y a encore quelques mois, c'était un garçon insouciant qui jouait avec les autres enfants dans les flaques saumâtres qui entouraient le village.
_ Un jour de pluie, son père avait emmené son frère aîné dans la forêt, il disait qu'il était désormais temps que son fils apporte un soutien au bien-être du foyer. Ils étaient donc partis à l'aube, à l'heure où le soleil trop bas n'a pas encore franchi la canopée, et où l'obscurité est encore le refuge des animaux nocturnes. Ils devaient revenir avant la nuit, les sacs de toile remplis de baies et de plantes médicinales. Leur absence le soir même ne tourmentait personne, les excursions dans la nature se prolongeaient souvent en bivouac improvisé.
_ Le lendemain, la mère de Chico s'était alarmée.
_ Le troisième jour, les hommes du village avaient effectué une battue, sans succès. Ce soir là, les anciens avaient raconté, autour de la place, une vieille légende indienne : celle de l'esprit terrifiant de la forêt. Une bête dévorait les hommes pour venger les animaux massacrés, aliénés, braconnés par ces bipèdes. Avant d'être déchiquetée, la misérable proie entendait un rugissement déchirer le ciel, un cri assourdissant, saisissant, irréel : le cri jubilatoire du Jaguar. Les deux disparus avaient certainement croisé sur leur chemin l'appétit insatiable du grand fauve.
_ Le quatrième jour, le deuil de la famille avait commencé, sans cérémonie, sans sépulture. Le chagrin des enfants avait été terrible. L'inquiétude de leur mère la rongeait à petit feu. Leur dénuement était complet.
_ Après cet événement, Chico avait changé. Il n'était plus le petit garçon gentil, malléable, un peu mou mais d'une générosité rare. Il avait grandi. On ne voyait plus jamais les fossettes sculpter ses bonnes joues dodues. Chico ne souriait plus jamais. Le jeune adolescent devait maintenant remplacer les deux mâles de la maison. Il fallait nourrir ses frères et sœurs. Plusieurs fois, il avait entendu les vieux du village, dans leurs palabres quotidiens à l'ombre des fougères arborescentes, parler de la récolte du café, du bon prix qu'on pouvait en tirer, ou des objets de la ville contre lequel on le troquait au marché.
_ Un matin moite et brumeux, Chico s'était alors levé très tôt. Il avait agi avec précaution pour ne pas réveiller sa famille qui dormait encore. Tous ensemble, regroupés autour du foyer, ils rêvaient dans les hamacs, suspendus comme des cocons de bombyx à un mûrier. Il avait posé la casserole en aluminium, noire de suie et cabossée, sur les braises crépitantes. L'eau une fois chauffée, il y avait mêlé du maté, puis filtré le tout avant de verser l'infusion dans sa bombilla. Un panier tressé en forme de nasse sur le dos et une machette à la taille, il partit dans la forêt, pour récolter les grains verts des caféiers sauvages. C'était une nouvelle expérience pour lui. Il n'avait jamais pénétré sans guide dans le ventre lugubre de l'Amazonie. Malgré les défis que ses camarades lui lançaient parfois, il n'avait jamais osé aller plus loin que l'orée de la forêt. En vérité, avant ce matin là, Chico ne s'était jamais illustré par son courage. Finalement, il avait pris, au début, un certain plaisir à traverser la passerelle suspendue au-dessus des torrents boueux. Sautant de lame en lame comme à la marelle, et faisant osciller le tablier mobile comme les vagues derrière les pirogues à moteur, il mimait alors un singe hurleur tombé au sol pour ramasser des fruits.
_ Après une heure et demie de marche, il commençait à fatiguer, il s'inquiétait surtout car il était désormais bien loin du village. Il n'entendait plus les chiens aboyer, il ne percevait plus les chants mélancoliques des femmes faisant la lessive.
_ Chico prit conscience de sa vulnérabilité. Tout autour de lui, les mêmes séquences végétales l'encerclaient, lui donnaient la nausée. Il étouffait maintenant.
_ Les parades mélodieuses des toucans, des callistes et des ibis rouges n'avaient plus rien de distrayant. Il était perdu. Dans sa détresse, il essaya de crier, de lancer des appels au secours vers le village. Mais dans quelle direction se trouvait le village ?
_ Son père lui avait donné une fois un conseil durant une promenade d'initiation. S'il était perdu, il ne devait plus marcher, au risque de s'enfoncer encore un peu plus dans cet océan de végétation. Il devait au contraire s'appuyer contre un arbre, se calmer, écouter, et au moindre bruit suspect, préparer sa machette. Surtout, il devait attendre qu'une équipe du village vienne à sa rescousse.
_ Chico se laissa donc tomber d'épuisement sur un petit tertre de feuilles mortes, le dos contre un hévéa. Le regard perdu dans ses pensées funestes. Il s'effondra soudain, pleurant de grosses larmes qui dessinaient sur son visage crasseux des sillages pareils aux deltas du grand Amazone.
_ Au bout d'un long moment, ses sanglots s'arrêtèrent brusquement. Ses sens étaient alertés par un danger imminent. La forêt était devenue silencieuse, attentive. Elle retenait son souffle. Chico scrutait tout autour de lui. Sa vue était brouillée par ses récentes larmes.
_ Soudain, son regard se fixa sur un point, et son corps se figea dans une posture glacée par la peur. Il apercevait très nettement, dans les fourrages, immobiles, deux sphères émeraudes. Autour d'elles, comme des satellites, des tâches noires et fauves.
_ Un rugissement cataclysmique fit s'envoler en détresse des nuées d'aras bleus. Chico, abasourdi, pensa à son père et à son frère. Puis il referma la main droite sur sa machette en pensant à cette veillée macabre, et à la légende du cri jubilatoire du Jaguar…

Nouvelle 087 _ Jalousie meurtrière

_ Léon Drapier, ouvrier qualifié dans une tôlerie bretonne se décida a agir, à la suite d'un banal reportage télévisé, mentionnant des crimes crapuleux déguisés en cambriolage, dans le quartier asiatique de Paris.
_ A la fin de sa semaine de travail, le vendredi à midi, c'est d'un pas alerte qu'il traversa la passerelle reliant l'atelier au parking des ouvriers, pour se rendre en direction de son véhicule, dont le plein était fait.
_ Muni d'un simple guide de la route et après avoir ingurgité un café amère, il se mit en route.
_ Un peu plus de 350 kilomètres, un peu moins de 4 heures de route et il serait à pied d'œuvre, il réaliserai enfin, ce qu'il aurait du faire il y a des années ; tuer sa mère, son immonde génitrice.

_ Une famille, une mère en particulier, devrait se caractériser en terme de soutien à ses enfants, d'amour inconditionnel, quelque soit les choix de vie de tel ou tel enfant
_ Celle ci, n'était pas comme cela, elle mêlait admiration sans borne pour son deuxième fils et indifférence totale pour son ainé. Léon le savait, et était enclin a accepter cet état de fait, il avait encaissé pendant des années les remarques acerbes, prononcées sur un ton jubilatoire par cette pseudo mère.
_ Un événement avait cependant précipité les événements et était bien le déclencheur, le mobile de cette équipée meurtrière.

_ Une semaine avant son départ pour Paris,Léon avait reçu un courrier des pompes funèbres lui apprenant la mort de son père, décédé des suites d'une maladie grave, l'enterrement avait déjà eu lieu une quinzaine de jours avant réception de ce funeste courrier. Aucun appel téléphonique, ni de la part de sa mère, ni de la part de son frère, l'ensemble de la famille avait assisté aux obsèques, lui le fils ainé maudit par cette mère acariâtre venait d'être prévenu.

_ Connaissant bien Paris, c'est sans difficulté qu'il se rendit Rue de Tolbiac, arrivé devant la porte de l'appartement de sa mère, il inspira un grand coup et sonna.
_ Une vieille femme tremblotante ouvrit la porte sans précaution particulière, son regard fourbe et interrogateur illustrait bien la non reconnaissance de son fils qu'elle n'avait pas vu depuis 20 ans au moins.
_ Afin d'éviter les palabres, Léon se présenta sommairement, « Salut Maman, je suis Léon ton fils ainé, tu me reconnais ? » Une grimace pleine de dégoût répondit à cette présentation.
_ Prit d'un accès de colère incontrôlable, il poussa la porte, se rua sur la chose informe et ridicule qu'était devenue sa mère et commença à frapper avec une violence inouïe.
_ Il frappa sans discontinuer, sans retenue, avec une rage folle, bien décidé à faire passer de vie à trépas cette femme qui avait aliéné sa vie depuis toujours.
_ Lorsqu'il entendit les vertèbres du coup craquer et qu'il vit le corps de sa mère tomber à la renverse, il comprit qu'il venait de donner le coup de grâce.
_ Il contempla une dernière fois le corps rabougris et malléable de la chose qui gisait à ses pieds et ne put s'empêcher de sourire avec tristesse.

_ Quelques minutes plus tard, après avoir dévasté l'appartement bourgeois, pour faire passer cet acte de folie en cambriolage ayant mal tourné, il quitta les lieux, regagna son véhicule garé à proximité et se mit en route.

_ Le trajet de retour se déroula sans encombre, son esprit était ailleurs, il se repassait en boucle certains épisodes de sa vie ayant trait aux rapports avec sa mère, comme la fois ou sa mère l'avait invité lui et son épouse à un repas d'anniversaire dédié aux 25 ans de son frère, repas au cours duquel il avait reçu les clefs d'une voiture neuve, alors que lui, avait acheté une voiture d'occasion au prix fort, sans aucune aide. Il se rappelait aussi certain repas de famille durant lesquels les paroles de sa mère résonnaient encore à ses oreilles,  » Toi, mon fils qui ne m'a jamais déçu … », c'est ainsi qu'elle s'adressait à son frère lorsqu'elle parlait.

_ Son esprit divaguait et c'est en prenant la sortie Fougères qu'il aperçu les silhouettes fantomatiques de deux gendarmes. Léon blêmit, se repassa les séquences de son périple meurtrier et
_ stoppa son véhicule. Il s'agissait d'un simple contrôle d'identité; il chercha fébrilement les documents demandés par la maréchaussée, mais ne les trouva pas dans la poche arrière de son jean.
_ Il s'en tira avec une petite amende et obligation de présenter ses papiers le lendemain à la gendarmerie la plus proche.
_ Léon passa un excellent Weekend avec sa femme et ses 4 enfants, il ne pensait plus rien, son esprit était enfin serein, ce qui devait être fait était fait, c'est le cœur léger qu'il reprit le travail le Lundi matin à 5 heures.

_ Il troqua ses habits civils contre ses habits d'ouvriers, c'est vêtu d'un bleu propre, de ses chaussures de sécurité et de ses protections auditives qu'il se rendit à son poste de travail pour entamer une dure semaine de labeur.
_ Raymond, son meilleur collègue de travail lui dit vers 9h00,  » Tu sais quoi Léon ?, Y a les gendarmes qui discutent avec le patron… », il n'avait pas fini sa phrase que deux gendarmes accompagné du chef d'atelier se dirigeait vers le secteur soudure, secteur dans lequel officiait Léon.

_ Léon fut arrêté et c'est menottes aux poignets qu'il traversa l'atelier sous le regard médusé et interrogatif de l'ensemble des ouvriers.

_ La police Parisienne n'avait pas eu a fournir beaucoup d'effort pour retrouver l'assassin de la grand mère du 13ème, puisque dans la bagarre et la mise à sac de l'appartement, le parricide avait tout bonnement fait tomber ses papiers d'identité.

_ A la suite d'un procès relativement rapide, Léon Drapier après avoir avoué le meurtre écopa d'une peine relativement clémente eu égard aux faits reprochés, il expliqua aux jurés les raisons de son acte odieux et réussi à tirer quelques larmes aux dits jurés.

_ Son esprit était libre enfin, et c'est avec sérénité qu'il quitta le tribunal.

Nouvelle 088 _ Résolution

Nous étions quatre, à cette terrasse chargée d'Histoire, et le boulevard St-Germain paraissait bien étroit pour notre ambition commune.

_ Unis, motivés, galvanisés par l'Appel, à prendre les rues et les avenues, à faire résonner dans la ville les échos de notre résolution… Ces quelques phrases lancées dans la nuit, par-delà les mers et l'adversité, agissaient comme un phare pour les masses aliénées, un sémaphore laissant entrevoir la lumière et l'espoir à la communauté des faibles qui commençait tout juste de s'ébrouer sous le joug.

_ Plus de palabres ni de négociations, foin de tiédeur et d'attentisme, assez d'engagements précaires et de serments malléables ! Nous voulions signer, dans le marbre de l'histoire qui s'écrivait, de nos noms au bas d'actions inoubliables.

_ Ivres de nicotine et de belles paroles, nous nous échauffions de notre propre audace.

_ Ensemble nous voulions agir, illustrer notre soutien indéfectible à ce guide si brillant par des actions pleines de panache. Nous projetions d'unir les séquences de fourberies puis d'héroïsme tapageur dans une stratégie grandiose, d'abreuver notre sillon de sang-bleu et de sang-mêlé. Nous allions troquer poing vengeur contre main sur le coeur, les pulsions les plus viles contre les mobiles les plus nobles. Et enfin, au soir de la bataille, le roi terrassé par le fou, Babel abolie, nous pourrions jeter des passerelles entre les continents dans un élan retrouvé de communion jubilatoire, sous l'empire des droits naturels.

_ Mais avant de se mettre en route, on allait se payer une troisième tournée de pousse-café.

Nouvelle 089 _ Passerelle vers une liberté

C'est sur la passerelle qui enjambait la voie de chemin de fer qu'Amine et Léa avaient pris l'habitude de se retrouver après les cours. Il faut dire que c'était juste à côté du collège et que la plupart des jeunes qui en sortaient s'y arrêtaient avant de rentrer chez eux. C'était devenu un lieu assez stratégique pour toutes sortes de raison et le meilleur pour la palabre, d'autant qu'on ne voyait pas de café à l'horizon. Et lorsque les plus grands, ceux du lycée, faisaient grève, c'était aussi par là qu'ils passaient pour tenter de bloquer les grilles de l'établissement.
_ Ce jour-là, il ne se passait rien de particulier, juste les collégiens qui sortaient, entraient, chahutaient un peu, couraient dans tous les sens ou s'arrêtaient pour discuter avant d'aller plus loin ou de rentrer chez eux. Amine et Léa étaient assez tranquilles à cet endroit, pour se retrouver et passer un moment ensemble. Ça ne se voyait pas trop qu'ils étaient un peu plus que copains, qu'ils s'appréciaient vraiment. Ils avaient l'air de tous les autres et c'était bien comme ça. Personne ne les remarquait plus que d'habitude. Pourtant, pour eux, se rencontrer le soir après les cours était devenu plus qu'une habitude, mais une habitude qu'ils attendaient toujours le cœur battant.
_ Ils étaient en troisième et ils ne savaient pas trop ce qu'ils feraient l'année prochaine, ni s'ils se retrouveraient dans le même lycée, ou ailleurs. En même temps, ils ne voulaient pas que l'amour les aliène l'un à l'autre et s'avouaient assez peu leurs sentiments. Alors, ils parlaient un peu de tout et de rien, de leur avenir, mais aussi des moyens qu'ils pourraient trouver pour agir un peu sur un monde qu'ils trouvaient injuste, et discriminatoire. Ils avaient envie de réaliser un film qui illustrerait leur propos, mais il leur manquait encore des idées. Ce qu'ils voulaient, c'était décrire ce qu'ils appelaient la « folie » des gens qu'ils pouvaient observer autour d'eux et qu'ils trouvaient intolérants. Parce que c'est vrai, qu'est-ce que ça pouvait leur faire de voir une jeune fille « blanche » avec un jeune homme « d'origine maghrébine » ? En quoi est-ce que ça les concernait ? Et pourtant certains, qu'ils rencontraient parfois quand ils allaient se promener ensemble, ne se privaient pas de faire des remarques. « Mais qu'est-ce qu'elle lui trouve ??? » Genre.
_ Ce film, c'était aussi une manière de répondre à une sorte d'appel, à une sorte de voix intérieure qui ferait sans doute office de guide s'ils trouvaient comment commencer le film. Evidemment, ils auraient besoin d'un peu de soutien, y compris financier, ne serait-ce que pour trouver une caméra. A moins qu'ils ne réussissent à troquer quelques CD contre celle du voisin de Léa ? ça pourrait peut-être marcher, assura Léa. Il adore collectionner les CD, et tu en as de bons. Et puis sa caméra, il l'a eue pour son anniversaire, mais il ne s'en sert pas.
_ Ok, c'est déjà un problème de résolu, répondit Amine. Ensuite, il faudrait se mêler de trouver comment raconter l'histoire, non ? Tu as déjà tourné un film, toi ?
_ Non, dut admettre Léa, mais bon, en s'y mettant à deux, ça peut être plutôt drôle, non ? Voire même jubilatoire, ajouta-t-elle en riant aux éclats !
_ Très décidés, ils continuèrent à discuter ainsi pendant quelques jours, jusqu'au moment où ils eurent suffisamment d'idées pour commencer l'écriture du scénario, dans lequel ils avaient volontairement laissé des scènes approximatives pour qu'il reste malléable. Ils avaient très envie de pouvoir improviser…
_ « Alors, ça commencera par un plan séquence, d'accord ?
_ – D'accord.
_ – Tu auras ton mobile à la main et on te verra un long moment comme ça, sur la passerelle, sans entendre ce que tu dis. Puis, quand on entendra le son, progressivement, on comprendra que tu racontes ce qu'il s'est passé à une copine et que tu es désemparée, mais que tu as envie de faire comprendre à quel point c'est idiot de juger quelqu'un sur les apparences… »
_ Ils continuèrent à discuter un peu plus tard que d'habitude, ce soir-là. D'ailleurs, il commençait à faire nuit et il était encore possible de distinguer leurs silhouettes tout au bout de la passerelle. Il n'y avait plus grand monde autour et ils se tenaient, doucement, mais avec confiance, la main.

Nouvelle 090 _ Promotions

Elle avait reçu sur son mobile un appel d'une voisine qui l'informait d'une vente de certains produits 100 % remboursés. Cette amie lui avait réservé un exemplaire du catalogue, son « guide illustré » comme elle disait, qui n'avait été distribué que dans certains bâtiments du quartier. Une séquence d'une semaine séparait ces ventes : on achetait le produit et on bénéficiait d'un avoir de 100 % ou de 10 % suivant le cas sur sa carte fidélité et chaque jeudi les promotions changeaient.
_ Elle s'était donc rendue chez son amie, son principal soutien en cette période difficile, pour le récupérer. Il s'agissait de faire un choix préalable dans ce catalogue où tout était mélangé et où l'on trouvait des articles à 100% ou à 0 % dans la même page. Il fallait surtout ne pas se tromper. De retour chez elle, elle avait troqué son manteau contre une robe de chambre douillette et, installée dans le salon, avait passé un bon moment à le feuilleter en sirotant un café. Les caractères très petits utilisés dans le dépliant lui donnaient mal à la tête mais elle insistait ne sachant pas bien lire. Elle ne voulait surtout pas que ses enfants la voient avec le catalogue. A chaque fois, ils la traitaient avec un bel ensemble d'aliénée de la consommation. Elle ne comprenait pas bien ce que cela voulait dire mais elle savait que ce n'était pas un compliment. De toute façon, son caractère malléable lui permettait de supporter les moqueries de ses deux grands garçons qu'elle adorait. En outre, elle éprouvait beaucoup de plaisir à feuilleter les revues en solitaire. Les palabres incessantes menées par ses voisines de la cité la fatiguaient chaque jour davantage car elle entendait de plus en plus mal. Elle devenait renfermée ; le bruit, en particulier les discussions à plusieurs, lui occasionnaient des bourdonnements dans les oreilles et des névralgies, et les bagarres de ses jumeaux étaient pour elle une véritable torture.
_ Après avoir coché en rouge les produits retenus, à savoir des gâteaux fourrés à la confiture, des pizzas surgelées aux 3 fromages et du camembert, elle s'était rhabillée et rendue à la grande surface. En effet, elle allait toujours la veille de la promotion repérer la place sur les rayons des articles sélectionnés.
_ Si les produits frais ne pouvaient pas être enlevés des étals réfrigérés, en revanche, les biscuits à la confiture pouvaient être déplacés. Elle en avait donc pris deux boites et les avaient cachées derrière des bouteilles de boissons gazeuses en prévision du lendemain et en faisant attention de ne pas être vue par un employé. Elle rangea soigneusement les bouteilles en cercle autour des boites pour les dissimuler en faisant semblant de chercher une marque de soda. Elle savait qu'il y avait des caméras de surveillance dans ce magasin. Elle déambula ensuite longuement dans les allées et s'attarda dans le rayon de parfumerie ; elle se parfuma furtivement les mains et l'écharpe et essaya plusieurs teintes de rouge à lèvres.
_ Le lendemain matin vers 10 heures, elle retourna au grand magasin. Elle descendit du bus en prenant appui sur son caddie et traversa la voie rapide en empruntant la passerelle métallique soutenue par des piliers en béton de chaque coté de la voie. Elle détestait cette passerelle glaciale mais ne pouvait pas faire autrement pour se rendre au centre commercial.
_ La foule des grands jours était déjà là car on était au début du mois mais elle savait que les produits en général étaient disposés sur les rayons vers les 10 heures. Elle prit tout de suite une allée presque déserte car elle détestait se mêler à la foule et se rendit au rayon des surgelés
_ Elle commença par les pizzas : ses fils en consommaient des quantités industrielles. Elle prit 3 boites de 2 pizzas à 4,40 E la boite et se rendit ensuite au rayon des camemberts. Ceux-ci n'avaient pas encore été placés dans les grands bacs. Elle se dirigea alors vers le rayon des gâteaux. Celui-ci était déjà envahi de femmes en train de chercher les biscuits fourrés à la confiture car ils étaient très bons et plaisaient aux petits comme aux grands. Elle essaya de se faufiler mais il n'y en avait déjà plus. Elle retourna au rayon fromage. Les employés avec des cartons pleins de camemberts étaient passés entre temps et les bacs étaient pleins. Elle en prit 3 puis 4 puis 5 boites à 1,90 € car les enfants emmenaient avec eux des casse-croûte au lycée. Elle revint ensuite au rayon gâteaux : toujours pas de biscuits fourrés à la confiture. Elle chercha un des employés qu'elle connaissait de vue. Celui-ci lui affirma qu'il n'y avait plus de gâteaux. Elle alla chercher son pain et revint par derrière au rayon des boissons gazeuses. Elle ne voulait pas être vue par celles qui attendaient encore les biscuits. Elle déplaça les bouteilles de soda : les deux boites de biscuits étaient toujours là. Elle les rangea prestement au fond de son caddie sous les pizzas et les camemberts et se dirigea vers la caisse. Un sentiment jubilatoire l'envahit en voyant la réussite de son stratagème. Elle se promit de prendre en rentrant un chocolat très chaud avec des biscuits à la confiture malgré son régime qui lui interdisait le sucre.

Nouvelle 091 _ Le rendez-vous

Insomniaque, chaotique Istanbul….
_ Tout proche, l'appel du muezzin, ce symbole de recueillement, ce guide spirituel qui traverse les âges, retentit. Caressée par la brume de chaleur matinale, l'ancienne Constantinople, mégalopole à cheval sur deux continents, se réveille doucement et étire langoureusement ses bras tentaculaires. Alors que les infrastructures de la rive asiatique sont quasi-inexistantes, le côté européen se sur-développe. La reprise des taxis jaunes sur les avenues répond aux bruits lointains des trains de banlieue et tramway.
_ Vite, Il faut agir maintenant, profiter de l'agitation qui règne déjà…..pour y dépêcher l'indice. A tout prix….se diriger vers le point de départ.

_ D’un pas assuré, la jeune femme traverse la passerelle d’accès à la rotonde en bois tapissée de coussins d’un café traditionnel. Sans une hésitation elle se dirige vers le narghilé en écume de mer qui semble l’attendre au fond de la salle. Elle jette un rapide coup d'œil autour d'elle. Personne ne lui prête attention…Son regard revient vers le narguilé qu’elle soulève d’une main prudente et retourne.
_ « Ensemble, c'est tout/rendez-vous au 2ème banc avant le portail du grand jardin de la mosquée aux six minarets ». Elle mémorise le message, repose le narguilé d’un geste nonchalant et quitte les lieux pour rejoindre la mosquée toute proche. Son cœur bat violemment. A quoi peut-elle s'attendre? Etrange, cette sensation jubilatoire d'aliéner sa liberté, ce délicieux supplice d'osciller entre son goût prononcé de l'aventure, l'excitation de la découverte et le danger qu'implique le mystère qui se révèle quand le secret est dévoilé.
_ Un appel anonyme hier soir….une voix étrange venue de nulle part…..la poussent sur le fil tendu du funambule sans filet….lui donnent le top départ du futur numéro à jouer…..Mais comment a-t-elle pu se laisser prendre au piège, être aussi malléable, indifférente aux lieux où la conduisent ses pas ? Est-ce par curiosité ? Par amour ? Par réaction à l'ennui ? Ou quoi d'autre qu’elle n’ose s’avouer?

_ Absorbée par ses pensées, elle ne remarque pas sur son trajet le palabre de 2 hommes, l'un turc, l'autre arménien -pluralité des cultures- plantés au beau milieu de l'allée séparant Sainte-Sophie de la mosquée qui, tous deux, la dévisagent. Elle les bouscule, s'excuse, confuse, et profite de l'arrivée opportune d'un groupe de touristes pour s'y mêler. Elle écoute d’une oreille distraite les commentaires du guide et, peut-être par sécurité, reste immergée dans cette cohésion chaleureuse.

_ Flashback. Dans sa tête, une période de sa vie qui l'a anéantie. Elle n'aurait pas pu continuer sans le soutien d'Abdullah. Elle avait beaucoup réfléchi à cette séquence d'événements, qui avait éveillé son attention et mis son sixième sens en alerte, avant de se persuader que cette rencontre n'avait pas été le fait du hasard.
_ Oui, Abdullah, son étrange décontraction quand il l'avait abordée, sa manière de lui laisser l'initiative du contact, cette attirance qui les avait enflammée, leur désir de vivre ensemble ; et puis son travail très prenant, ses absences prolongées, injustifiées. Elle n'avait jamais osé poser trop de questions. Elle l’avait bien tenté à plusieurs reprises, mais un mur se dressait instantanément entre eux. Alors, elle avait capitulé.

_ Un coup de coude dans les côtes la ramène au présent et à sa recherche du lieu de rendez-vous qu’elle doit repérer. S’écartant du groupe, elle se met sur la pointe des pieds et découvre le fameux siège. Personne…Que faire ? Attendre quelqu'un ? Un signe ? Ou partir avant qu’il ne soit trop tard ? Dans son sac, elle sent le vibreur de son téléphone mobile. Un coup d'œil lui révèle un texto. « Pénétrez dans l'enceinte de la mosquée, vous me reconnaîtrez ».
_ Le compte à rebours s'enclenche. Bien qu’il ne figure pas dans son répertoire, il ne s’agit apparemment pas d'un inconnu puisqu’il possède son numéro de téléphone. Alors, qui s'amuse de la sorte ? Dans quel but ? Une drôle d'intuition la submerge. « Aie confiance, que veux-tu qu'il t'arrive? Probablement une surprise d'une personne qui t'estime. » pense-t-elle.

_ Machinalement, elle prend la direction du jardin qui entoure l'édifice religieux. Des couleurs vives éclatent devant ses prunelles. Du rose, du rouge, du jaune, du vert. Le jardin d'Éden illustré… Dans la cour centrale pavée de marbre une fontaine hexagonale fait entendre le doux murmure de sa gerbe d’eau cristalline. Impatient d'être manipulé, le portail en bois veille jalousement sur les dizaines de chaussures qui garnissent sa devanture.
A peine une hésitation avant qu’elle le pousse. Un grincement se fait entendre. Elle entre, aperçoit le dos courbé de nombreux fidèles en prière et s’immobilise, émerveillée par la beauté de l'ornementation intérieure des murs et des piliers revêtus de carreaux de faïence bleu-vert jusqu'à mi-hauteur. Elle n'arrive pas à se rassasier du spectacle d’autant qu’un second jardin d'Éden vient de faire son apparition offrant, à profusion, les tulipes, les roses, les œillets, les fleurs de lilas des faïences d'Iznik qui composent une palette d'une variété infinie. Elle pense que c’est à cela que doit ressembler le paradis dans la religion islamique.

_ Soudain, une ombre fugitive près du minbar en marbre blanc capte son attention. Elle lui semble familière. Elle se dirige vers elle mais, saisie tout à coup d’une angoisse indescriptible, elle se met à hurler. Incrédule, elle a reconnu Abdullah dans son khalat, orné d'un turban. « Ce n'est pas possible que ce soit lui, habillé dans ce vêtement traditionnel. »Lui, l'homme moderne, anti-traditionnaliste. Sa part d'ombre vient de se révéler, dans la pleine lumière des 260 fenêtres de ce lieu apaisant. Elle n'a pas le temps de réfléchir à nouveau. Une déflagration retentit. Effrayés, des gens hurlent de toutes parts. Un éclair blanc lui éclate en plein visage. Le sol se dérobe sous elle Trou noir…Elle se soulève doucement. Trou noir….Elle ruisselle de sueur. Trou noir….. Elle ne distingue pas l'endroit. Trou noir….. A tâtons, elle se met à chercher un interrupteur. Soudain, un son qu'elle connaît, vaguement. Toujours ce trou noir. Sursaut…Une chaleur l'inonde. Un poids sur elle lui fait prendre conscience de son corps, intact. Est-elle en train de rêver ? Et toujours ce bruit. Elle tend le bras vers le point lumineux. C’est un objet familier ! Son téléphone mobile qui vibre… Mais où est-elle ? Elle a l'impression d'halluciner. Elle repousse ce poids qui pèse sur elle, se redresse et se retrouve assise sur le bord….. Le bord de son lit douillet qui l'accueille tous les soirs. Elle en pleurerait de joie ; elle a été la victime d'un terrifiant cauchemar. Quelque peu rassurée, la secousse intérieure sismique se calme lentement la laissant vidée. Et, tandis que la persienne se soulève et que pénètre la lumière dans son appartement cossu, Zeynep se dit que, pour rien au monde, elle n'aurait troqué la réalité pour le rêve.

Nouvelle 092 _ Et si

Ce regard …
_ Je l'aperçois, je me perds,
_ Je m'approche et trébuche,
_ Elle respire, j'étouffe,
_ Elle bouge, je m'emprisonne,
_ Mon cœur devient perméable laissant s'échapper l'encre sensée écrire ma vie en rythme,
_ … me déboussole.
_ « Elle est encore non loin de moi. Assise à la même table, même chaise sans doute, mes mots sans voyelle se noient dans mon océan timidité. Il manque une petite passerelle qui me permettrait de m'approcher d'elle caché et en silence.
_ Une salle flashes lumières débarrassée des nuages de fumée causés par les drogués du tabac, j'oublie mon prénom, j'aime déjà le sien. Et si c'était elle ! Je troquerais volontiers ma vie pour la sienne ; enfin, je pense.
_ Quel éclat avec son même profil d'hier, sans doute les mêmes teintes aux visages, mon corps est captivé et mon cœur enchaine mille palabres sans ponctuation.
_ Elle discute et les va et vient de ses lèvres me laissent pantois. Je me sens désemparé. »
_ Pour la seconde soirée en deux jours, son allure le surprend : des cheveux brillants, des yeux clignotants qui semblent verts, son regard le fascine tout en le fragilisant.
_ Se faire remarquer par elle en chantant pour tous les présents, pourquoi pas. Après tout, il a franchi l'entrée d'un karaoké « que je donne de la voix ».
_ Mais il n'agit pas. Son erreur, selon lui, est d'être réapparu sans ami, sans personne avec qui trinquer et rigoler. « J'ai peur ». Il s'imaginait armé du guide de l'amour. La veille, il était simple accompagnateur et à cet instant, seul au milieu de tous, à affronter le regard de la femme karaoké, « timidité, la terreur ».
_ Il endosse l'image d'un homme mêlé à une histoire louche, à l'affut du moindre mouvement féminin, l'obsédé aliéné du coin. Malgré une température fraiche, il transpire préférant fuir et espérer que demain soir « et si j'allais la revoir. Miss solitude, tu as eu si peur, rentrons à présent ».
_ Une nuit à ne penser qu'à elle. Une nuit à rêver éveillé assis sur sa même table à boire un café avec elle et assister de près, tel le témoin à charge, aux battements des lèvres coupables de rendre un cœur à terre.
_ Une nuit aussi à regretter en revivant la scène de sa réalité : d'un côté l'estrade pour chanter, de l'autre la femme karaoké, « j'ai préféré me retourner et fuir pour plaire à dame timidité, que je sois le plus beau pour elle ». Des nuages gris, le tonnerre comme mélodie, les heures d'avant cette troisième soirée, devenaient lourdes d'impatience et d'inquiétude. Pour se libérer, chapeau pour parapluie, il se mit à courir d'une manière jubilatoire, et à boire les gouttes de pluie. Pendant, il chante fort mais faux surtout. Tant pis, l'important est « ce soir elle me verra, j'y serai, elle tombera folle de moi ».
_ Sans suspens ni surprise finalement cette ultime soirée, « j'étais le premier client à entrer, le dernier à sortir ». Il respirait deux airs : celui de l'espoir qui gonflait ses poumons mais bien plus étouffant, celui du brouillard du néant car elle n'y était pas « enfin, je crois ». Il n'était finalement qu'un mec malléable et paumé ; que le héros d'une vie aux quotidiens illustrés d'uniformité. « J'ai raté ma vie ? »
_ La massue de la déception l'assomme. Quelle désillusion ! Il ne sait plus quoi faire, quoi penser « et si tout avait été écrit, mon prénom est bien Mektoub ».
_ Il se rassure « il n'y a donc que moi qui ai célébré notre nouvelle vie, elle n'a pas encore compris, quelle joueuse. Alors, je rentre seul n'étant que le seul passager du train aux murs colorés de mes ennuis et tâchés par l'absence ! »
_ Les jours qui suivent grisent le calendrier. Huit au compteur, il n'est toujours pas parvenu à passer la vitesse de sa routine. « Elle était l'unique à pouvoir colorer avec gaieté mes quotidiens ». Que de regrets, « j'aurais dû me transformer chanteur le temps de quelques minutes, juste crier un « tu me plais tant. Les yeux fermés, genoux à terre, la sensation de la soirée, elle serait même venue près de moi, je me serais penché chatouillant son cou et puis … et puis, je ne sais plus mais j'aurais tant aimé, tant aimé qu'on respire ensemble « .
_ « J'ai mal, son visage. Je bave, ses lèvres. J'ai soif, sa bouche. J'ai froid, j'aurai dû. J'ai chaud, j'ai perdu. L'amour, mon eau. Demoiselle solitude fait des appels, je décroche encore et on discute longtemps, trop longtemps ». L'imagination le surprend : il s'endort enfin. Hop, il fait déjà jour et se réveille l'après-midi avec elle en soutien déboutonné à ses côtés. « Quelle est belle, je suis le plus heureux. Comme mon chat, elle me caresse ; telle ma serviette, elle se frotte à moi, c'est bon » mais trop court à cause des voisins qui font trop de bruit ! Sur la table à manger, à repasser, la même qui fait table de nuit de son unique pièce, les factures forment un château de papier. Ni son fixe, ni son mobile ne sonnent. « Et si je me rendormais, sans doute elle reviendra sans bruit et puis », il rêve éveillé encore mais ne se souvient que des séquences de ses cauchemars.
_ « Si je perdais la mémoire, je ne penserais plus à elle. Je vais demander à l'inventeur de la machine à remonter le temps de me renvoyer à deux jours avant, elle serait heureuse. Et si j'étais moins débile pour une fois, j'apprendrais à aimer ce que j'ai ». Avec les « et si » réalisés, le monde serait bien différent, et si …

Nouvelle 093 _ Elle s'appelait Minuit

Une magnifique mélodie venait parfumer l'air nocturne et silencieux de ce café luxueux, vide de présence de par son heure tardive: la belle et antique horloge du fond affichait déjà minuit passé. J'étais assis à une table du fond, parmi celles qui bordaient les grandes fenêtres. Voir la rue de dehors subir la colère de la pluie me laissait un sentiment d'abri chaleureux, ma main se posant au-dessus de mon café encore brûlant pour sentir la fièvre qui s'en émanait, me réchauffant la peau dans un léger frisson. L'endroit avait des airs princiers de par sa fine moquette rouge, ses murs tapissés de blanc et ornés de lampes semblables à de petits soleils dorés, sa pianiste qui jouait de son instrument brillant de noir au fond de la pièce… L'odeur qui régnait savait mêler la senteur du tabac froid et celui des boissons chaudes, une chose que je n'aimais pas tout particulièrement. Rares étaient les personnes présentes à cette heure-ci, une heure où le propriétaire se chargeait d'être le barman et essuyait ses tasses de porcelaine blanche à l'effigie de son enseigne. Mis à part cet homme, la pianiste et moi, seules quatre autres étaient éparpillés parmi les nombreuses banquettes moelleuses disponibles autour de ces fameuses tables de bois foncé. L'une d'entre elles, retenait particulièrement mon attention. Assise deux tables en face de moi, elle aussi aux côtés de la fenêtre, je la voyais penchée sur son dessin qu'elle crayonnait avec une éblouissante légèreté, rajustant parfois l'une des ses longues mèches brunes et ondulées derrière son oreille, lui donnant un air parfaitement adorable. Elle leva le regard, je me tournais rapidement vers la vitre pour ne pas le croiser. La timidité, tout simplement. Dehors, un lampadaire adressait une lumière dans la nuit, un éclat qui voulait nous servir de guide dans l'obscurité. Comme si le chemin traversant les ténèbres était malléable, érigé ou même voulu: ce qui m'avait conduit ici n'était que le simple soutien donné d'un abri face à ces cordes qui tombaient sans cesse. En vérité, le café n'était qu'un mobile pour rester.
_ Je tournais à nouveau mon attention vers elle, sa main s'était remise à illustrer son imagination sur son cahier de croquis. Il m'était difficile de voir ses yeux, elle les laissait vers le bas, penchés sur ses gestes gracieux. Je les devinais plutôt clairs, ils s'harmonisaient avec son visage fin et perdu d'émotions. Parfois il lui venait de sourire, un sourire qui enjolivait son visage d'une joie si intense qu'il pouvait se propager sur les lèvres de n'importe quel malheureux. J'aurais aimé troquer mes yeux fuyants contre un regard semblable à un appel, parler sans utiliser le moindre mot, et ainsi, lui faire comprendre que j'aurais aimé la connaître. Elle me semblait si mystérieuse, si seule, si étrangère, si isolée…
_ Elle leva à nouveau la tête, j'esquivais comme si la fenêtre était ma seule passerelle de secours vers où me tourner. Comme si la moindre palabre avec elle m'était impossible, car le courage n'était absent que pour m'empêcher d'agir. Je l'entendais tracer un trait fort, j'allais porter une autre attention vers elle si je n'aurais pas été surpris de la violence soudaine dont commençaient à faire preuve les gouttes de pluie envers la vitre. Les notes de piano s'intensifiaient, devenant plus dramatiques et plus agressives, je les entendais aliéner la douceur comme si je me trouvais dans l'un de ces films à séquences dramatiques, voir légèrement horrifiques.
_ Horrible oui, car je découvrais qu'elle était en train de se lever, partant en même temps que la pianiste qui venait de taper les derniers moments de sa mélodie. Lorsqu'elles passèrent ensemble à côté de moi pour franchir la porte de sortie, la pianiste avançant sous les applaudissements enthousiastes du barman pour le dramatique jubilatoire, je remarquais leur étrange similitude au niveau des traits fins de leurs visages. Elles étaient sœurs, j'en étais plus que certain, et avec de la chance j'allais peut-être pouvoir les recroiser un soir dans ce fameux café chaleureux. J'aurais aimé pouvoir lui demander de rester, que je voulais lui parler, mais…
_ Je n'étais pas dans une romance, il fallait donc que je revienne à ma réalité: j'allais la laisser partir, traverser la rue pour monter dans cette petite voiture rouge qui allait la ramener chez elle, loin d'ici. Elle s'en alla. Avec surprise, je découvrais que la magnifique jeune femme était en partie restée: son dessin trônait encore sur sa table, sa gomme laissée par-dessus. Je me levais pour m'en approcher, sûrement allait-elle venir le récupérer lorsqu'elle allait s'en rendre compte sous peu. Je m'asseyais à la place chaude qu'elle avait occupée pendant des heures, balayant les copaux pour pouvoir admirer convenablement son œuvre de carbone. Il s'agissait simplement de ce café, cet endroit, mais magnifiquement réaliste et réalisé jusqu'au moindre détail, elle n'avait absolument rien omis. Tout, y compris la pluie à travers la fenêtre. Je découvrais qu'elle avait aussi dessiné les gens : je m'émerveillais de me découvrir dans le lot, dessus j'adressais le regard vers la fenêtre. Pour donner un signe plus heureux à son dessin, je décidais d'enlever un élément déprimant qui le rendait peut-être bien trop dramatique. M'emparant de la gomme, j'effaçais avec le plus grand soin les traits de pluie visibles par la vitre. Choses magnifique: dehors la pluie s'arrêta brusquement au moment-même où je séparais définitivement la gomme du papier.

Nouvelle 094 _ Il fallait agir

Assise devant son ordinateur, Claire lisait avec effroi le dossier du séisme d’Haïti, où se mêlaient photos et articles de presse. Sans quitter l’écran des yeux, elle saisit sa tasse de café bouillant, la porta à ses lèvres avec précipitation, et la reposa dans un tel mouvement d’humeur que la moitié de son contenu se déversa sur la table. La jeune femme ne s’en soucia guère, autrement plus alarmée par les images qui défilaient devant ses yeux, que par ce petit incident de moindre importance.
_ « Décidément, murmura-t-elle, ils ont vraiment tout perdu… » Comme pour illustrer ses propos, elle découvrit en fin de page une séquence vidéo, où témoignaient plusieurs victimes de la catastrophe. A la vue de ce peuple aliéné par la misère, sur lequel s’abattaient tous les malheurs du monde, Claire, n’y tenant plus, se resservit brusquement une seconde tasse qu’elle engloutit rapidement. Cette situation dramatique, elle le savait, était un appel. Voilà 3 mois qu’elle s’était installée à Paris, et, de nature active et mobile, cette soudaine tranquillité lui donnait la désagréable sensation de stagner, comme une eau sale dans un marécage. Elle comparait facilement le monde à une passerelle qui menaçait à tout instant de tomber, et participer à sa sauvegarde lui procurait un sentiment jubilatoire. Il lui faudrait du soutien, elle devait prendre contact avec tous ses alliés pour le combat qui s’annonçait. Elle serait leur guide, comme toujours lorsqu’ils agissaient ensemble, car son caractère, tout sauf malléable, se dressait comme un bloc indestructible face aux multiples difficultés qu’ils rencontraient. « Ne perdons pas de temps en vaines palabres », songea la jeune femme, qui troqua immédiatement sa veste contre une parka bien chaude, et s’engouffra dans la nuit.
_ La bataille commençait.

Nouvelle 095 _ Voulez-vous ajouter Homo Sapiens à votre liste d'amis ?

Au fond qu'auront nous à y gagner, ok nous auront certainement une vie remplie de moments heureux partagés avec les gens qui nous sont chers, parents, amis, amants, psychologues et prêtres ; mais quel sera le prix à payer aux yeux de toutes les merdes qui nous tomberont dessus.
_ Mon nom n'a aucune importance et de toute manière n'est traduisible dans aucune des langues terrestres. Mes semblables ont jugés opportuns de m'envoyer sur terre pour observer les Hommes. Depuis quelques années déjà je vie parmi eux, mange, dors, sors au cinéma et invite mes amis au café où je suis considéré comme habitué. Désormais je suis comme tout le monde, pense et agis de la manière attendue par la société moderne. Bien des choses me sont parus incroyables tout au long de ces années. Pourquoi les hommes, par exemple, s'enthousiasme-t-il autant devant un match de foot. Avec le recul il ne s'agit que d'une énième forme de politique. Vingt deux types illettrés en short qui agissent comme s'ils sortaient d'une école de théâtre et d'une balle au milieu de tout ça pour justifier la sensation jubilatoire que cela provoque chez les supporters.
_ Il m'a pourtant fallu m'intégrer, devenir « normal ».J'ai donc du m'inventer un nom, une histoire, passerelles entre ma vie extraterrestre et actuelle. Malheureusement ma vie ici m'a rendu aussi inerte et malléable que de la pâte à pain. Je n'aspire pas plus qu'un autre à changer le cours de ma vie, je ne cherche aucunement à m'illustrer dans tel ou tel discipline. Bien sur j'ai eu quelques loisirs, un tennis parfois le dimanche, un cours d'arts plastiques vite abandonné, un appareil photo à séquence de déclenchement ultra rapide (acheté d'occasion)…en fait rien de réellement significatif. Je me suis résigné à travailler huit heures par jour, cinq jours par semaines pour gagner mille-cent euros par mois. Assez pour m'acheter une Xbox, un téléphone mobile forfait appels longues durés dernier génération et une connexion internet assez puissante pour que le porno soit de qualité acceptable. Nous sommes tous pareils, nous sommes effrayés à l´idée de nous mêler à la foule, peur des langues que nous ne comprenons pas et n'avons aucune intention d'apprendre. Il est plus simple de rester chez soit et de tisser de pseudos relations sur le chat ou de troquer son deux pièces pour une semaine avec l'appartement d'un inconnu irlandais. Certains s'en sortent et connaissent la réussite sociale et économique grâce bien souvent un « bon job ».
_ Je suis l'un des types les plus paumé que je connaisse. Comme 75 % de la population des pays dits « développés » je déteste mon travail, non pas parce que mes collègues de boulot sont des crétins, mon salaire ridicule et les possibilités d'ascension inexistante. La vrai raison est simple, je n'ai aucune ambition, aucun rêve, ma vie future ne constitue chez moi aucune source de réflexion. La lutte est vains, le système dans lequel nous vivons est bien rodé, les puissants nous tiennent par les tripes et nous font remuer la queue en nous offrant des scenarios interprétés par Tom Cruise. Impossible d'y échapper, essayer et vous vous retrouverez montré du doigt. Alors tous les matins il me faut me lever pour rejoindre cet enfer terrestre qui me donne la possibilité d'acheter de la bouffe surgelé, de l'alcool et des fringues H&M. Parfois il me faudra trouver une femme, chercher un endroit propice pour mener ma quête. Le lieu de travail semble être le premier terrain de jeux à étudier. Malheureusement le comportement féminin y est bien souvent insupportable. Les femmes sont ici très sournoises. Les attaques entre collègues ne sont jamais physiques, ces dernières utilisent les mots et palabres pour décrédibiliser leurs rivales. Facebook, myspace, « regardez mes photos de vacances comme je suis bonne sur la plage.com » sont autant plus d'outils qui permettront d'échanger, partager tous ensemble sur la dernière coupe de cheveux de Brigitte ou du dernier type par qui s'est fait sauter Géraldine. L'intérêt et exactitude de ces informations ne sera pas remis en question. Ces multiples sites internet poussent encore plus nos sociétés vers le culte du physique de star et de la connerie. Jésus, bouddha, allah et autres guides ont étés remplacés par la télévision qui émet en boucle des programmes aliénants. Pas de panique disent ils, pourtant tous cela nous laisses aussi débile que les différentes présentatrices de jeux TV où l'on peut gagner un voyage pour deux en Bretagne et qui semblent toutes mystérieusement ne pas savoir ce qu'est un soutien gorge.
_ Certains semblent avoir vue le truc venir et décident d'aller s'isoler du reste du monde en se construisant une cabane au fond des bois. Très souvent ces types (ou femmes, je ne tiens à exclure personne) sont pris pour des fou dans le meilleur des cas ou bien sont tout simplement incarcérés. Quelle en est la raison ? Le reste de la société craint elle que ces personnes découvrent le vrai sens de la vie ? De la liberté humaine ? La vérité est que cela nous fait royalement chier de voir quelqu'un survivre en tuant des sangliers et buvant l'eau du ruisseau. Finalement que feriez vous si il vous était possible de vivre seul sur Terre ?La sensation de liberté peut elle existé si nous la partageons avec nos semblables ?
_ La réponse est non.

Nouvelle 096 _ Cauchemar en Namibie

Finis les palabres, nous devons partir maintenant, c'est une question de vie ou de mort, cela fait deux heures que nous attendons le soutien de Marcande, et au vu de la situation, je crois qu'il ne reviendra plus. Mais avant ca, je dois vous raconter cette histoire d'aliéner.
_ J'avais un guide, hé oui, il est mort, pas de sa plus belle mort, mais froidement abattu d'une balle. Il s'appelait Jocasse, nous l'avions engagé ma femme et moi pour nous mener dans un safari en Namibie. Il connaissait bien le parcours nous avait-on dit à l'agence, et nous avons donc fait appel à ses connaissances du terrain pour nous mener hors des sentiers battus, sauf que je me suis aperçu, trop tard, qu'il n'était pas celui que je croyais.
_ L'agence nous a dit que l'on pourrait le trouver dans un café prés de Windhoek Central Prison, sur Pietersen Street. Le jour du rendez-vous, je devais le contacter par téléphone, mais ce jour là mon mobile est en panne de batterie, alors j'ai utilisé la cabine public. Je n'aurais pas du, car les ennuis ont commencés au moment où j'ai décroché le combiné, à l'autre bout du fil, un homme se présente et me demande si l'appel est pour moi ? « Non !, enfin…oui ? », répondis-je étonné, « j'essaie de contacter monsieur Jocasse, et vous, pourquoi êtes-vous au bout du fil ? ». « Il n'est pas là ! » me répondit cette voix digne des romans les plus noirs, « vous êtes sur une ligne unique, vous décrochez, et moi, Pôlentin, je réponds à vos souhaits ». « Quoi !, vous êtes en train de me dire que c'est la lampe d'Aladin ? ». « On peut dire ca comme-ca, quel est votre souhait monsieur ? ». « Ecoutez, je dois parler à monsieur Jocasse pour… ». « Quelle visite souhaitez-vous, celle qui vous rendra heureux ? Celle qui vos rendra riche ? Celle qui rendra beaux ? » me lança t-il. « Aucune des trois ! » répondis-je, « je veux parler à Jocasse ». « Sachez monsieur que si vous décrochez ce téléphone je dois répondre à ces trois souhaits, sinon la passerelle en verre blanc se détruira, attention, il vous reste deux minutes pour vous décider, et je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais vous devez agir vite, sinon… ». « Sinon quoi…? » répondis-je d'un ton agressif. « Ne vous énervez pas… » me répondit-il, « je vais voir ce que je peux faire ? »
_ Après quelques secondes, la voix revient et me demande : « Combien vous pouvez mettre pour la visite ? ». « Quoi !, mais j'ai déjà payé ! ». « D'accord mais si vous ne voulez pas mettre de supplément c'est à vos risques et périls, dépêchez-vous !, il ne vous reste plus que trente secondes pour vous décider ». « C'est quoi mes risques et périls ? » demandais-je, « je veux juste le safari… ». « Bien monsieur, une fois que vous aurez raccroché, monsieur Jocasse vous emmènera au safari, ne restez pas trop près de lui, sinon vous pourriez rencontrer de terribles ennuis ». « Vous me faites peur n'est-ce pas ? » Bip bip bip…La ligne se coupe.
_ Il est deux heures, assis au bar du café, j'aperçois un homme tout de blanc vêtu, une balle en caoutchouc noir à la main. Je m'approche et lui demande : « vous êtes bien monsieur Jocasse ? ». « C'est très malléable le caoutchouc ? » me répondit-il. « Oui mais qu'est que cela à voire avec moi ? ». « Rien, je l'ai troquée contre du plomb hier et j'ai moins mal à la tête ». « Oui mais qu'est ce que cela à voire… ? » « Rien !, je vous l'ai déjà dit… ». « Nous pouvons y aller maintenant ! » me dit-il sans autre forme d'explication. « Bien quand partons-nous ? ». « Tout de suite, mais d'abord je dois aller voir un de mes amis qui va illustrer votre visite, ca fait partie du contrat, à la fin du safari vous aurez un joli livre relié avec du sang de votre capture et les photos du safari ». « Pourquoi du sang ? » demandais-je. « C'est pour moi un spectacle jubilatoire, de voir ces animaux se faire abattre et dépecer par les touristes ! » Intrigués, je me dis que cet homme est fou et que je dois faire attention où je mets les pieds. Après un rapide trajet, nous arrivons dans un no man's land, monsieur Jocasse arrête la voiture devant l'unique case de ce village, un homme, noir, une grande djellaba blanche, sort, et nous accueillent sur le pas de sa porte, il dit s'appelait Marcande.
_ A cet instant des coups de feu, Jocasse prend une balle en pleine tête, et meurt sur le coup. Marcande nous prends par le bras et nous fait vite rentrer dans sa case. « Ici vous serez en sécurité ! ». « Mais que se passe-t-il ? » demandais-je. « Vous avez parlé avec Pôlentin ? » « Oui mais qu'est que cela à voire avec nous ? ». « Qu'elle vœux avez-vous pris ? ». « Rien !, j'ai demandé un safari avec Jocasse… ». « Ha !, ce n'est pas bien ca, vous auriez du faire un choix, tant pis pour Jocasse, mais tant mieux pour vous, car maintenant la séquence des réouvertures des boules de verre se remet en marche pour retrouver son cap initiale, mais vous auriez pu prendre la balle… ». « Je ne comprends pas qu'avons-nous à voire là dedans ? ». « Je vous le dis, vous auriez du faire un vœu, attendez-moi là, je vais voir ce que je peux faire ? ». Il s'absente et nous voilà, seuls, au bout du monde, dans cette case, et les balles qui pleuvent à l'extérieur, je n'y comprends plus rien !
_ « Chéri, chéri, réveille-toi, ce n'est qu'un cauchemar, je t'ai entendu crier et tu t'agitais, tellement que cela m'a fait peur ». Transpirant et essoufflé, je dis à ma femme : « J'ai fait un horrible un cauchemar, tellement réel… ».
_ Plus tard, au petit déjeuner, ma femme me dit qu'elle à gagnée un jeu en jouant sur le magazine femmes ensembles. « Oh ! ma chérie comme tu es mignonne, j'espère que cela vaut le coup ? ». « Je suis sur que cela te plaira, j'ai gagné un safari en Namibie et l'on s'envole la semaine prochaine, yes… ! ». « Tu sais mon cauchemar de cette nuit… ».

Nouvelle 097 _Lettre à Jin

Cher ami,
_ Me voici arrivé en France depuis bientôt trois mois et je t'avoue que les français m'intrigue toujours autant. Je n'arrive pas à les comprendre ni a me faire comprendre d'eux, c'est comme si ils avaient peur de moi, c'est incroyable non ? Qui suis-je pour leur inspirer de la crainte, je suis chinois pas un monstre. Le peu de français qui viennent vers moi sont souvent eux même étranger au pays, c'est dur a expliquer mais il quand même deux personnes qui semble me comprendre. L'un s'appelle Thomas et l'autre Sophie. Thomas travaille dans une imprimerie depuis bientôt 4 ans et suis des cours d'histoire de l'art pour avoir sa licence.
_ Il m'a expliqué avec des termes assez étranges que les français à la fac sont aliénés. Je lui demanda de m'expliquer pourquoi les autres ont peur de moi et devine ce qu'il m'a répondu : « Ils ont peur de toi parce qu'ils s'imaginent que tu vas piquer leurs place dans la société, et que si moi je devais aller dans un autre pays j'aurais le même problème que toi ».
_ Sophie est très mignonne peu être plus que nos amies en chine mais ça c'est que mon avis tu verras par toi-même quand tu viendras. Elle fait des études théâtrales et habite le même appartement que moi mais l'étage en dessous. Grâce à leurs soutiens je me sens un peu plus intégré. Thomas adore illustrer ses propos par des exemples simples et efficaces ce qui fait souvent rire Sophie. Après les cours quand j'arrive a trouver le temps je me promène dans un immense parc, je vois souvent des gens courir prés du lac. Il y a une petite passerelle que j'affectionne beaucoup car elle passe au dessus lac, il m'arrive de passer des heures à contempler le paysage. Il y a une chose a laquelle je devais te répondre dans ta précédente lettre, la plupart des français que j'ai interrogé n'ont pas lu Balzac ou Victor Hugo, certains m'on dit qu'ils ne lisaient pas du tout. Thomas m'a expliquer que quand dans un apprentissage on t'oblige a lire des pavés forcement il faut s'attendre a ce que les gens ne lisent pas. Il a été surpris que j'aie lu quelques livres de ces auteurs car comme il le dit « c'est pas le genre de bouquin que je ferais lire à une personne qui apprend la langue française. ». D'après Sophie Thomas devrait sortir son nez des livres et s'intéresser à d'autres choses. Thomas m'a expliqué qu'il pouvait passer des heures plonger dans un livre et ça embête quelque peu Sophie. Je crois plutôt qu'ils sortent ensemble ! Il m'a raconté qu'il avait lu beaucoup de classique étranger pour pouvoir comprendre le pays et voir si il y avait des similitudes avec le classique français. Il y a quelques jours j'ai reçu un appel de sa part, il m'a averti que la fac été bloqué ! Il y avait aussi une manifestation contre une loi du gouvernement. Je ne comprend pas pourquoi, les français choisissent un président et ils pas contents, le président s'exprime il se fait traité de tyran, non c'est étrange. Je préfère ne pas me mêler de ce genre d'histoire. Un étudiant de la fac m'a interpellé il m'a raconter pleins de truc incompréhensibles sur le fait d'agir et ne pas subir, heureusement Thomas est arrivé et a vertement disputé cet étudiant, c'est le genre de palabre que je déteste le plus. Il m'a expliqué que cette étudiant voulait que j'adhère à sa cause, connaissant très bien le mobile et que cela ne me concerne pas du fait que je suis étranger au système français. Sophie nous a rejoins plus tard à la cafétéria. Elle été parti troquer quelque chose, je n'arrive pas a me rappeler quoi. Je dois te dire que Sophie est un guide remarquable car elle connaît tout les recoins de la fac ce qui n'est pas le cas de thomas qui se perd souvent dans ce labyrinthe, il faut dire qu'il ne fréquente que 2 endroits la cafétéria où le café est bon selon ces critères qui sont partagés par toute la fac et la bibliothèque. Une fois il m'a montrer comment faire pour crée un personnage de pâte a modeler malléable, j'avoues que ce fut jubilatoire car par la suite il m'a montré la séquence que j'avais crée. J'espère que tout va bien pour toi car ici je m'amuse comme un fou, j'attends de tes nouvelles, au plaisir de te revoir,
_ Ton ami
_ Ma Su

Nouvelle 098 _ Mon président a ses humeurs,,,

Un léger ronronnement régulier vrombit dans la pièce, étendue généreusement dans une méridienne accueillante , Rosalie poursuit d'un œil captivé le sillage des poussières éparses comme agités par des secousses dans le dernier rayon de soleil.
_ La chaleur est accablante dans ce pays, seuls les insectes et les bruits résistent encore, les hommes eux sont terrassés et là toujours omniprésente, cette poussière envahissante, parfois visible comme à cet instant précis. Le ronronnement s'installe, régulier tel un bourdonnement d'abeilles, elle guette ses moindres réactions, le caressant souvent du bout des doigts, parfois même elle lui parle, comme à compagnon fidèle.
_ – Alors tu es heureux? Tout va bien? Bouge pas! Je vais me faire un café pas de bêtises hein!
_ Elle sait que tant qu'il ronronne comme ça tout va bien, elle le compare souvent à un Président, c'est comme un homme à lui tout seul, celui qui aurait le pouvoir de lui adoucir ou de lui pourrir l'existence.

_ Dans l'étroite cuisine, moment jubilatoire à regarder le jus noir couler comme une promesse directement dans la carafe transparente, l'eau a fini de traverser la mouture, le résultat est garanti, l'arôme est annonciateur d'une grande saveur. Etrange paradoxe que cet or noir, issue d'une terre aride, cultivé avec peine et récolté dans la joie, c'était son quotidien du matin les plantations de caféier et à la morte saison, l'usine de torréfaction. Elle ne comprenait pas pourquoi eux, les indigents devaient transiter toutes leurs ressources, vers des pays riches et en retour, au final le café était seulement troqué contre quelques misérables pièces.
_ Une chance d'avoir par ci par là, réussi à récupérer dans ses poches un peu de grains échappés des grands sacs de jute, elle savait quelle n'avait pas le droit, mais au moins elle pouvait elle aussi le déguster son trésor.

_ Direction la pièce à tout vivre, le bol fumant à la main, le vrombissement a cessé, l'air est surchargé et irrespirable, elle s'approche de lui, le contemple un instant soupçonneuse et n'hésite pas à lui donner trois petites tapes.
_ – Mais quel animal tu me fais Président!
_ Nulle réaction, l'appel à l'ordre amical n'a aucun effet!
_ Dépitée, elle rejoint la méridienne en s'asseyant sur l'unique accoudoir, ses deux mains se lèvent précises, portant le nectar encore brûlant à ses lèvres, un regard perplexe fixé sur Lui.
_ – Comment agir pour qu'il se réveille?
_ Toute la question était là, ce n'était pas si simple de compter sur lui, cette bestiole était vraiment imprévisible, une fois en action, une autre presque inexistant et là carrément silencieux. Elle eut envie de lui envoyer une réclamation, mais pouvait-il vraiment recevoir sa demande? Une fois la dernière goutte de café avalée, elle abandonna le bol à ses pieds, pour retrouver sa position favorite, étalée comme un sac en attendant un peu la supportable chaleur de la nuit. L'ignorant, les yeux rivés au plafond, elle tapotait en rythme le dessus de sa main, passablement agacée, se disant que le mieux était d'attendre, il avait surement besoin de repos. Une mouche attrapa son regard, insecte dont la principale utilité était de venir te chatouiller quand tu dormais, de marcher à l'envers en parsemant le plafond de minuscules tâches sombres, elles se grimpaient sur le dos deux par deux, juste dans le but de faire un nombre incalculable d'asticots et de se précipiter sur ta nourriture dès quelle était refroidie.
_ – Et… rrrrrrrrrrr… rrrrrrrrrrrrrrr… rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr… rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr…
_ Au son monocorde et au déplacement plus rapide des diptères, elle comprit qu'il venait de se remettre en action, il était même plutôt agité, incroyable ses variations d'humeur, son ronflement montait progressivement d'intensité, pour couvrir le silence mortelle de la pièce.
_ – Mais ma parole Président, tu fais plus de bruit que les villageois sous l'arbre à palabre!
_ Aucune réponse bien sur… juste du vent!

_ Il l'avait pourtant bien prévenu Innocents-Juste, en le lui offrant avec son sourire édenté jusqu'aux oreilles, ses bras bien trop encombrés du fardeau, ne sachant réellement comment le tenir, il lui flanqua carrément dans les bras.
_ – Je te préviens Rosalie, il est comme moi, plus tout jeune et dès fois il déraille un peu, mais tu verras-tu t'habitueras!
_ Etonnée de l'empressement du vieille homme, elle s'était demandée, s'il ne s'était pas tout simplement aliéné d'un encombrement de plus. D'un sourire affichant le remerciement, elle n'avait pas osé refuser le présent et d'ailleurs Innocents-Juste avait tourné les talons aussi sec, empruntant le chemin le plus court pour rejoindre sa case. Elle l'entendait, en le regardant s'éloigner, rire doucement dans sa barbe devenu blanche. La surprise passée, elle avait installé son fameux Président sur l'unique meuble de la pièce. Un buffet branlant, dont le contenu hétéroclite protégeait sa stabilité précaire ou bien le contraire, disons que l'ensemble était parfait, un soutien hors du commun en sorte! Et le président s'était satisfait de cette place de choix, à trôner et dominer de tout son poid dans l'équilibre de cette fragile communauté.

_ Plongée dans ses réflexions, Rosalie ne perçut pas immédiatement le brusque changement dans la physionomie mobile du Président, comme un rotor s'emballant, il se mit à faire des tours sur lui-même, réveillé par on ne sait quelle esprit vaudou, elle se demandait où il voulait en venir, Puis il se mit à osciller de chaque côté en séquences régulières, comme frappé d'un balancement de clocher, chaque impulsion résonnait sourdement sur le bois du buffet. Au premier craquement, sa bouche s'ouvrit en un O de stupeur, même son imagination n'aurait pu suffire à illustrer la scène offerte à ses yeux; le Président tressautait comme un furibond incontrôlable, son souffle devint hoquetant et saccadé, le buffet impuissant, agité du bocal par les secousses en perdit son dernier pied, sous l'effet bancal les portes volèrent en éclats, libérant le contenu trop longtemps retenu de son antre. Tous les éléments se déchainèrent, la passerelle exiguë entre l'existence presque trop paisible de chacun et la fureur à vouloir libérer un trop plein opprimant, venait de céder. Finalement effrayée par la puissance de l'emportement du Président, Rosalie fit appel en levant les bras au ciel, au seul guide dont elle connaissait le nom:
_ – Oh! Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…
_ Elle savait qu'il n'avait pas l'esprit malléable son Président, mais que faire devant ce spectacle désolant? Paniquée, elle voyait bien qu'il allait finir par retomber comme un soufflet. Dans un vacillement final, il chuta de son piédestal pour s'effondrer dans le fatras mêlé…
– _ – Rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr…………………………………….
_ Dernier sursaut, ultime battement d'aile, un silence inhabituel et définitif, son ventilateur n'aura plus ses humeurs, il venait de rendre l'âme,,,

Nouvelle 099 _ Ce n'est qu'un rite

Quand Paul Monroe décida de s'engager dans l'armée, il n'estimait pas encore avoir touché le fond. Et bien qu'il ai perdu son dernier emploi après avoir détruit la machine à café du bureau, qu'il se soit fait virer de chez son père à coups de pieds dans le derrière et qu'il dorme dans sa voiture sur un parking de supermarché depuis deux mois, il avait toujours de l'espoir. À vingt-deux ans et après plusieurs départs contrariés dans la vie, il voyait l'armée comme une nouvelle chance, et c'était la seule qui s'offrait à lui, il n'était pas en position de refuser une offre, qu'elle quelle soit.

_ Il était sur la base depuis quatre mois quand il accrocha sur la porte en bois de son placard un poster de Catherine Deneuve. Tous les deuxièmes classes de son dortoir s'en étaient mêlés et s'étaient foutus de lui. Eux avaient couverts leur porte de grands morceaux de bravoures pornographiques, où ensembles, des madones aguichantes s'enfonçaient des ongles longs comme des dagues dans des cons imberbes et jubilatoires. Paul Monroe se disait qu'il y avait plus sympa pour se réveiller le matin, mais il était presque le seul. L'armée avait beau être un nouveau départ, il tenait bon mais c'était dur. Deneuve était son soutien et il en avait bien besoin, il ne l'aurait troquée contre rien d'autre. Alors on l'avait vite traité de pédé, et ça avait fait le tour de la caserne, c'était sans appel, mais il s'en foutait pas mal, il n'avait pas encore touché le fond.
_ « On ne naît pas soldat, on le devient « !

_ Ce qui le tracassait par contre, c'est de penser à ce que ces abrutis de Premières Classes allaient imaginer pour son rite de passage. Paul Monroe savait que ça lui tomberait dessus tôt ou tard, pour être le seul à ne pas y avoir encore eu droit, il était le prochain sur la liste. Sans vouloir s'aliéner, il avait senti à plusieurs reprises le regard des Premières Classes, réunis en conciliabules, évoquant son cas. Ils avaient commencé avec les recrues, avant de faire subir des séquences de conneries franchement pas drôles aux autres Deuxièmes Classes. Lui avait peur qu'on cherche immanquablement à lui foutre un truc dans le cul.

_ « Chaque soldat est un combattant mais aussi un spécialiste dans son domaine ».

_ Sa spécialité à lui, c'était l'informatique, et il avait profité de son arrivée dans l'armée pour suivre une formation qui l'avait promu analyste militaire. Qualifié de tâcheron par sa hiérarchie, son boulot consistait à compiler et à classer des renseignements. Il avait du coup accès aux réseaux informatiques sécurisés, sur lesquels militaires et diplomates échangeaient des informations. Paul Monroe avait ainsi découvert des données ultra confidentielles, qui auraient brûlées comme des trainés de poudre si elles étaient parvenues aux tonneaux des autres puissances économiques et militaires du monde. Il y avait des preuves d'espionnage entre pays alliés, de la corruption tolérée dans des pays clients, des comptes-rendus d'actions punitives criminelles et du lobbying. Sous ses yeux, Paul Monroe voyait s'accomplir, éludés et protégés par les hautes instances diplomatiques, de véritables crimes de guerre.
_ Un soir, alors qu'il sirotait un café lyophilisé sur sa couchette, il se demandait ce qu'il allait faire de ces données, qu'il avait finalement compressé et gravé sur des Cd. Il savait qu'il prenait un risque à faire ça, et sa nervosité grandissait en conséquence, mais participer à cette mascarade à grande échelle le rendait malade. En même temps, il se demandait ce qui passerait si les documents étaient divulgués. Une guerre ? Un verrouillage complet de l'information et un climat de suspicion permanent ?
Il pensait à ce hacker qu'il avait rencontré par le biais de forums, il se présentait comme journaliste en révélations et semblait bardé de hauts faits d'armes dans le domaine. Monroe était en train de jauger s'il devrait lui confier ses découvertes, lorsque une dizaine de Premières Classes entrèrent dans le dortoir, coupant ainsi court à ses considérations. Sûrs d'eux comme des pigeons mobiles fondant sur un bout de pain dans un square désert, ils avaient entourés Paul Monroe, et selon des règles définies à l'avance, prit par les chevilles et les poignets pour l'emporter vers la salle de bain commune. La surprise l'avait rendu vulnérable mais quand il sentit son corps décollé du matelas et son café tiède se renverser sur son tee-shirt et sur son short, Monroe perdit son côté malléable et se tendit comme un arc. Et il se cabra avant de se tendre de nouveau. Apercevant Catherine Deneuve qui lui souriait dans le coin, il bougeait ses jambes et ses bras violemment. Telle une passerelle luttant contre des secousses sismiques, il faisait perdre leurs prises aux militaires. Ils se ruèrent sur lui pour l'immobiliser. Et c'est quand ils le relevèrent qu'il aperçu dans les bras d'un des Premières Classes, un nain de jardin souriant, une grosse carotte orangée dans la poigne.
« Venez tenter l'expérience « !
Terrorisé, il fendit l'air de nouveau des pieds et des poings, poussant chacun à lâcher prise s'ils voulaient garder leur nez intact. Autour d'eux, ses camarades Deuxième Classe regardaient, mi- fascinés, mi- dégoutés, étant justement déjà passés par là, à peu de choses près. Aucun ne pensait à intervenir et le renfort d'engagés pour porter Paul Monroe et lui faire subir son sort s'organisa sans guide. Sans plus de succès toutefois, il se débattait tellement qu'il n'était pas possible de l'accrocher. Le nain de jardin fut posé au sol, il fallait déjà maitriser le bonhomme, agir, il était possédé, piqué. Les types se regardaient les uns les autres, ce n'était pas prévu et il allait falloir réfléchir vite. Alors un des gars baissa la tête et chargea Paul Monroe, l'attrapant par les genoux et le soulevant en l'air au dessus de ses épaules. Monroe réussit à s'agripper aux bras et au tee-shirt du soldat, et ne bascula pas, suspendu, les jambes battant l'air. Les deux restèrent un instant dans cette position, prosaïque. Quand Monroe glissa le long du corps du Première Classe, en douceur, jusqu'à se retrouver allongé par terre, la joue contre le linoleum, rouge et transpirant. Son regard fixait le nain de jardin un peu plus loin sur le sol, entre les jambes des engagés. Lâché par l'adrénaline, Paul Monroe bavait. Il ferma les yeux. Alors, sans palabre mais réfutant l'abandon, les Premières Classes se réunirent ensembles autour de lui, chacun ouvrit sa braguette et on lui pissa dessus, en se forçant à rigoler fort, avant de se retirer du dortoir.
Le lendemain matin, Paul Monroe commença par enlever Catherine Deneuve. Il roula soigneusement la photo et la mit dans son armoire. Il colla à la place l'affiche d'un gars au sourire figé, en train de se glisser un doigt dans l'anus. Avant d'aller se connecter sur internet avec les Cd d'informations confidentielles dans la main, il guetta la réaction des autres, ce n'était pas pour s'illustrer mais il estimait avoir fait le plus dur. Ensuite, il alla sur l'ordinateur, contacta le journaliste en question, fit les manipulations nécessaires, et sous couvert de déontologie médiatique, envoya les secrets militaires à la presse. Le reste, là, il s'en foutait pas mal, il estimait avoir touché le fond.

Bien qu'inspirée de l'histoire de Bradley Manning, cette nouvelle est une œuvre de fiction, dont les faits, les tenants, et les aboutissants sont inventés par l'auteur.

Nouvelle 100 _ ANGUERA

La brume matinale ne résistait guère aux gestes vigoureux et la respiration profonde de Joana travaillant son champ de café. On ne sait par quelle magie, elle écartait les lambeaux de la brume qui désertait du coup, doucement, le champ pour le bosquet d'en face. La terre imprégnée par l'eau de la brume était très malléable, lorsque soudain, l'appel de l'Anum, l'oiseau de l'aurore, se mêla à un bruit fracassant et étrange faisant frissonner Joana. Joana regarda dans la direction de la source du fracas mais de ce côté la brume était encore plus dense et elle ne percevait que des formes indistinctes : un grand rectangle rouge immobile et de plus petites formes verticales et mobiles.
_ Elle tenta de s'approcher et aperçut une forme horizontale, bien plus proche de son horizon de vision ; elle semblait complètement inerte. Joana plissa les yeux et les écarquilla simultanément, il s'agissait du corps d'un homme d'où s'échappait un morceau de brume ; celle-ci prenait doucement une forme humaine déformée, car elle se cabrait, s'allongeait, rapetissait, montant, montant dans l'espace. « ANGUERA* ? ANGUERA ? » S'écria Joana et, l'écho retentit alentours d'arbre en arbre, comme le son de palabres s'entrechoquant, faisant voleter les insectes et oiseaux effrayés, parfois jubilatoires. Dans la semi-transparence d'Anguera un objet sombre, rectangulaire, une sorte de cahier, avait-elle conclut, avait pris la place du cœur. « ANGABAETE** ! ANGABAETE ! » Joana suivait du regard « l'âme qui fut l'âme » s'éloignant doucement et se dirigeant vers le sud. Joana comprit donc qu'il n'était pas né au village.
_ Plongée dans sa quête, elle fut surprise par le bruit des sirènes des ambulances. Des hommes et des femmes en blouses blanches, guidés par des policiers se penchaient sur les vivants. Ils agissaient avec cœur et professionnalisme donnant les premiers secours. Elle comprit qu'il s'agissait d'un accident de bus. L'un d'entre eux vint dans sa direction, s'arrêta et examina l'ANGABAETE. Il se rendit compte de la présence de Joana, la salua et lui demanda : « Est-ce quelqu'un de votre famille ? » « Non, répondit Joana. Je travaillais dans mon champ lorsque j'ai entendu le bruit de l'accident ». Le médecin appela un brancardier pour qu'il vienne chercher le corps et lui dit : « J'ai constaté le décès, n'oubliez pas de prendre le dossier pour remettre à sa famille, vu comme il le porte sur lui, il me semble qu'il y tenait très fortement. ». Joana commença à lui dire : « Mais, l'Anguera l'a emport酠» mais elle s'est tue car le médecin lui lança un regard soupçonneux, comme si elle était une aliénée ou pire malhonnête. Mais le brancardier vint à son secours. Il expliqua au médecin qu'elle parlait d'une vieille coutume indigène où l'âme des morts pouvait continuer à vivre parmi les vivants. Le médecin conclut que cet événement illustrait bien l'ignorance que les brésiliens ont de la culture indigène.
_ Joana marcha lentement vers son champ car cette vision pesait lourd dans son cœur tant la question : « Vers où était partit ANGUERA ? » la taraudait.
_ Loin de là, Dalva se réveillait dans l'allégresse, elle se disait qu'il fallait se dépêcher car son père revenait de la capitale où il était allé représenter la communauté de petits paysans auprès du gouverneur de l'Etat afin de solliciter son soutien financier à leur projet de mini-fabrique. Ensemble, ils avaient conçu et élaboré ce projet pour ne plus avoir de pertes lors des récoltes. Dalva se leva à tâtons car sa chambre n'avait pas de fenêtre. Elle s'appuya sur le tabouret qui faisait office de table de chevet et fit tomber un livre ou peut-être un cahier, pensait-elle. En ouvrant la porte elle ramassa le dossier qu'elle avait fait tomber et reconnut le classeur du projet que son père avait emporté, elle chercha la page où devait figurer la signature du gouverneur ; elle y était. Dalva n'en croyait pas à ses yeux car ce projet signé représentait l'ultime séquence d'une grande lutte pour leur dignité. « Serait-il revenu pendant son sommeil ? » Dalva se dépêcha, fit rapidement sa toilette et sortit. Beaucoup de personnes se trouvaient déjà là sous la passerelle qui liait le Village à la route nationale car ils avaient prévu pour cette occasion de faire une fête où ils allaient troquer et vendre des objets pour compléter le budget du projet. Avec le dossier contre son cœur, Dalva interpellait les personnes : « Avez-vous vu mon père ? » Tous s'étonnèrent de cette question, car son père n'arriverait que par le car de midi et il n'était que 9 heures.

 

* De la langue Tupi-Guarani : l'âme qui fut l'âme, qui hante le monde vivant
_ ** Idem, l'homme qui fut l'homme

Nouvelle 101 _ Merry Christmas

ouf' Douf'Douf' Douf' Douf' Douf' Douf' …
_ (la musique éclairait aussi la rue de ses ondes mobiles et fluorescentes)
_ Diiing…dong
_ Christmas regarda Claire un instant.
_ « Vas-y donne moi au moins une bouteille qu'on les porte ensemble ! Sois pas ridicule ! »
_ Claire s'esquiva maladroitement, quatre bouteilles sous les bras.
_ « Raaah mais nan, pour une fois que c'est moi qui régale ! »
_ La porte s'ouvrit.
_ « Hellooo les amis ! ca roule !!? »
_ « Salut vieux ! »
_ « Salut Matt ! » Lança Claire. « didon ca pète chez toi on t'entend du bout d'la rue! »
_ « Salut Claire. Héhé allez come in ! Et faites comme chez vous ! »
_ Grace au soutien d'une franche et entraînante Hard-Tech, l'atmosphère dans le hall laissait présager un living fourni d'êtres vivants et dansants, illustrant tels des guides intemporels une frontière malléable entre le bien être ou le mal être d'une génération en proie à l'ambivalence. Ils pénétrèrent plus profondément dans le royaume de la fête, en une séquence jubilatoire.
_ Ch : iiiaaouww !!… Bienvenue chez les aliénés !!?? Et au fait il faisait quoi Bet' ce soir ?
_ M : Il avait une soirée poker ! J'ai reçu un appel il nous rejoindra plus tard !
_ Ch : C'est vrai ? Cool ! Il reviendra certainement avec sa gagne comme l'autre fois !
_ C : Espérons ! Mais il va peut-être tout perdre… La chance, ca tourne ! Cela dit il est tellement malin qu'il arriverait même à troquer sa malchance ! C'est comme… Hey ? Chris ? Ca va pas ?

_ Chris s'était arrêté, en appui sur ses genoux, penché vers l'avant à l'entrée du salon. Sa main droite prenait le pouls au niveau de sa gorge.
_ Ch : Ouais je sais pas mon cœur accélère là… J'me sens bizarre.
_ C : Hébé… euh… oui euh… j'peux faire quelque chose ?
_ Ch : Nan nan c'est bon attends j'ai la gorge sèche j'vais aller prendre un verre d'eau.
_ C : Curieuse façon d'commencer la soirée !
_ M : Remets toi vite mon gaillard j'ai une amie à te présenter !

_ Chris reprit son souffle et entama son expédition vers la cuisine.
_ Claire, elle, salua des amis et leur tint des palabres en secouant son corps.
_ Chris, non sans difficulté, se fraya un chemin dans l'assistance. Son cœur intensifia sérieusement ses caprices, sans raison apparente, alors qu'il était au milieu de la pièce. Sa vision se brouilla, son thorax le faisait violemment souffrir mais il continua d'avancer dans l'incompréhension.
_ Comme par magie, tout se calma peu à peu en s'approchant de la cuisine. En s'éloignant du salon.
_ Il but au robinet. Se redressa. Respira. Essaya de comprendre.
_ « Hmaaahhlala »
_ Il jeta un œil au salon. Il devait bien faire soixante mètres carrés, relativement spacieux, moderne, investit d'une bonne trentaine d'invité(e)s. Matt avait enlevé tous les meubles et installé un éclairage coloré.
_ Chris scruta ses congénères. Et son regard se figea net.
_ Il ne bougeait plus. Ne respirait plus. Ne sentait plus, ensorcelé par un être vivant, femelle, tournée vers lui. Il était en stase, en apnée. Puis, l'instinct de survie fit son apparition comme 20 bonnes secondes s'étaient écoulées…
_ « Pffouah…» fit il soudainement. Affolé, à bout de souffle, il regarda de tous côtés. Son cœur battait la chamade.
_ Il ouvrit le frigo pour en sortir une bière qu'il ingurgita en moins d'cinq secondes. Il planta nerveusement sa main dans un saladier bourré d'chips pour s'en fourrer plein l'gosier tout en constatant que la fille le tenait par les pupilles. A nouveau il sentit une pression cardiaque tout à fait inexplicable ! Il mâcha nerveusement les pommes de terre séchées, salées.
_ L'idée d'inviter un jour cette fille boire une bière ou un café effleura son inconscient !

_ Chris suivit Matt du regard, surprit de le voir s'approcher de Merry. Il le vit faire un geste courtois, invitant Merry à se déplacer vers la cuisine. Matt regarda Chris d'un air complice.
_ Christmas comprit instantanément !
_ « Nooon.. Ouww non pas ça ! »
_ Soudainement, les palpitations revinrent, Chris sentit la pression de Merry monter, et monter, comme s'il était dans l'espace sans combinaison s'approchant de Jupiter. Il sentait les radiations de son regard. Comme des jets d'électrons solaires. Plus Merry s'approchait, plus son malaise s'intensifiait, plus son corps se ratatinait. Merry et Matt entrèrent dans la cuisine. Maintenant, vraiment, plié en deux, il suffoquait.
_ « Grrraaaahh » cria-t-il en se redressant, les deux mains sur le cœur, perdant l'équilibre.
_ Matt fit deux pas en arrière. « hey mec !? »
_ Merry, elle, continua d'avancer.
_ Chris : rrraaah !! éééé…éloigne toi st..steuplé…
_ Merry (bras en avant) : Attends ma sœur est infirmière elle m'a apprit quelques trucs importants.. je sais pas ce que tu as mais je peux t'aider. Et je n'ai pas peur.
_ Chris n'osait plus la regarder, il recula jusqu'au dernier mur, fixant le sol, blanc comme un linge, en sueur. Sa respiration était aussi rapide que les dixièmes de seconde. Il voulait bouger, courir, s'éloigner, mais ne pouvait plus, l'attraction était trop forte, Merry était trop près. Son magnétisme s'était mêlé au sien via une passerelle invisible, formant un cocktail détonnant.
_ « mmaaaaaaarrhh »
_ Claire entra dans la cuisine et constata la violence de la scène.
_ « Heyyy mais….Faut agir là !!!?? »
_ Merry s'avança jusqu'à lui, et attrapa sa main.
_ La sensation qu'elle eut à cet instant fut indescriptible. Si. Une synthèse de trois éléments peut-être :
_ Electricité, fusion, jouissance.
_ Merry fut projetée en arrière dans un hurlement aussi court que tétanisant, et Chris s'étala comme une poupée d'chiffon, littéralement terrassé.

_ « Chris !? Chriiiis!!? » Cria Claire qui se rua vers lui. Accroupie, elle essaya de le redresser. _ « Chriiisssttmaaass !!!!?? »
_ Merry se remis en poste, accroupie, d'un coup aussi pâle que Chris, et osa poser le pouce sur son poignet.
_ Instinctivement, elle fit son possible pour le réanimer, de plus en plus absente, fébrile, comme si petit à petit son corps ne lui appartenait plus.
_ Personne ne comprenait la gravité de la situation.
_ Claire en sanglots frappait encore Chris de désespoir, sans prêter attention à Merry.
_ Cadavérique, Merry tomba sur le côté.
_ Inerte.
_ Matt : Merryyyyyyy… Christmaaaaaaaas !!!!!!???

Nouvelle 102 _ Arc-en-ciel sur le bitume

A la descente du bus de l'aéroport, j'évite de justesse une tache de sang séché sur le trottoir. Mon premier pas sur le sol taiwanais est donc de biais. Avant de partir à la recherche d'un lit pour la nuit, je m'offre une canette de café frappé au distributeur automatique de la gare. Je pause mon sac sur un banc, pour ne pas le salire au contact de ces taches rouges décidément nombreuses sur le bitume, et observe ce qui m'entoure en sirotant l'insipide boisson. Je ne ressens pas de dépaysement particulier à la vue des constructions aux couleurs et matériaux passés de mode…. juste la curieuse impression d'avoir atterri dans les années 1980.
Nijiko, une jolie touriste japonaise rencontrée dans le bus, me rejoint et propose de chercher un hôtel ensemble. Je la remercie intérieurement d'agir à ma place, de répondre à mon appel muet de faire plus ample connaissance.
_ Dans quelle direction va-t-on ? demande-elle avec son joli accent.
_ Je ne sais pas. Tu es déjà venue non ? Alors je t'engage comme guide et je te suis !
_ J'aimerais ajouter jusqu'au bout du monde si tu veux… Elle ajuste la barrette arc-en-ciel qui retient ses cheveux noirs. Plisse les lèvres en une moue adorable, fronce les sourcils et tourne sur elle-même. Deux fois. On va par là !
_ L'excitation qui m'envahit habituellement lorsque je pars à la découverte d'une nouvelle ville, fait défaut. Problème de concentration. Les trois bestioles souriantes qui se balancent à la poignée du sac de Nijiko m'hypnotisent. Les étranges taches rouges sur les trottoirs me dégoûtent et m'obligent à slalomer. Le grondement furieux d'une meute de dizaines de scooters couvre les mélodies des tubes de J-Pop crachés par les mauvaises enceintes des magasins. Je stoppe net à la vue d'un buffet en plein-air. S'y mêlent des légumes multicolores, des champignons évoquant du simili cuir, du tofu à toutes les sauces… Les mille odeurs qui s'en dégagent n'en font plus qu'une. Je salive. Mais Nijiko me prend par la main et m'entraîne dans son sillage. Hayaku !
_ Une passerelle qui enjambe un large boulevard nous permet de prendre de la hauteur. L'index de Nijiko pointe vers le bambou géant qu'est la tour Taipei 101, vers les toits compliqués des temples et les arbres tropicaux qui s'immiscent dans les rares espaces disponibles. Mais je fixe surtout les bracelets arc-en-ciel enroulés autour de ses jolis poignets… Juste en dessous, les trottoirs et la chaussée sont mouchetés de rouge.
_ – Nijiko. Tu as remarqué ce sang partout dans la rue ?
_ – Du sang ?
_ – Oui, regardes toutes ces taches.
_ – Eto… Non, ce sont des crachats. Rouges parce que les gens ont croqué des noix de bétel qui font beaucoup saliver. C'est comme une drogue plus ou moins autorisée. Les hommes adorent. Ils en achètent des petits paquets, le soir surtout, à des filles installées sur les trottoirs. C'est joli vu d'en haut, non ? On dirait un léopard rouge et gris. Enfin… je me dis que ce serait encore mieux si…
_ – …
_ – Tu sais… j'ai une idée.

_ Dans la moiteur de notre modeste chambre d'hôtel nous mettons au point un plan, enfantin dans tous les sens du terme. Ensuite, tout va très vite. La recherche de magasins spécialisés. L'achat de tubes de peintures. La récupération de bouteilles plastiques vides. La préparation des mélanges qui nous colorent les doigts. Son bisou bleu, puis jaune, puis rouge sur ma joue.
_ Trois jours plus tard, nous contemplons satisfaits l'alignement d'une vingtaine de bouteilles remplies d'eau épaissie par les peintures de différentes couleurs. Nijiko, avec ses hautes chaussettes rayées, éclipse presque cet arc-en-ciel 100 % chimique. Un plan de Taipei à la main et réprimant un fou-rire, elle fait la pause pour la photo.
_ – On est bête non ?
_ – Un peu. Mais c'est pas grave.

_ Les nuits suivantes, nous parcourons les rues du centre-ville, rapides, mobiles, décorant les trottoirs de milliers de taches colorées. La semi-obscurité nous permet d'agir discrètement, malgré l'animation permanente. Taipei ne dort pas. Ses habitants profitent des heures fraîches de la nuit pour envahir les boutiques de Ximen ou d'ailleurs, assumant sans complexe leur statut de consommateurs malléables. Au lever du soleil, nous fréquentons les night market pour avaler tout ce qui entre dans la catégorie qu'est-ce que ça peut-être ? C'est une règle que nous nous sommes imposée. Puis nous dormons jusqu'à midi avant de marcher dans cette cité étrange dont les murs suintent d'humidité. Après une semaine à ce rythme, je me suis attaché à la ville et surtout à celle qui me la fait découvrir. Son rire me fascine. Je le provoque en détaillant par exemple les candidats aux élections municipales qui pausent en tenue de base-ball ou nagent avec des dauphins sur les affiches qui couvrent les vitrines. Elle me guide vers des temples fabuleux sur lesquels s'enroulent des dragons géants. Elle m'initie au plaisir culpabilisant de la dégustation des melon pan japonais, vendus dans les boulangeries locales. Elle ne se perd jamais dans le labyrinthe de ruelles thématiques bordées là d'ateliers de réparation de scooters, là de librairies où l'on écoute des chansons françaises d'un autre temps.
_ Une semaine passe. Nous sirotons un Calpis Water en regardant des écoliers répéter une chorégraphie compliquée sur l'esplanade du mausolée de Tchang Kaï-chek. Elle m'annonce alors la fin de nos nuits d'errance colorées. Merci pour ton soutien murmure-t-elle.
Le lendemain, du haut de cette passerelle que nous avions franchi ensemble le premier jour, nous contemplons une partie de notre œuvre. Un arc-en-ciel éclaté couvre les trottoirs. Je relève sa casquette (arc-en-ciel évidemment) et l'embrasse. Elle garde son sérieux.
_ – Il faut rester là un moment dit-elle. Les gens ne se rendent compte de rien. S'ils voient que l'on regarde, que l'on photographie, ils regarderont aussi. Et puis…mets tes mains dans tes poches, elles sont encore toutes tachées !
_ Elle a raison. Une heure plus tard, les passants détaillent les trottoirs et immortalisent notre tableau sur leurs portables. Nous rentrons nous coucher, satisfaits.
_ Nijiko passe désormais ses journées à suivre le buzz qui anime la toile locale, à me traduire les journaux, à découper les photos de notre arc-en-ciel qui illustrent les unes. Curiosité, inquiétude, polémique…Une rumeur se répand. Des noix de bétel empoisonnées coloreraient la salive. Une nouvelle drogue pour pervertir la jeunesse ? En cette période d'élections certains y voient des manœuvres politiques. La Chine est montrée du doigt, puis les immigrés et les peuples indigènes. D'autres devinent une campagne publicitaire pour un nouveau centre commercial ou un message en faveur de la paix. Mais quelle paix s'interrogent-ils ? Nijiko exulte devant ce spectacle. Je sens qu'elle s'éloigne de moi.
_ Puis des analyses sont faites. Il ne s'agit que de peinture. On crie au génie, salue cette expression sans contrainte qui brise le carcan des programmes culturels subventionnés, ceux qui aliènent la créativité. Les consommateurs de noix de bétel se remettent à mâcher. Les palabres inutiles cessent, le soufflé médiatique retombe peu à peu. La première violente averse de mousson nettoie notre arc-en-ciel. La peinture coule en rivière colorée dans les caniveaux. Et un matin, Nijiko n'est plus là. Un voile tombe sur cette brève séquence de bonheur et je troque ma tenue d'amoureux transi pour celle, habituelle, de voyageur solitaire.
_ Les années passent. Je ne sais toujours pas pourquoi Nijiko et moi avons repeint les trottoirs de Taipei. Etait-ce juste une expérience jubilatoire ? Pour moi oui, accompagné du désir de rester à ses côtés. Mais elle, quel était son message ? Je ne l'ai jamais revu. Restent des souvenirs – son rire, ses tenues arc-en-ciel. Ainsi qu'une attirance obsessionnelle pour tout ce qui touche au Japon. J'apprends sa langue. Enfin, j'essaye. Aujourd'hui, leçon 14. Troisième mot de la colonne de gauche du tableau de vocabulaire : Niji = arc-en-ciel. Nijiko, l'enfant de l'arc-en-ciel. Un début d'explication ?

Nouvelle 103 _ Un père fantasmé

_ Cette soirée de fin novembre 1959, Marie va la passer en invitée chez des amis de sa grand-mère, dans leur villa de Nancy, ville où elle est étudiante ; c'est avec plaisir qu'elle a répondu à leur appel : elle se sent un peu perdue dans cette grande cité et se réjouit de retrouver une chaleureuse ambiance familiale. A la fin du repas, ses hôtes ont allumé la télévision pour regarder « les actualités ». Marie est toute ouïe, car cette télévision est encore rare dans les foyers, et elle n'est pas habituée à avoir à domicile les nouvelles du monde, illustrées par des images. Tout en sirotant son café, elle absorbe les informations…

_ Soudain, son cœur fait un bond inhabituel, puis semble s'arrêter de battre : ce journaliste grand reporter qui occupe tout le petit écran, où il commente des événements survenus en RFA, c'est lui, elle l'a reconnu, c'est son père, celui qu'elle attend depuis son enfance, c'est une évidence ! Elle entend un nom en fin d'émission : Jack Salsberger. Sa soirée se termine dans une sorte de brouillard même si elle parvient à remercier ses amis et à agir de façon à ne pas susciter d'inquiétudes…

_ Son père ? Marie, pourtant, est orpheline : son père est un héros de la Résistance dont le sort malheureux n'a été connu que tardivement : simplement, on n'a plus eu de ses nouvelles depuis août 44 où son maquis a été investi par les troupes allemandes et il n'est pas rentré par l'un des trains de déportés de l'année 45. Deux ans plus tard, des « restes » ont été découverts par des forestiers dans la montagne vosgienne ; après des analyses complexes, l'un des squelettes a été attribué à son père et rendu à sa famille.

_ Marie a peu de souvenirs de son papa : en a-t'elle seulement qui lui appartiennent ? Pense-t'elle à lui ? Elle le voit tel que sur des photos, ou dans des attitudes rapportées dans des récits de sa grand'mère. Elle aussi a fini par quitter le monde, rongée par le chagrin et le cancer, et plus personne ne lui parle de son père : sa mère s'est remariée, elle essaie de vivre une nouvelle vie et on évite de raviver les blessures de cette jeune femme.
_ Marie n'accepte pas cet épilogue : comment imaginer sous les mots : « restes, dépouille, squelette », le jeune et solide papa qu'elle a eu ? Même si, en réalité, ils n'ont vécu que quelques semaines ensemble. Depuis longtemps, elle s'est créé, petit à petit, une autre séquence de fin de guerre.
_ Par une série d'événements qu'elle imagine, son père a réussi à intégrer l'armée Patton qui a libéré l'Est de la France puis a pénétré en Allemagne. Il a dû être blessé et rapatrié aux USA, sous un pseudonyme inventé pour poursuivre son parcours héroïque avec l'armée des libérateurs…Amnésique, il n'a pu retrouver son identité ni sa famille. Ce scénario est bien rôdé et il aide Marie à vivre dans l'espérance ; mais ce soir, c'est le grand clash : ce Jack Salsberger, c'est son père, elle n'a aucun doute ; il correspond si bien, physiquement, au père qu'elle attend, que l'allégresse a pris possession de son être, troquant le rêve pour la jubilatoire vérité.

_ Après une nuit d'intenses réflexions entrecoupées de courtes pauses de sommeil, elle est décidée à agir : elle veut retrouver ce père qui ne la connait pas et recréer des liens. Avec le soutien de quelques amis, par d'innombrables manœuvres et autant d'échecs qui ne font que renforcer sa détermination, elle parvient, après des semaines de rage devant son impuissance, mais paradoxalement, de sérénité, mêlée de joyeuse excitation -car elle connait la vérité – à localiser le journaliste américain appelé à couvrir les cérémonies du Débarquement en juin 60.

_ L'étudiante rassemble tous les moyens dont elle peut disposer et rallie – train, puis métro- la capitale. Elle se rend à l'ORTF : avec une audace qu'elle ne se connaissait pas, elle se présente en étudiante en journalisme, pénètre dans ce sanctuaire et, de couloirs en escaliers, parvient au studio attribué à la télé américaine. Après une longue attente, elle voit enfin la haute stature de celui qui est le but de son escapade. Elle s'approche rapidement et bredouille un texte sans doute incompréhensible car le journaliste semble un peu surpris et continue son avancée sans s'intéresser à la jeune fille. Elle insiste en se plaçant en obstacle devant lui : il s'arrête avec un sourire mi-débonnaire mi-excédé…mais il l'écoute ; son visage expressif se nuance de sentiments successifs et variés ; assez rapidement, cependant, il lui fait savoir que c'est un malentendu et qu'il n'est pas l'homme qu'elle recherche et il l'abandonne en plein couloir, désemparée, mais ni vaincue ni convaincue de son erreur.

_ Les jours suivants, elle trouve mille stratagèmes pour croiser son chemin et se trouver à son contact : il semble agacé par son insistance mais ne l'évite pas et même s'intéresse à son histoire et à ses raisons de croire en lui…pourtant, il s'évertue à lui prouver qu'elle a tort; une sorte de communication s'établit : le baroudeur est involontairement ému par la fragilité de cette toute jeune femme et en même temps épaté par sa force de conviction. C'est aussi un homme qui aime séduire et il est flatté de l'importance qu'il a dans la vie de la jeune et fraîche Marie. Il l'invite dans une brasserie, l'écoute avec bienveillance, mais surtout, il lui raconte sa vie aventureuse, ses exploits de guerre, ses découvertes de la Libération. La palabre se prolonge car Marie est une auditrice parfaite, subjuguée et il se voit dans ses yeux en héros -ce qu'il ne fut pas toujours ; c'est un sentiment très agréable de se voir ainsi valorisé ! Il imagine même un moment de profiter de cette évidente admiration pour séduire cette « jeunesse » ! Avec quelque cynisme, il s'envisage en ogre débonnaire se délectant de chair fraiche !

_ Chaque marque d'attention et d'intérêt confirme Marie dans son délire : son adulation filiale n'est nullement atteinte par les manœuvres de séduction du don Juan, elle ne les voit même pas comme telles ! L'ancien GI a passé toute sa jeunesse en combats guerriers, il a toujours été mobile et a accepté toutes les missions ; mais il n'a pas eu l'opportunité d'aliéner son indépendance et de bâtir une famille et il est profondément ému par cette fille qui se veut la sienne avec insistance et qui aurait pu l'être en d'autres circonstances…C'est cette pensée, surgie involontairement de son moi profond qui lui fait oublier ses velléités de tombeur.

_ Si, finalement, il ressent sa capacité à être un père de cœur, prêt à troquer son viril machisme pour endosser l'habit parental, il ne peut admettre d'être un usurpateur ; il s'emploie alors, bien qu'elle soit peu malléable, à la convaincre qu'il n'est que lui-même mais serait heureux de devenir son père adoptif, un guide prévenant et affectueux. Il l'aide à faire le deuil de ce père fantasmé, qu'elle a tant voulu faire vivre ; le chemin est encore long pour qu'elle honore le souvenir de ce « vrai père » qui a réellement souffert le martyre et l'exécution par les SS ; il la persuade enfin que, dans son cœur, son père mort est plus vivant, ainsi reconnu, que faussement imaginé en vie !

_ Pour l'un comme pour l'autre, cette période émouvante et souvent douloureuse est une passerelle vers une sérénité personnelle et une force pour aborder l'avenir : un père choisi et une fille choisie.
_ Que deviendront, au fil du temps, ces relations et sentiments nouveaux ? Ce « point de convergence » qu'ils viennent de vivre ouvre à une multiplicité de « possibles » …rien n'est encore écrit de ce qu'ils pourront faire de cette rencontre qui a bouleversé leurs vies antérieures ; mais ils l'ont vécue et celà c'est indéniable !

Nouvelle 104 _ Plus bas que terre

Au loin, à travers la fenêtre empoussiérée, il voyait cette ombre remonter la ville et le soleil poindre. Cette séquence lui remémorait la mort de toute sa famille. Tout ce qui l'avait fait vivre jusqu'ici s'était écroulé. La société, vision étrangère pour lui, avait fait place à une horde de morts-vivants. La fin du monde avait sonné depuis six mois. L'espoir ne faisait même plus vivre ces quelques survivants d'une terrifiante apocalypse satanique. Il n'y avait plus rien de possible sur cette terre perdue, simulacre de l'enfer éternel, agir pour une solution relevait d'une naïveté aliénée.
_ Ce que ne savait pas Andrew, c'est que tout pouvait encore basculer autour de lui. Tenant dans sa main une tasse rouillée de café il alla demander à sa compagne Nikki qui, entraînée dans un palabre avec l'instructeur Aron, ne lui prêtait plus aucune attention.
_ – Nikki !! Nous ne pouvons pas rester ici, ils vont arriver, dit-il en regardant vers le grillage de l'ancienne manufacture. Nous ne pourrons jamais lancer un appel radio depuis ici.
_ – Partons alors, mais où ? Tu sais pertinemment que nous n'avons nulle part où aller, j'en discutais avec Aron, notre seule chance de survivre est de rester ici et de chercher du gaz dans le secteur.
_ Aron, arborant son foulard de guérillero symbole de son esprit combatif d'ancien instructeur de l'armée, prit son fusil à pompe et fixa ses deux uniques compagnons.
_ – C'est ensemble qu'il faut prendre une décision. Et si croire qu'il reste des endroits plus sûrs qu'ici te paraît jubilatoire Andrew, c'est en fait nous conduire directement à la mort. Jusqu'ici j'ai fait attention à vous, mais je perds patience et je n'ai aucunement envie d'arpenter cette passerelle pour vider ma réserve de cartouches. Ils sont mobiles et nous sentent, si jamais on passe cette porte, on va finir en pâtée pour chien.
_ – Ton soutien nous a fait survivre jusqu'ici Aron mais cela ne te donne pas le droit de nous guider sans cesse en croyant que nous pourrons trouver ce foutu gaz et brûler la ville entière. Nous devons trouver un hélicoptère ou un camion blindé qui nous sortira de cette enclave !
_ – Andrew s'il te plait ! s'exclama Nikki.
_ – Non ! Fini ces conneries !!!! Je ne suis plus malléable! Ma décision est prise, je me casse !!!!! Hurle-t-il. Nikki, viens avec moi et laissons Aron jouer le héros tout seul.
_ – Tu bouges encore d'un mètre et je te fais sauter la tête Andrew, je ne te laisserais pas nous mettre en danger à cause d'une simple crise de nerfs. Je ne troquerai pas ma vie contre ton imprudence juvénile.
_ – Vas te faire foutre Aron !!! Crie Andrew le fixant avec haine et mépris.
_ Tout d'un coup un bruit résonne dans le hangar. Tous les trois se jettent un regard surpris et inquiet. Nikki d'un air affolé dit :
_ – Oh non! Je n'ai pas verrouillé la porte !!!!!
_ Aron, sèchement, recharge son fusil et dans un élan assuré se précipite vers la porte. Andrew le suit en tenant bien fort dans sa main une arme à feu, fidèle protection qu'il garde auprès de lui depuis le début de cette guerre contre les rôdeurs. Il interpelle Nikki :
_ – Nikki, reste-là j'arrive.
_ – Non !!! Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.
_ Elle le suit aussi. Aron, surpris, se retrouve face à face avec un commando de l'armée résistante. L'homme, vêtu d'un bandana kaki et d'un uniforme noir illustrant sa force hiérarchique, relève la tête et sur un ton salutaire affirme :
_ – Amis de la résistance, je suis le colonel Damik, nous recherchons des survivants dans la ville de Los Angeles depuis près de trois mois. Nous avons détecté votre présence avec nos capteurs sonores et thermiques.
_ Aron répond :
_ – Colonel, je suis l'instructeur Aron Neilborn, nous sommes ici depuis un mois et nous ne pensions pas retrouver quelconques humains vivants.
_ – Ne vous inquiétez pas, une résistance s'est mise en place, cet enfer va bientôt prendre fin, l'armée maintient un contrôle permanent sur la situation.
_ – Mais c'est impossible, déclare Andrew. Ils sont partout, vous les avez vus !!! Merde c'est quoi cette histoire ? Où allons-nous finir avec votre commando ? Dans un sas de l'armée ? Où allez-vous nous enfermer ?
_ – N'ayez crainte ! Affirme le colonel Damik. Nous avons un QG central situé au Brésil, nous pouvons vous escorter. Nous avons besoin de vous et vous aussi. Les zombies nous encerclent ici. Mais nous pouvons partir pour une base militaire au sein de laquelle vous ne serez mêlés à aucune guérilla. Nous avons un hélicoptère.
_ Nikki, Andrew et Aron suivirent le colonel. Une foi émergea en eux : celle de pouvoir croire en l'humain, même si le danger persistait et était encore gravé dans leur mémoire.

_ Ce choc ne sera peut être jamais oublié mais ils savent finalement où aller. Un semblant de protection les guide vers une autre suite, vers une évolution dans leur parcours, vers une inéluctable mort, dévorés par les humains ou par les vers.

Nouvelle 105 _ Gayatri

Cette fois, c'en était trop. Je ne resterais pas indifférente à ce qui se passait au nord de l'Inde. Ce fut comme un appel retentissant, non seulement à mon oreille mais parcourant tout mon corps d'une vibration nouvelle, presque jubilatoire. Un vent de changement soufflait, je ne serais plus cette personne malléable et passive. La séquence filmée que je me repassai en boucle sur l'écran, serait décisive. Elle relatait le combat poignant d'une petite indienne qui, accrochée à la force de son petit poignet à une branche d'arbre, luttait tant bien que mal, pour rester en vie. Un fort courant d'eau boueuse passait et repassait sur elle, mais la tête hors de l'eau par intermittence, elle tentait de tenir bon. Elle paraissait singulièrement stoïque, ne pleurait ni ne criait mais les yeux fermés, semblait se concentrer pour mêler sans doute force et volonté, en attendant qu'arrivent les secours. Des hommes sur la rive encombrée de ronces, l'encourageaient en cheminant vers elle et… le reportage s'interrompait. Bientôt une main attraperait celle de l'enfant et elle pourrait enfin franchir la passerelle qu'on distinguait un peu au dessus. C'était un pont précaire, bâti de bois et de cordes qui s'ébranlaient encore sous les dernières rafales, et d'où la petite avait été emportée. Ce court extrait, n'illustrant qu'un seul instant de la récente catastrophe me devint crucial. Mon psychisme, soudain pris d'effervescence connut un état d'urgence, venant mettre un terme définitif à l'oisiveté harassante qui avait emprunt ce début d'août. Gabriel m'avait quittée à la fin de l'hiver, nous venions de passer cinq années ensemble, lorsqu'il avoua ne plus m'aimer. Il emménagea avec Florence aussitôt après. Plus de six mois avaient passé, je ne m'en remettais pas, ma vie semblait avoir perdu son sens. Me concentrer sur plus essentiel que cette banale trahison, tournant à l'obsession me devint impérieux, salutaire. C'était inéluctable, j'avais pris la décision d'agir et d'apporter mon soutien, si infime soit-il. Je me mis en quête de l'organisme pour lequel j'allais m'enrôler et j'achetai mon billet, tout en me préparant à subir les commentaires décourageants d'un entourage timoré… Je fis une collecte pour rassembler plusieurs valises de vêtements et autres produits de soins d'urgence, j'emportai aussi ma trousse de secours amplement garnie. Et comme je l'avais prévu mes proches, bien qu'arguant de compassion ne manquèrent pas de m'envahir de palabres inutiles, auxquelles je coupais court en brandissant mon billet. « Mais ma chérie, tu n'es pas bien en ce moment, tu as beaucoup maigri, il y a des virus terribles là-bas, le choléra… » « Tu oublies dis-je, que je suis infirmière dans l'âme et que je n'y peux rien, j'ai besoin d'aller aider ». J'ajoutai persifflant aux oreilles de ma bigote de tante « N'est-il pas écrit : aide-toi et le ciel t'aidera ? … » A l'aéroport de Delhi un guide attendait notre petit groupe, formé au départ de Roissy. Un voyage épique débuta et nous n'arrivâmes qu'après 36 heures de route. Au fur et à mesure de notre « percée » à travers le déluge, de nouvelles routes s'avéraient inaccessibles… Des heures durant nous fûmes bringuebalés dans un bus de fortune, tentant de nous assoupir, conscients du labeur qui nous attendait. Nous arrivâmes à notre point de chute, un petit dispensaire perché sur un roc. L'endroit avait été épargné, mais en contrebas le spectacle de dévastation, sous un magnifique lever de soleil n'en demeurait pas moins pitoyable. Le travail commença immédiatement, aliénant, et seule la consommation excessive de café nous aida à tenir bon. J'aurais voulu donner des nouvelles à ma famille mais les téléphones mobiles ne passaient plus. Les gens affluaient vers nous en nombre. Ils étaient blessés, pleuraient en se soutenant les uns les autres, grelottants. La plupart avait tout perdu du peu qu'ils possédaient. Une femme, pour que je le prenne me tendait son bébé et la bague qu'elle venait d'ôter, désireuse de la troquer contre mes soins… Et tous ces pauvres gens qui s'agglutinaient à nous patiemment et silencieusement, prenaient aussi le temps d'être reconnaissants, joignant leurs mains constamment en prière ou en signe de remerciement. C'est ainsi que passai trente et un jours à Gayatri, et puis je dus rentrer. Pierre avait été là, à mes côtés dans cette bataille contre le temps. Pompier volontaire, il dirigeait les secours sur cette zone sinistrée. Le combat nous avait rapprochés, nous nous aimions. De retour à Paris à l'été finissant, j'allai présenter ma démission au Dr Marcquois, chef de la clinique High Tech pour laquelle je travaillais. Peu après, je regagnai l'Inde pour m'engager plus résolument encore auprès de Pierre dans l'action humanitaire. J'avais retrouvé le sens véritable de mon existence sur cette terre, dans l'entraide et le partage.

Nouvelle 106 _ Le passage !

Je vérifie l'heure sur mon téléphone mobile. Je ne voudrais en aucun cas manquer ce moment. On l'attend tous, depuis si longtemps… au moins jusqu'à ce qu'il ait lieu.
_ J'arrive à l'endroit du rendez-vous. Je ne suis pas la première. De nombreux convoqués, comme moi, sont déjà là. On est tous du même âge. Certains sont accompagnés de plus jeunes, ainsi que je l'ai fait le mois dernier pour ma copine Mary. J'y retrouve, d'ailleurs, ma cousine Lucie.
_ A l'appel de mon nom, je pourrai m'avancer, avec les autres conviés du jour, au pied de la passerelle. Ensemble, nous seront autorisés, depuis le temps qu'on le souhaite, à franchir cette rivière qui sépare nos deux mondes.
_ Tous bavardent sur l'événement en cours. C'est un jour vraiment important pour nous tous. Il y en a même qui crient. Il faut dire qu'on attend que le préposé du ministère finisse son café pour commencer son palabre. C'est jouer avec notre patience !
_ Si quelqu'un ignorait ce que nous nous apprêtons à réaliser, il nous prendrait pour des déséquilibrés. Il n'aurait pas tord, je me sens d'ailleurs folle de joie et d'excitation, à l'idée, enfin, de passer de l'autre côté.
_ Nos noms sont énoncés lentement. J'entends le mien, et avance. C'est jubilatoire… de gravir, ainsi, cette passerelle !

_ Là-bas, je devrai y retrouver Mary, passée le mois dernier, elle m'a promis son soutien. J'aurai un mois, pour prendre mes repères. Ensuite, je serai, moi aussi, guide, pour ma cousine qui traversera au prochain appel. C'est ainsi qu'est préparé ce passage. On accompagne à la passerelle, celui qui nous aidera, une fois traversé, et on est entouré lors de notre appel par celui qu'on soutiendra du mieux possible, à notre tour, après son passage. C'est pour ça que Lucie est là, et qu'elle ne perd pas une bouchée de ce spectacle.

_ J'ignore en quoi consiste cette autre vie qui nous attend. On sait juste qu'il faudra être malléable, et s'adapter. Logique, aussi, lorsqu'on arrive dans un nouvel endroit, il faut forcément s'accommoder au fonctionnement déjà en cours, et aliéner nos habitudes.
_ Il est vrai qu'on n'en a jamais eu l'habitude, puisque ici, dans ce monde, tout nous est organisé et planifié. On n'a aucun choix, ni aucune liberté d'action. Ce qui à notre âge, 15 ans, devient difficile à supporter.
_ On rêve tous de liberté, pouvoir faire ce qu'on a envie au moment où on le souhaite. Mais aussi, envisager les choses, selon notre perception et non uniquement suivant ce qu'on nous impose. Pouvoir vivre dans un monde qu'on aura façonné à notre goût, tel qu'on souhaiterait qu'il soit, dans le respect de chacun, et pour le bien de tous.
_ Cependant, serons-nous à la hauteur, seul, à devoir prendre les bonnes décisions ? Personne ne le sait, et d'ailleurs, certains avouent ne même pas vouloir y penser à l'avance. Bon, ce sera nécessairement bien. On attend tous ça depuis si longtemps…
_ En classe, on ne nous en a pas expliqué beaucoup plus. On sait juste que nous ne serons plus chaperonnés. Nous devrons nous mêler à l'autre monde, troquer notre vie d'enfant contre celle d'adulte. Nous serons dans une autre histoire !
_ On nous a seulement illustré, maintes fois, cette séquence de la vie du franchissement de la passerelle, par de nombreuses images. Mais, la vivre, je vous assure, c'est autrement mieux ! Je me sens la plus heureuse de la Terre… au sommet de ce passage.

_ Enfin adulte, je vais pouvoir agir à ma guise, pour un monde nouveau…

_ Oh, mais il n'y a personne de l'autre côté…

Nouvelle 107 _ Quand une simple rose tient le premier rôle

Ce matin là, je m'éveillai tôt avec une curieuse impression. J'étais dans ma chambre mais j'avais la sensation que quelqu'un y était entré cette nuit. Un cendrier sur la table de nuit ne me semblait plus à sa place et on apercevait des traces de doigt dans la poussière de la commode. Après réflexion, je me dis que j'avais sans doute rêvé. Rien ne manquait. Aucun tableau, aucun bijou. J'ouvris la fenêtre pour aérer et en me penchant vers le jardin je m'aperçus qu'une rose avait été arrachée au rosier placé en dessous. C'était la plus belle, d'une couleur mordorée. Ce n'était pas le vent : il n'y en avait pas. Elle avait été coupée au sécateur. Qui donc pouvait bien en vouloir à mes roses ? Je passais en revue tous mes voisins :
_ Les retraités d'en face ? Ils n'en avaient pas besoin. Leur jardin regorgeait de fleurs en tout genre, toutes plus odorantes les unes que les autres. Le café du coin de la rue ? Paulo le patron passait ses journées derrière son comptoir à servir des bières à des ivrognes pendant que sa femme s'affairait en cuisine avec la Chinoise du restaurant d'à côté qui venait de faire faillite. Que ferait-il de ma rose ? Pendant que je menais ce long palabre avec moi-même, j'aperçus une femme d'un certain âge, brune, les cheveux longs et bouclés qui franchissait la passerelle au-dessus de la voie ferrée en face de ma fenêtre. Elle tenait à la main un bouquet de roses mordorées Je me sentis entrer dans un état jubilatoire, de ceux que je ressentais quand j'étais encore flic et qu'une séquence d'enquête allait bientôt se clore, à la faveur d'un nouvel élément. Je me senti résolu à agir. J'enfilai ensemble un slip, un pantalon, un pull et je me jetai rapidement dans la rue. La femme ne marchait pas vite. Heureusement ! Et je n'eus pas de mal à la rattraper. Plutôt que de l'aborder, je décidai de la suivre. Elle se déplaçait lourdement, comme si une arthrose sournoise l'empêchait d'avancer. Elle longea un moment la voie ferrée puis s'engagea dans une impasse. J'hésitai un instant mais l'Appel fut plus fort. Je mettais mes pas dans son ombre jusqu'à atterrir devant un pavillon de banlieue entouré d'un jardin dissimulé aux regards des passants par une haie de cannisses beiges. Ma guide avait disparu. A un endroit, quelques bambous avaient troué cette légère clôture ; j'écartais les tiges malléables et mobiles. La femme se trouvait là, assise sur une chaise longue aux allures marines rayée de bleu et de blanc ; ses cheveux s'étalaient sur le dossier en boucles soyeuses. Son visage semblait respirer le soleil du matin encore un peu pâlichon. Elle avait troqué ses vêtements contre sa simple nudité et sa peau blanche, laiteuse, auréolait la pelouse du jardin de sa lumière pâle ; Il se dégageait de son corps mou étalé sur la chaise longue, offert, une sensualité suave dont je ressentais l'appel qui allait m'aliéner.
_ Je restai longtemps ainsi à la regarder ; le temps passa ainsi que les passants ; je ne sais si elle m'avait vu mais cela ne semblait pas la gêner outre mesure. Enfin l'heure avançant, je troquai mon activité de voyeur pour une autre plus prosaïque : aller manger au restaurant du coin.
_ L'après-midi se passa sans problème ; je m'étais engagé à illustrer le livre d'un copain et je m'adonnai à mon passe-temps favori : l'aquarelle. Je mêlais savamment l'eau et les couleurs afin de laisser passer un maximum de lumière ; mes portraits ressemblaient un peu à des poupées de porcelaine mais cela collait tout à fait au texte de mon ami. Le soir tomba.
_ Je me mis à la fenêtre pour observer le coucher du soleil. Alors que le disque de feu allait disparaître derrière la cheminée de la maison voisine, je l'aperçus devant la grille du jardin. Elle me regardai. J'eus besoin du soutien de la rambarde pour ne pas vaciller en avant ; des sentiments contradictoires se mêlaient en moi. Que venait-elle encore faire ici ? Son regard sombre semblait m'implorer. Je lui fis un signe de la tête ; Elle poussa la grille, entra et se dirigea vers le perron, toujours de ce pas lourd et traînant que j'avais remarqué. Elle devait monter les trois étages. Une petite voix me disait n'ouvre pas mais ce fut plus fort que moi. Elle se retrouva sur le palier et je la fis entrer. Elle inspecta la pièce où un chevalet traînait . Elle me demanda de la peindre ce que j'acceptai.
_ J'installai ma palette de couleur. Pour elle j'avais choisi la peinture à l'huile qui rendrait mieux à mon avis la densité de sa peau sensuelle. Elle se déshabilla ; elle ne semblait éprouver aucune gène et prit la pose le plus naturellement du monde sur le canapé de cuir violet acheté bon marché dans une brocante ; je me mis à la dessiner .Les contours furent rapides et précis. Sa blancheur me posait des problèmes. Comment rendre toutes les nuances de sa carnation et donner de la chaleur à cette non-couleur qui était la sienne et qui pourtant irradiait ? Le temps passa, fébrile ; l'œuvre prenait forme ; je commençais à en être content. Tout à coup on frappa violemment à la porte.
_ –  » Estrela, je sais que tu es là. Ouvre ! »
_ Son regard m'implora. Elle mit un doigt sur sa bouche : « chut ! »
_ Je ne savais que faire ; c'était sûrement son mari qui venait la chercher. Il hurlait et tambourinait de plus en plus fort.
_ J'hésitais encore lorsque le coup partit. Une violente douleur me saisit au thorax tandis que je m'affaissai sur la toile. Mon sang se mêla au blanc de sa peau pour lui donner enfin cette couleur vivante que je n'arrivais pas à rendre. Je quittai alors ce monde pour le paradis blanc.

FIN

Nouvelle 108 _ Le Chien

Si un jeune chien africain s'ébrouait innocemment, il balancerait sur les murs alentour les tonnes de cette boue collante et aveuglante posée sur son échine plutôt frêle par les intérêts financiers apatrides, les palabres pusillanimes des dirigeants politiques élus démocratiquement, et par les névroses totalitaires des églises et de leurs religions. Alors, juste avant qu'on lui bute la gueule définitivement, des voix s'élèveraient pour dire que cela est tout juste le récit d'une récolte : « On récolte ce que l'on sème », dit-on.
_ Pendant ce temps, le jeune chien qui n'aura pas eu loisir à réfléchir en aura foutu partout et de plus en plus. Et on dira de lui qu'il est sale, mal éduqué, primaire et dangereusement brutal, quand lui rêvera d'un bout de barbaque ou d'un os juteux. Alors, il se réveillera de ses rêves étranges où il a des ailes, où il vole, le Chien. Il se réveillera de ses rêves où il va tranquillement, sans coups de pieds dans les reins, sans hameçon Owner planté dans la truffe à pédaler derrière des embarcations de pêche. Il se réveillera de ses rêves où il chasse le mulot et la racine gouteuse, où il va dormir contre les jambes d'un humain, et même l'aimer cet humain, parce qu'il a lui aussi un crédit d'amour inemployé.
_ Et puis, vidé aux as et lassé de tant d'insécurité, il fera preuve de cynisme. Il en est capable le Chien. Il sait la décadence des Empires et celle des gamelles. Et comme il n'est pas oublieux, il sait aussi, souvent contre lui et tout avec lui pareillement, l'appel rythmé du vent qui mêle mille parfums et le scandale sans mobiles de la pluie qui ruisselle le long de ses flancs dès septembre. Il sait les saisons, les extases et les affres de la liberté solitaire.
_ Alors il trottinera dans la poussière, en réservant ses forces, son ventre tremblant à chacun de ses pas, et il ressentira comme une fatalité, venue de ses propres origines, robe café au lait sur le sable, chien! kelb!, invisible et définitivement seul à surseoir à un destin insignifiant pour tout ce qui semble être de ce monde en marche.
_ Et pourtant, le sang qui bat et l'avidité des tendres gueules des petits qui tètent et suçotent ensemble dans le terrier sont bien là, à malmener les mamelles de leur génitrice et à planter leurs prunelles vitreuses dans la lumière, comme avec la rage de prendre leur place légitime dans le cirque de la vie. Le Chien sera inquiet. Il grimpera souplement et sans fausse pudeur, et s'installera discrètement à mi-hauteur de la passerelle qui surplombe le nouvel hôtel blanc étincelant. Il semblera humer l'air, le museau humble, et il contemplera l'espace. Puis il remarquera et posera un regard tout neuf de jeune épousé sur un chien blotti dans une serviette, sur une chaise-longue, un peu décati et gâté depuis trop longtemps. Il l'observera de loin, longuement et même à la fraîche, et il tentera la comparaison de ce qu'il voit à ce qu'il croit être lui-même.
_ Au loin, les vagues suaves de ce début d'après-midi continueront à déposer méthodiquement leurs soupirs gracieux sur le rivage, avec la course du soleil comme guide. Le Chien sait que bientôt elles troqueront leurs couleurs, qu'elles se pareront d'un bleu métallique, pour faire sonner les galets et mettre des claques vigoureuses, fraiches et imprévisibles, aux cuisses charnues des filles mutines qui se seront attardées. Il s'endormira dans ce pays tourmenté mais étrangement bienveillant, et il encombrera de sa bave odorante son oreiller d'aiguilles de pin, discret vestige des arbres récemment déracinés. Il dort.
_ Puis il sursautera et sortira de cette séquence léthargique et sournoise – celle qui consiste à devenir spectateur, à s'aliéner, à se sustenter du décorum de la vie des autres érigée en archétype – aux couinements agacés de l'autre animal sous la main ornée et généreuse de sa maîtresse qui lui tend de l'eau. De la viande aussi. Il observera plus attentivement, les babines frémissantes. Et il ressentira à nouveau le dilemme; sa survie ou sa liberté ?
_ Il lui faudra agir. Il imaginera et planifiera la rencontre. Alors, juste avant l'affrontement désormais programmé, il se dégourdira les pattes dans le terrain-vague attenant, qui a lui seul illustre la vie des nouveaux locataires, avec leurs boites de conserve éventrées, leurs sacs en plastique, leurs mégots, gerbes et autres pourritures. Il se fera à nouveau des blessures en passant sous le grillage qui interdit depuis peu l'accès à la mer, pour raisons de « nouvelle politique touristique » et de « soutien au développement du littoral ». Il sera colère. Mais il se fera le corps malléable pour répondre à l'appel les flots qui palpitent dans le noir et qui bordent depuis toujours son pays bien aimé. Il le fait pour l'écume qui vient réjouir ses moustaches, pour ce rayon de lune qui joue avec lui, bondissant d'une vague noire à l'autre. Les vagues. La nuit. Comme il s'amuse le Chien. Même s'il sait aussi qu'avec ses balafres vilaines, il sera la cible des gens du pays. Un chien pelé, même citoyen, est mort dans cette Nation égarée qui est la sienne.
_ Après l'ivresse jubilatoire des éléments, il lui faudra régler ses comptes. Il prendra son élan et il jaillira et traversera comme une fusée cet espace lisse et étrangement brillant organisé dans l'hôtel. Il hurlera avant d'avoir mal et pour faire peur, tant il a peur. Il renversa les plats de semoule et les grains de raisins confits exploseront en perles dans la piscine. Il se jettera sur l'autre animal et il le blessera. Au sang! Il vibrera sous sa propre peur et il le meurtrira, l'autre. Pour goûter si leurs sangs sont les mêmes. Pour comprendre. Et soudain, comme une litanie endiguée qui explose enfin et rebondit en échos contre les murs blanchis à la chaux, les hommes crieront de plusieurs voix qu'un chien sauvage a attaqué l'hôtel! Et lui, dans la fureur de ses frustrations, dans sa peur électrique d'être battu et assassiné, il affirmera qu'ils n'ont pas le même goût, les sangs. Il se plantera un instant face à ce monde, silhouette maigre dans cet éclairage pas tout à fait normal. Il sentira la lumière stupéfiante et le vent chargé de musique beugler entre ses pattes. Il sentira son impuissance. Alors il détalera. Comme le voyou qu'il n'est pas. Comme le « moins que rien » qu'il n'est pas. Il disparaitra dans l'obscurité de la nuit. Alors il croira que son propre sang est meilleur, le Chien !
_ « On récolte ce que l'on s'aime », je dis.

Nouvelle 109 _ La valeur du temps…

Au « Café Pierre Loti », en surplomb sur le Bosphore, accroché à la pente de la colline d'Eyüp, de rares visiteurs arrivaient en solitaires sur les traces de l'écrivain fantasque et amoureux transi… Ils avaient tous peiné pour trouver leur chemin et s'installaient aux tables de la terrasse, guettant désespérément quelques visages turcs, en espérant se mêler à des palabres qui illustreraient leur soif de romantisme. Irfan suivait ces regards d‘étrangers un peu perdus, qui s'évadaient en scrutant l'horizon, du coté de la Corne d'Or. Ces touristes-là l'intéressaient tout particulièrement, contrairement à ceux qui débarquaient tous ensemble de leurs minibus, déjà captés par les agences, et qui se laissaient mener en troupeaux malléables vers les sites les plus réputés… Les voyageurs isolés constituaient sa clientèle, à condition de savoir les aborder, puis les convaincre. Irfan parcourait nonchalamment le tour des tables, sans se précipiter avant d'agir. Il parlait un bon français, comme de nombreux étudiants turcs qui trouvaient encore prestigieux d'apprendre notre langue. Il les reconnaissait à la tonalité de leurs mots, ou parfois simplement à cause d'un livre posé sur la table.
_ Son ami Gamze, chauffeur de taxi à la fausse licence, l'attendait patiemment au bout de la descente, près du cimetière musulman. Leur connivence datait de peu, mais elle leur permettait de troquer leurs nombreux temps libres, contre quelques billets qui les aidaient à vivre. Au loin, deux nouveaux ponts embrumés constituaient les passerelles modernes reliant l'Europe à l'Asie, avec une population de plus en plus mobile qui les franchissait en files ininterrompues. Gamze connaissait toutes les ruelles pittoresques qui permettaient de rejoindre ces édifices géants, et il offrait des gymkhanas jubilatoires à ses clients en mal de conduite exotique!
_ L'homme auquel Irfan s‘était adressé, prit à peine le temps de terminer son « raki », sorte de pastis turc, et lui dit: « Je dois me rendre à mon hôtel…très vite! Plus vite qu'avec un autre taxi… On m'attend avec mes bagages pour rejoindre l'aéroport… » Irfan et Gamze auraient voulu dire qu'ils n'étaient pas à proprement parler « taxi », mais plutôt accompagnateurs, pour des visites décontractées et originales. L'homme insista et voulait gagner du temps: il comptait sur leur débrouillardise, sur leur soutien… Ses vêtements n'étaient pas ceux d'un touriste, et la petite sacoche qu'il portait ressemblait davantage à celle d'un homme d'affaires. Il parlait français, avec un accent particulier. Les deux jeunes n'allaient pas aliéner leur budget déjà mince, du prix de cette bonne course, uniquement parce que tout ne paraissait pas complètement dans la norme! La dégringolade dans les rues escarpées commença, et Gamze enclenchait parfois une marche arrière, s'il craignait de tomber sur un embouteillage. A l'arrière, l'homme s'épongeait le front et ne parlait plus. Il avait donné le bristol de son hôtel, un établissement réputé d'Istanbul. A l'arrivée, il s'extirpa de l'automobile à la vitesse de l'éclair, fouilla dans sa poche et sortit une liasse de billets verts: « Des dollars? Cela vous va? Il y a plus qu'il ne faut… » Il glissa dans la main d'Irfan un paquet de billets qui dépassait largement le prix de la course, puis se précipita vers le hall de l'hôtel. Un portier ventripotent, coiffé d'un énorme turban, leur fit signe de dégager en vitesse!
_ Les deux jeunes gens décidèrent d'aller manger du poisson grillé, avant de retourner au célèbre bistrot littéraire d'Eyüp. Il prirent leur temps, et plaisantèrent joyeusement en ressassant la séquence de celui qu'ils nommaient en se moquant: « l'homme pressé »… Une fois la note du restaurant réglée, il partagèrent la somme qui restait, et rejoignirent la voiture de Gamze. A son habitude, le chauffeur parcourut du regard sa guimbarde, comme on prend soin d'un vieil animal un peu fatigué. Ses yeux s'immobilisèrent à la vue de la banquette arrière: la sacoche de « l'homme pressé » était encore là! Il l'avait oubliée…
_ On a beau être débrouillard et culotté, on doit rester honnête pour faire longtemps son métier. Ils reprirent le chemin de l'hôtel, et auprès du gros portier qui les reconnut, il s'enquirent de leur passager, sans mentionner aucune raison. Dans ces villes d'Orient, signaler un objet perdu, c'est souvent l'offrir directement au policier chargé de l'affaire! Le portier jura que l'homme était aussitôt reparti, et qu'il n'était pas question de laisser pénétrer deux va-nu-pieds comme eux. Ils apprirent juste qu'il ne s'agissait pas d'un habitué, et qu'il avait choisi la suite la plus luxueuse avant de repartir pour Montréal… « Circulez maintenant! Ce n'est plus un client pour vous! »
_ Irfan et Gamze se retrouvèrent à Sirkeci, près de la gare et des quais d‘embarquement des ferries, là où ils pouvaient stationner, et parfois trouver des clients. Irfan avait la pochette sur les genoux. « Il faut l'ouvrir… Nous aurons peut-être son adresse au Canada! » La pochette ne contenait rien d'autre qu'une enveloppe épaisse, serrée par un élastique, avec un chiffre crayonné dans un coin: 7 500… Les deux garçons commençaient à transpirer; ils sentaient bien les liasses qui se crispaient sous leurs doigts, à travers le papier kraft. Ils ouvrirent et les billets apparurent, une somme astronomique pour eux… Il décidèrent qu'en attendant un hypothétique appel ou contact de l' « homme pressé », ils camoufleraient cet argent chez Gamze. Ils ne reprirent pas le travail cet après-midi là, mais à partir du lendemain matin, on les revit tous les jours à Eyüp, en quête de nouveaux visiteurs fatigués.
_ Deux semaines passèrent sans que personne ne se manifeste. Ils retournèrent à l'hôtel, où même le gros portier ne les reconnut plus. Ils étaient terrassé par l'idée que cette somme ne leur appartenait pas… enfin, ne leur appartenait pas encore… Après deux mois ils se résolurent à investir l'argent, quitte à le rendre plus tard, si un détective les contactait. Ils purent changer la vieille automobile, et Gamze paya enfin sa licence de taxi. Irfan régla sa dernière année d'études sur l'histoire Ottomane, afin d'obtenir son certificat de guide… Complètement émus, ils commencèrent leur travail officiel sous forme d'une petite société, et un ami leur établissait la comptabilité. Ils avaient un avenir radieux, qui ne leur laissait que de temps à autre, le petit goût amer de ne le devoir qu'au destin, mais leur travail les motivait de plus en plus. Ils chérissaient tellement chaque client, et prenaient soin de chaque argent qu'ils gagnaient. Ils n'imaginaient toujours pas, que l'on puisse perdre 7500 dollars sans jamais réapparaître… Ils ne connaîtraient certainement jamais les affaires de l'homme pressé, qui représentait l'image de l'occidental opulent, vivant de l'autre coté du monde… pays des dollars fous, qui dansent et qui sont joués sans souci… qui permettent d'acheter tout, et même ce dont personne n'a nul besoin…
_ Ils roulaient dans leur nouveau taxi, loin d‘être rutilant, mais tellement plus sûr et confortable! Gamze jonglait avec son volant dans les petites rues, puis paradait lentement sur les grandes artères fleuries de riches vitrines. Irfan parlait avec les clients qu‘il avait charmés. Pour une jolie parisienne, il baissa le pare-soleil afin qu'elle ne soit pas éblouie. Elle s'exclama en lisant la devise qu'il avait gravée au verso… « Oh! Comme c'est drôle… votre petite phrase, là… »:

« Soyez rassurés, AMIS… vous êtes entre de bonnes mains:
Car si vous, vous avez… l‘argent…
Nous… nous avons… le temps! »

_ Irfan et Gamse n'entendirent plus jamais parler de « l'homme pressé », et ils s'étaient juré de ne jamais lui ressembler!

Nouvelle 110

Je suis Gaby. Non, pas Gabrielle, juste Gaby. Je suis née à Lusaka, en Zambie, vingt années et des poussières. Des poussières d'ange. Comme si le ciel avait fait de moi sa faveur. Comme s'il avait troqué la misère du monde contre un peu d'espoir. Ma vie. Mon espoir. Je suis Gaby, étudiante en art. Je peins. Je projette sur mes toiles d'interminables palabres, j'illustre d'indicibles instants de vie.

_ Tout a commencé lorsque j'ai soufflé mes dix-huit printemps. Mon frère, José, me divulgua un doux secret au creux de mon oreille. Comme un appel à la mer. Il m'a dit :
_ « – Gaby, j'ai réuni assez d'argent. Nous pouvons partir. Maintenant. Ensemble. ».
_ J'étais terrifiée. Nous parlions souvent de cette idée. Partir, tout quitter, s'envoler pour l'Europe. Mais cette fois-ci c'était réel. Nous allions véritablement laisser cette terre dépourvue d'avenir, pourvue de misère dont la tristesse me faisait pitié. J'étais terrifiée. Mais nous sommes partis, un matin de juillet. Quelques t-shirts, une photo de famille, mon sac était prêt. L'aéroport de Chipata m'illustrait une toute autre image de mon départ. J'ai pleuré, au décollage. J'ai aussi pleuré, à l'atterrissage. Paris.

_ J'ai prié pour qu'un chérubin issu de nulle part me tende la main, me guide dans ce changement d'existence. Comme une évidence je l'ai trouvé. Il s'appelait Francis. Découvert un soir dans le quartier de Belleville. Il est artiste peintre, professeur qui plus est. Nous avons beaucoup discuté. Il me parlait de futilités que je ne comprenais pas. Sa femme, son chien, son nouveau mobile dont il venait de fissurer l'écran. Il était en colère contre le monde entier. Cela dit, je lui dois énormément. Il fut la passerelle entre mon envie de transcrire mes idéaux sur la toile, et les beaux-arts, cette école qui faisait jaillir en moi un feu, me retournant le bas du ventre, éclairant un peu plus le blanc de mes yeux.

_ Ce fut une séquence délirante de ma vie. J'oscillais entre le plaisir de peindre, celui de retrouver Francis dans un café de Montmartre tard le soir, et celui de raconter tout ce qu'il m'arrivait à José. José, lui, il se demandait ce qu'il foutait là. Il versait des larmes et des larmes de regrets. Notre père lui manquait. Un soir, je l'ai vu passer à l'acte. Agir. José sortit une arme de la poche de son pantalon. Et il tira. Sans réflexion aucune. Quelques jours passèrent et je compris vite son geste. Paris n'est pas si jubilatoire que l'on ne l'imagine. Paris n'est pas idyllique. Paris n'est pas magique. Paris vend du rêve à chaque coin de rue, mais ce rêve n'est pas malléable, il n'est pas palpable, juste imaginable. Grâce au soutien de Francis, je suis parvenue à me relever. Je ne suis pas une ratée. Je ne suis pas foutue. Je suis Gaby, aliénée de la vie. Une vie pas comme les autres. Demain, j'expose. Mes peines et mes joies mêlées sur ces tissus de lin se démêlent et j'y vois plus clair.

_ Je suis retournée à Lusaka. Une fois. J'y ai vu d'étranges souvenirs. Comme celui où nous évoquions, José et moi, la possibilité de partir pour la première fois. J'avais onze ans. Dix ans plus tard je me reconstruis. L'assemblage de mes deux vies me donne l'impression de voler, je suis libre. Libre de réussir en France, libre d'aimer la Zambie du plus profond de moi.

_ La vie est une sublime peinture. Et je ne regrette rien.

Nouvelle 111 _ Mon homme à moi

Ce matin, après le départ de Robert, je me suis rendormie, ce qui m'arrive rarement. Mais hier soir il m'avait vraiment épuisée, car c'est chaque année la même chose : lorsque, après la grisaille de l'hiver, le printemps pointe enfin le bout de son nez, Robert décide que pour une fois, même si nous avons des goûts totalement différents, nous passerons nos vacances d'été ensemble. Alors il se procure tout un tas de brochures d'agences de voyages et de guides touristiques, les entasse sur la table basse du salon, les feuillette, les commente interminablement ; je l'écoute d'une oreille distraite, il dit et redit chaque année les mêmes choses, il en devient assommant…
_ Moi qui suis d'un caractère plutôt accommodant – souple mais pas malléable pour autant, j'ai ma personnalité – je laisse Robert agir (ou plutôt non-agir) à sa guise ; il soliloque à voix haute, se répète, se perd en longs palabres.
_ Oui, je sais, tu préfères rester ici, à la maison, tu aimes tellement le jardin, les arbres, les oiseaux, tu aimes surtout tes habitudes, pas vrai ? Mais moi, tu y as pensé, à moi ? Moi qui suis coincé toute la journée au bureau, j'ai besoin de bouger, de voir de nouveaux paysages, comprends-moi…
_ De temps à autre je lâche un soupir, léger, juste pour qu'il sente que je suis là, que je lui apporte mon soutien mais je me garde bien de m'en mêler.
_ D'accord, tu n'aimes pas l'eau… Mais pourquoi n'irions-nous pas à la montagne, par exemple, hein ?
_ Aller à la montagne ? Lui qui a le vertige sur la passerelle qui enjambe la voie ferrée, au bout de la rue ? Pfff… Je sais bien qu'il rêve de jouer les explorateurs, de s'illustrer dans de magnifiques aventures. Peut-être espère-t-il m'épater, et ainsi me garder dans sa vie ; on dirait qu'il doute sans cesse de moi, de ma fidélité, comme si j'étais prête à succomber à l'irrésistible appel d'un ailleurs… Pourtant je peux vous dire que pour rien au monde je ne voudrais troquer Robert contre un autre homme, ça, non. Je ne suis pas prête à aliéner ma vie avec un autre, après tout ce qu'il m'a fallu déployer de ruse et d'énergie pour avoir Robert tout à moi, et les évincer , elles, les autres ; pour une fois que j'ai réussi à m'habituer à un homme, à ses mains sur moi, à son odeur, à ses horaires, à ses manies, je ne vais pas maintenant en changer, surtout pas à mon âge…
_ La séquence de fièvre touristique d'hier soir, bien que prévisible, a été éprouvante, et s'est prolongée jusque tard dans la soirée. Ensuite Robert a eu une nuit agitée, il grommelait dans son sommeil, se tournait et se retournait en tirant toute la couette, et pour moi qui dort toujours collée à lui, c'est franchement désagréable.
_ Bref, ce matin Robert s'est réveillé en retard, il a juste avalé un café et vite filé à son bureau, la cravate de travers. Sitôt qu'il a claqué la porte, au lieu de sortir dans le jardin comme à mon habitude, je suis venue m'installer sur le canapé, et dans la maison silencieuse je me suis rendormie.
_ Et là j'ai fait un drôle de rêve : au lieu de vivre avec Robert, je vivais avec le voisin d'en face, une espèce de bûcheron, ventripotent et moustachu, inséparable de son chien – que dis-je, un chien ? – un molosse hirsute et fort mal élevé, qui prend un malin plaisir à aboyer dès qu'il m'aperçoit à la fenêtre de la cuisine. Dans mon rêve, l'affreux cabot me poursuivait sur la pelouse mais, cette fois, au lieu de fuir, pleine de colère je me suis retournée vers lui, il s'est arrêté net, et soudain il s'est mis à rapetisser, à se ratatiner sur place ; il est devenu un animal de plastique coloré avec quatre petites roulettes noires, comme ces jouets mobiles que les jeunes enfants prennent plaisir à traîner derrière eux dès qu'ils commencent à marcher… Ah, voir ce bouvier hargneux réduit à l'état de joujou inoffensif, c'était jubilatoire !
_ Mais ce n'était qu'un rêve, et j'aurai beau me souvenir de ce ridicule toutou à roulettes, dans la réalité j'aurai, hélas, toujours peur de lui… Dehors le soleil printanier m'appelait. J'ai baillé, je me suis longuement étirée et je suis descendue au jardin. J'ai cligné des yeux dans la lumière presque tiède ; il m'a même semblé voir voleter un papillon, le premier de la saison.
_ Aujourd'hui, c'est mardi, jour de marché. Si Robert est de bonne humeur, ce soir il me rapportera un maquereau. Toute contente, je suis rentrée à la maison, en balançant ma queue avec grâce.

Nouvelle 112 _ Devant la Grande Arche

Ce vendredi je venais d'arriver par le métro et me mêlais à la foule sur le parvis de La Défense devant la Grande Arche. Il était midi moins 10 et j'ignorais si l'affluence était habituelle à cette heure. Beaucoup de cravates sous les pardessus et de tenues soignées devaient appartenir à la faune locale. La manifestation aurait lieu à 12h30 mais le collectif avait appelé à venir un quart d'heure plus tôt pour recevoir les consignes et se préparer. Le souci du développement durable n'était pas mon seul mobile, j'espérais aussi retrouver cette étudiante rencontrée il y avait trois jours. Je commençai ma recherche au pied des marches au cas où elle ferait partie des organisatrices puis je continuais en traversant la place de plus en plus loin de l'escalier.
_ Et si je ne la reconnaissais pas ? Je ne savais même pas son prénom. Je me rappelais juste ses yeux de biche et son fourre-tout illustré d'une image qui pouvait évoquer la mer en ébullition.

_ Nous nous trouvions dans la file d'attente de la bibliothèque Sainte Geneviève. Après avoir échangé quelques banalités sur notre expérience de la bibliothèque, je l'avais amusée en lui racontant la première fois où j'avais commandé un livre, l'ordinateur indiquait qu'il serait disponible à la passerelle. Ne voyant rien d'autre qui ressemblât à une passerelle j'étais monté sur la galerie entourant la salle de lecture en dépit du panneau d'interdiction ; je fus rappelé à l'ordre rapidement et invité à me rendre dans un lieu dont rien n'indiquait qu'il eût une fonction de passerelle entre deux bâtiments, une sorte de couloir séparé d'un magasin sommaire par une banque.

_ « Un macaron ? Un euro si vous pouvez nous apporter votre soutien, proposa une militante portant une chasuble verte. »
_ J'achetai et collai le macaron sur mon anorak douillet, il portait l'inscription : Ensemble agissons pour la maîtrise des changements climatiques.

_ « Je suis étudiante en droit m'avait dit l'inconnue de la bibliothèque.
_ – Et vous trouvez beaucoup d'ouvrages juridiques ?
_ – Ce n'est pas pour cela que je viens, je cherche de la documentation sur des problèmes écologiques, je suis membre d'une association pour le développement durable.
_ – J'ai pas mal réfléchi à ces questions mais je ne fais partie d'aucune association, ne voulant pas aliéner ma liberté d'action ni troquer ma réflexion contre un guide de pensée, je suis parfois trop malléable. »
_ Je me mis à lui parler d'un système de quotas d'émission d'équivalent carbone, individuels, égaux, universels et négociables qui permettrait de limiter le réchauffement climatique et de fournir des ressources aux populations défavorisées au moyen de la vente de leurs quota non utilisés. J'enchainai sans discontinuer sur le manque de hiérarchisation des problèmes. Fallait-il concentrer tous les efforts sur la lutte contre le réchauffement climatique et relâcher par exemple la lutte contre la faim dans le monde ?
_ Dans une des rares occasions où elle put placer un mot, elle m'informa du freeze mob d'aujourd'hui. Après tous ces palabres ou plutôt ce quasi monologue mon tour d'entrée arriva sans que j'aie senti le temps passer, je lui proposai de la retrouver dans la salle. « Merci, répondit-elle mais je crois que nous avons épuisé l'ordre du jour, à vendredi peut-être. »

_ « Tout d'abord merci d'avoir répondu à notre appel, dit une voix dans un haut-parleur. Nous vous demandons maintenant toute votre attention. Voici la séquence des actions. Vous commencez par essayer de remplir toute la place. Quand je vous le dirai vous devrez marcher ou faire des mouvements. Si vous portez des macarons vous vous tournerez vers l'arche pour qu'ils soient visibles sur la vidéo. Au premier coup de sirène vous vous figerez, vous serez comme gelés… sans jeu de mots ! Au deuxième la manifestation sera terminée. »
_ Je pris le parti de m'approcher de la Grande Arche et continuai quand la consigne d'accentuer nos mouvements fut donnée. J'aperçus enfin son sac puis son visage et lui fis de grands signes dans un élan jubilatoire et me figeai ainsi quand la sirène rugit quelques instants après.
_ Et dans le grand silence une voix se fit entendre « Mais moi j'ai froid ! Un euro pour un café ! »

Nouvelle 113 _ Joyeuses Pâques !

J'avais la sensation assez désagréable que le morceau de langue dans mon assiette essayait de communiquer avec moi, de m‘exhorter à agir. Elle me narguait, sournoise et silencieuse, sans que personne autour de la table n'en ait conscience. La situation était jubilatoire pour elle, me voir, anxieuse et fébrile, appréhender le moment fatidique.
_ « Tu n'as pas faim ma chérie ? Tu as à peine touché à ton assiette ».
_ Ma mère s'était toujours beaucoup trop préoccupée de mon alimentation. Après avoir lu un article dans un magazine féminin concernant les aliments anti-cancérigènes, nous avions adopté pendant quelques semaines un régime à base de fruits rouges, de curcuma & de lentilles. C'était l'époque où, jeune et malléable, j'ingurgitais docilement toutes les graines et mixtures végétales dont elle était adepte.
_ La décision était prise, j'allais leur annoncer la nouvelle entre le café et le dessert. Au moment où, repus, le choc de l'information serait peut-être atténué par la digestion. Ils étaient tous là, frères et sœurs, grands-parents, oncles, tantes, tous réunis pour s'empiffrer gaiement en l'honneur de cette sacro-sainte fête de Pâques, pendant que j'essayais de régler le conflit qui s'était instauré entre moi et mon bout de viande en le recouvrant de choux de Bruxelles.
_ J'avais troqué mon habituelle confiance en moi contre une réserve extrême mêlée à une nervosité telle que des énormes auréoles de transpiration avaient fait leur apparition sur mon chemisier.
_ Les mots tournaient inlassablement dans ma tête en une ronde infernale qui m'aliénait et m'empêchait de donner sens aux palabres incessants qui sortaient de la bouche de tante Odile et qui m'étaient adressés. Je me ressaisis juste à temps pour entendre :
_ « Tu n'es pas d'accord Choupette ? »
_ J'avais bien entendu toujours détesté ce surnom mais l'entendre sortant de sa bouche m'horripilait davantage.
_ « Si, si, bien sûr ».
_ « Tu vois Jean-Paul, Choupette pense aussi qu'on devrait les renvoyer dans leur pays ».
_ Comme si la situation n'était pas assez compliquée, j'étais devenue raciste en un quart de seconde.
_ Quand papa annonça l'arrivée du plateau de fromage, mon cœur s'accéléra. Je n'allais pas survivre à cette journée. Ma courte existence s'achèverait sur cette séquence tragique. Les journaux titreront « Morte d'un arrêt cardiaque avant de leur avoir révélé ! »
_ J'avais besoin de soutien, de paroles réconfortantes. Je sortis mon mobile de ma poche et envoya discrètement un message à Alice.
_  » Dis moi un truc gentil ou quelque chose de drôle ! »
_ J'eus pour toute réponse :
_ « Tu savais qu'on ne prononçait pas le L de aulne ? C'est fou non ?! »
_ La profondeur et la justesse des propos d'Alice me fascinaient encore après toutes ces années d'amitié.
_ Faute d'assistance psychologique suffisamment efficace sur le plan amical, j'en vins à faire appel à Dieu, dans son incroyable bonté, pour qu'il m'apporte son aide dans cette épreuve. Ma prière intérieure pris la forme suivante :
_ « Cher Dieu, (ou Dieux) je vous demande humblement d'être mon guide jusqu'à la fin de ce repas. Je souhaiterais, s'il vous plaît, que vous fassiez votre possible pour que je ne sois pas déshéritée à la fin de cette journée. Merci d'avance pour l'attention portée à ma requête. Amen ».
_ C'est alors que ma mère invita l'ensemble de la tablée à rejoindre le salon et se tourna vers moi pour me demander de m'occuper du café. Je pense que si elle avait su que sa cafetière était le dernier obstacle à mon aveu, elle aurait sans doute préféré un thé.
_ J'avais passé ces dernières années sur une petite passerelle secrète reliant mes deux mondes, mais il était temps aujourd'hui qu'elle laisse la place à une jolie autoroute. J'espérais simplement que le prix du péage ne pousserait pas ma famille à renoncer au voyage.
_ Les tasses disposées sur le plateau je pris mon courage à bras le corps et entrai dans le salon les mains moites, les jambes flageolantes et le visage livide. Symptômes illustrant parfaitement mon état d'angoisse. Je le posais sur la table basse quand d'une voix forte et assurée ma soeur annonça :
_ « Je suis homo ! ».
_ J'étais estomaquée. Des jours durant je m'étais entrainée devant mon miroir pour me faire voler la vedette à quelques secondes près par ma cadette. Ne voulant pas que mon coming-out se résume à un bref « Moi aussi », je me tus.

Nouvelle 114 _ Article indéfini

C'était l'automne. Les couleurs des feuilles dans les arbres mêlées aux derniers rayons de soleil de novembre donnaient au paysage une beauté époustouflante. Je me voyais dans ce tableau de Monet dont j'avais oublié le nom et que j'avais admiré quelques années plus tôt dans une petite galerie de Londres. La sérénité du paysage me poussait à la réflexion. Je pensais, aujourd'hui plus que d'habitude, à ma légendaire docilité. J'avais toujours été trop malléable et je l'avais toujours su. N'avais-je pas suivi la mère de mon fils, 15 ans plus tôt, dans ce minuscule coin d'Angleterre pour qu'elle puisse enseigner dans un lycée réputé de Sherborne? Citadin convaincu et parisien depuis toujours, j'étais venu habiter à la campagne loin de chez moi pour la carrière de ma femme. Puis, quelques années plus tard, lorsque nous nous étions séparés, j'avais gardé la maison, trop grande pour moi, à sa demande. « Ce serait quand même mieux que Charly garde des repères, sa chambre et ses copains quand il vient chez toi. Ça ne doit pas être facile pour lui ».
_ Au travail, je n'étais pas moins maniable à l'envi. Je m'étais retrouvé par hasard le spécialiste des faits divers après avoir écrit un article sur le suicide d'un enseignant du lycée où enseignait ma femme. Après cet article, dès qu'un homme se mettait à trucider toute sa famille, qu'une femme se suicidait en laissant une lettre mystérieuse ou que des adolescents s'entretuaient sans raison, mon directeur de rédaction m'envoyait sur les lieux. Des années passées dans ma voiture ou dans un train à réfléchir sur ce que les êtres humains étaient capables d'infliger aux autres et à eux-mêmes.
_ « Allez François, une semaine sur la côte sans ta femme et ton rejeton, ça ne se refuse pas ».
_ « Allez, François, vas passer un petit week-end dans le Kent. Ça a l'air bien sordide l'histoire de la guide touristique retrouvée dans sa valise ».
_ Et j'y étais toujours allé. Mais cette fois, je ne pouvais pas. Cela faisait une semaine que le corps de Tomas avait été découvert dans la forêt, non loin du lycée qu'il fréquentait avec Charly. Tomas était un gentil garçon que je connaissais depuis longtemps. Je l'avais vu grandir auprès de mon fils. Je les avais emmenés à la piscine, à la mer ou à l'école des milliers de fois. Maintenant, il était mort, je ne l'emmènerai plus jamais nulle part et personne ne savait ce qu'il s'était passé. La police avait relevé quelques hypothétiques traces de coups sur son corps mais l'enquête n'avait pour le moment mené à aucune piste. Il faut dire que Tomas était du genre calme, très calme même. On le voyait plus souvent sur les marchés aux puces essayer de troquer des bandes dessinées contre des livres d'histoire que dans un pub, se battant pour un résultat de football une pinte à la main. Avec Charly, ils aimaient se balader et quand la météo le permettait, ils allaient s'asseoir sous la petite passerelle qui enjambait la rivière Yeo à la sortie d'Oborne. Et si on les écoutait parler, on avait de grandes chances de les entendre s'interroger sur la date d'une bataille ou sur le sacre d'un roi. Je ne savais pas d'où venait l'amour de Charly pour l'histoire, ni sa passion pour les balades à la campagne d'ailleurs, mais j'aimais les entendre discuter.
_ Pendant cette semaine, mon directeur avait essayé de me convaincre d'écrire un article sur Tomas sous le prétexte que je le connaissais bien, mais c'était justement parce que je le connaissais que je ne pouvais pas le faire. Il m'était impossible de suivre de près l'enquête policière comme je l'avais toujours fait. Je savais que mes rapports avec Charly en seraient troublés. Je savais aussi que je serais confronté à des questions auxquelles je ne voulais pas imaginer une ébauche de réponse. Et si c'était arrivé à Charly? Cette si triste histoire illustrait précisément une crainte profondément ancrée en moi et il était hors de question que je me confronte à cette peur jour et nuit pour en faire un article dans un petit journal. J'apprendrais peut-être un jour ce qui était arrivé à Tomas par la presse mais dans un article que je n'aurais pas écrit. Un fait divers sombrement banal pour presque tout le monde était sur le point de mettre fin à une longue séquence de ma vie.
_ Hier, j'avais pu vivre ce que j'appelais mon « café jubilatoire » : silencieusement installé dans la cuisine, la chaleur de la tasse qui me réchauffe les mains et l'odeur délicieusement entêtante du café.
_ Et surtout, aussi souvent que l'occasion m'avait été donnée depuis 16 ans, je regardais Charly grandir. Mon grand, mon gamin, mon petit Cha comme je l'appelais quand il était enfant. Mon bébé…d'1m78. Je l'ai vu tout faire dans ce salon quand je m'adonnais à ce secret rituel.
_ Ce dimanche, il était assis sur le canapé, son téléphone mobile dans une main, un stylo dans l'autre. Il s'est retourné vers moi et j'ai cru voir un léger élan de tendresse dans son regard. Comme s'il connaissait mon petit secret mais me laissait croire le contraire.
_ « Palabre… » m'a t-il dit.
_ « …en 9 lettres, qui commence par un b ? J'en sais rien moi ».
_ Il passait son temps à faire des mots fléchés depuis les quelques jours qu'il avait passés chez sa grand mère adorée après avoir appris la mort de Tomas. Dans la stupéfaction de la découverte, j'avais été rassuré qu'il soit aux côtés de sa grand-mère au moment d'apprendre l'insoupçonnable nouvelle, parce que moi, son père, je n'avais pas eu le courage de lui annoncer . J'avais parfois été bêtement jaloux des liens qui unissaient Charly à sa grand-mère, du temps qu'ils passaient ensemble, des moments qu'ils partageaient et dont je me sentais écarté. J'ai préféré appeler mon ex-femme en espérant qu'elle voudrait être celle qui lui apprendrait. Elle et sa mère ont donné à Charly tout le soutien dont elles étaient capables pendant que les mots me manquaient. Ce qui peut aliéner un journaliste habitué à relater les faits divers les plus tristes, capable de le faire en deux langues mais muet devant le chagrin de son fils. Il était donc temps pour moi de dire « non ». Un « non » ferme qui ne laisserait pas de place à la négociation. J'étais décidé, j'allais agir, monter dans ma voiture pour aller au journal et parler à mon directeur, poussé par la peur que cette nouvelle motivation ne me quitte rapidement.
_ J'ai effectivement refusé cet article et me suis même offert quelques jours de congés pour passer du temps avec Charly.

Nouvelle 115 _ Rencontre d'un troisième type

Il y avait à Paris, un excellent homme du nom de Morin. Il était un humble employé de bureau au ministère des finances et gagnait convenablement sa vie. Chaque matin, il se levait à six heures, se lavait, s' habillait, déjeunait. Et à huit heures précises, il arrivait à son bureau et se mettait courageusement au travail. Il ne s'arrêtait qu'à midi pour déjeuner au café situé en face du ministère. A six heures du soir, il s'en revenait chez lui. Sous ses allures anodines il cachait un grand secret. Il possédait un don fantastique : celui de lire dans les pensées.
_ Un jour, le directeur avec lequel Morin travaillait décéda brutalement. Il le regretta fort, d'autant plus qu'il apprécia fort peu son remplaçant. Il faut dire qu'il avait de sérieux mobiles de lui en vouloir. Celui-ci, un type nommé Cazeneuve, à peine arrivé, se mit à réorganiser le service. Il changea les emplois du temps. Il déplaça Morin dans un espèce de cagibi obscur. Morin supporta l'humiliation sans palabre. Mais un autre évènement le mit en rage. Un jour, Cazeneuve entra avec fracas dans son bureau en brandissant une lettre que Morin venait juste d'écrire.
_ « Recommencez-moi cette immondice qui me déshonore ! » hurla-t-il.
Sur ce, il déchira la feuille et jeta les morceaux dans la corbeille à papier. Comme tous les hommes, Morin avait sa fièreté et Cazeneuve venait de la piétiner sans ménagement. Il décida de mettre son don à contribution. Dans les semaines qui suivirent, il fouilla dans les pensées de son supérieur dans l'espoir d'y trouver une faute quelconque. Il ne tarda pas à la trouver. Cazeneuve faisait des prélèvements personnels dans les caisses du ministère. Morin en avisa le supérieur de Cazeneuve qui, aussitôt, convoqua celui-ci et le renvoya sans appel.
_ Après le départ de son chef de bureau, Morin retrouva son ancien bureau. Mais étrangement, l'envie d'utiliser son pouvoir se fit sentir en lui. Après quelques hésitations, il se laissa tenter et se rendit dans un casino. Après avoir troqué quelques billets contre des jetons, il ne tarda pas à trouver des gens pour jouer avec lui. Avec le soutien de son talent, il lui fut très facile de deviner le jeu de ses adversaires et de jouer en conséquence. Lorsqu' il sortit de cet endroit de perdition, ses poches avaient considérablement grossi. La fièvre du jeu s'empara alors de lui. Il se mit à fréquenter les tripots . Les partenaires de jeu, écoeurés par sa chance, abandonnèrent le poker. Les propriétaires des maisons de jeu, voyant leurs clients déserter leur établissement par la faute d'un hurluberlu se réunirent et décidèrent de s'en mêler. Ils interdirent à Morin de venir chez eux. La sagesse aurait voulu que Morin abandonnât le jeu mais Morin n'était pas la sagesse et il ne jouait désormais plus pour l'argent mais pour le plaisir d'user de son pouvoir, son seul guide. Il quitta son emploi puis la capitale pour aller dans d'autres villes. En quelques mois, il s'illustra aux tables de jeu de diverses cités. Evidemment, il s'aliéna tous les directeurs de casino qui tentèrent par tous les moyens de lui interdire l'accès de leur salle. Mais à chaque fois, Morin parvenait à entrer. Il suffisait qu'il rencontrât un gardien à l'esprit malléable et le tour était joué ! Tout cela aurait pu durer encore longtemps si le sort n'en eût décidé autrement.
_ Un jour, Morin eut pour partenaire un joueur de rugby. Comme de bien entendu, Morin l'emporta. Malheureusement, le type était mauvais perdant. De plus, l'air jubilatoire qu'avait le télépathe l'exaspéra. Il agit donc avec violence. Il donna un coup de poing monumental à ce dernier ce qui lui fit perdre connaissance. Après sa convalescence, il retourna dans un casino et retrouva des partenaires de jeu. Il s' apprêtait à plonger sans vergogne dans leurs pensées lorsqu'il s' aperçut qu' il en était incapable! Stupeur! A la fin de la partie, pour la première de sa « carrière », Morin perdit. Ses partenaires étaient partis et il était seul à sa table de jeu, dépité. Un petit homme , en costume blanc, vint s' asseoir à côté de lui :
_ – Vous avez l' air abattu. Remarqua- t-il.
_ – Il y a de quoi, j' ai perdu pour la première fois de ma carrière.
_ – Pour la première fois! S' écria l' individu, vous deviez être très chanceux ?
_ – Ho ! Ce n' était pas de la chance. Répliqua Morin .
_ Et étrangement il se confia à l' homme. Il lui raconta toute son histoire sans omettre aucune séquence. A la fin, le petit homme qui n'avait pas l'air surpris par cette incroyable histoire lui parla en ces termes :
_ – Je suppose que maintenant vous allez abandonner le jeu.
_ – En effet, sans mon don, ce ne serait plus la même chose, répondit Morin.
_ Soudain, le directeur de l'établissement fit irruption dans la salle. Ayant appris que le joueur, tant redouté avait perdu, il était venu avec la ferme intention de le battre. Il défia Morin. Au début, celui-ci refusa mais le directeur se montra si désagréable qu'à la fin, piqué au vif, il accepta. Le petit homme tint à servir d'arbitre et distribua les cartes. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu' il battit à plate couture l' arrogant directeur ! Il sortit éberlué, suivi de son nouvel ami. Après avoir marché plusieurs minutes en silence, ils s'arrêtèrent près d' un pont. Morin s'appuya sur la passerelle et se mit à réfléchir sur les événements qu' il venait de vivre. Il était là, perplexe et incrédule, quand le type lui demanda s'il allait continuer à jouer. Morin secoua la tête et répondit qu'il allait renoncer aux jeux d'argent.
_ Les deux amis cheminèrent encore un peu ensemble puis s' en allèrent chacun de leur côté. Avant de se quitter, Morin demanda à son compagnon.
_ – Au fait, comment vous appelez-vous ?
_ – Toussaint, Toussaint Pierre.
_ Fidèle à sa parole, Morin redevint l'employé de bureau modèle. Il finit ses jours heureux. Son seul regret, ce fut de ne pas avoir revu Pierre Toussaint. Il eut beau le chercher, il ne le trouva jamais, enfin … pas de son vivant.

Nouvelle 116 _ Ruines

« Condamnés à la mort, condamnés à la vie, voilà deux certitudes. » Alfred de Vigny

_ Un homme, vous pouvez l'apercevoir oui ! Approchez un peu plus près. Vous connaissez ces ruines n'est-ce pas ? Il semble y chercher quelque chose depuis plusieurs jours. Allons allons, regardons de plus prêt, entrons dans l'omniscience, et ensemble découvrons ce qui a pu aliéner son esprit à ce point.
_ Votre esprit malléable, dont l'écrivain est le maître et guide, répond lentement à un appel d'immersion sans précédent. Peu à peu, dans une expérience qui vous semble à la fois jubilatoire, intemporelle et terrible, votre misérable cervelle est connectée à l'encéphale de l'individu déréglé. La passerelle psychique qui s'établit détruira sans doute votre belle raison faite de diverses séquences toutes aussi banales les unes que les autres.
_ Vous êtes lui, à l'écoute de son appel, vous avez définitivement troqué votre raison contre la compréhension des palabres autrefois inintelligibles du personnage :
_ Je suis rentré, certes à l'improviste, la porte était ouverte. Mes hôtes cependant, vos tortionnaires mes chéries, étaient dans un état de fatigue profond. Ce fut une expérience assez traumatisante pour mes sens : c'était là un jardin en putréfaction, une véritable marée de mouches et de cloportes. Les petites bêtes ne mouraient pas de faim et pondaient joyeusement leurs œufs dans le corps fleuri de pustules et de blessures anciennes du château. Je devais pourtant agir, oui il le fallait bien, j'avais tout perdu pour la retrouver, les retrouver.
_ C'était une expérience, un traumatisme, un choix sans soutien. C'était à la manière d'un film : un procès, des témoins, une femme infidèle, une mère alcoolique, de faux amis. Et toute cette petite fourmilière de bureaucrates, des blattes et des cafards, des coléoptères en pagailles qui venaient frotter leurs mandibules sur mon sexe. En une terrasse je savourais mon dernier café avant d'être définitivement condamné et interné. J'avais pourtant hurlé à la barre, j'avais bien usé de métaphores et de figures de styles pour illustrer le fait que je n'étais pas un gastéropode. Hélas, ce n'était pas suffisant, les coquilles de mon dossier se mêlaient à la bave de mon argumentaire mal préparé. Expertise psychiatrique : Cerveau et pensées trop mobiles, facultés mentales discutables, adaptation au monde actuel nulle. Le couperet tombe : c'est l'internement.
_ Mais ne vous en faîtes pas. Je ne comptais pas être l'esclave d'André Breton, ou le nègre d'artistes et de poètes contemporains croyant trouver la vérité dans quelqu'un jugé gastéropode. Je me suis enfui, et je suis retourné à mes ruines seigneuriales en Auvergne. Ils ne me retrouveront pas, c'est assuré. Je les vois, cette fois encore. Des lettres entassées ça et là, luttant contre le calcaire, des épitaphes à moitié effacées. Et là, au milieu de toute cette pagaille de stèles et de tombes d'un seul et même édifice, je la vois, cette œuvre d'art qui s'est retrouvée là par hasard. Elle m'agace, c'est une grande toile immense, bref, monumentale. Une femme y est attachée nue, sans aucune peinture, sans aucun procédé numérique. Elle possède un derme légèrement bronzé, des effets du célèbre tailleur chinois « hache et aime », et je crois également discerner une chevelure ma foi très comestible. Et cette fois encore elle se lève, sort du tableau et se met à courir vers moi en retirant ses guêtres. Avenante, le regard brûlant d'un désir profond, elle me poursuit !
_ Vous comprenez bien alors pourquoi j'ai dû la jeter aux ordures. J'ai du la convaincre de se remettre sur la toile, dans l'encadrement prévu. Et je me suis efforcé d'appliquer l'esthétique de Fontana (Lucio l'argentin bandes d'imbéciles !) pour éviter qu'un parvenu la ramène chez lui en observant le contenu de ma poubelle. Même si le nouvel aspect de la toile apportait un certain intérêt supplémentaire à l'œuvre, je ne pouvais plus supporter ses gesticulations et encore moins ses bavardages corporels incessants.
_ Une fois l'œuvre jetée, je retournais sur le site. Cette fois-ci, je pourrais lire et percer les secrets de ses lettres. Je me saisissais de l'une d'entre elle et je me mettais à lire à haute voix son contenu. Catastrophe ! Soudain une énorme fée obèse apparut, elle dit qu'elle s'appelle Mary, et possède des couleurs et un physique d'une carte postale kitsch. Je sors mes instruments de Fontana et je m'occupe de son cas rapidement. Mais alors qu'elle tombe au sol dans une pose de cucurbitacée, je remarque soudain que toutes les lettres ont disparu. Il n'y a plus rien, et ne reste que les ruines du château de jadis. Je suis seul et confus, et forcené tous les jours je retournais sur les lieux pour retrouver quelque chose, un indice, une formule !
_ Je trouvais finalement une feuille de papier en piteuse état. Petite sœur fragile et innocente, étalée un beau jour de printemps en plein milieu de l'endroit. Je la pris, avide d'en savoir plus, mais je n'y trouvai rien d'écrit. Elle était d'une blancheur insolente, et elle avait conservé sa virginité malgré tout.
_ Je pris la décision de la ramener chez moi et de la conserver cupidement dans un tiroir secret. Depuis cette rencontre impromptue, je suis devenu un coléoptère comme les autres…

Nouvelle 117 _ Lucie Capitaine

Le ciel qui recouvrait les Grandes Eaux des Vastes Mers Venteuses était chargé, ce soir-là, d'un cumulonimbus noir prêt à exploser. La température dégringolait depuis la fin de l'après-midi. On approchait du zéro. Accompagnant le grondement sourd du tonnerre, le nuage lâcha soudain en grosses gouttes ses réserves de pluie. Certaines d'entres elles vinrent s'écraser quinze mille mètres plus bas sur le pont du Grand Navire de Guingois dont la proue fendait avec la vigueur d'une lame les flots excités par le vent. Tous les marins se tenaient à l'abri dans la cantine et houspillaient le cuisinier à cause de la fadeur de ses mets, se perdant dans des palabres qui ne les empêchaient cependant pas de tout engloutir d'un trait et d'arroser généreusement de grog brûlant leurs gosiers asséchés. En effet, les marins étaient heureux et ils célébraient : quelques jours auparavant, ils avaient vaincu le Grand Navire Droit Comme Une Frite et avaient jeté son équipage aux requins. Toutefois leur enthousiasme les avait rendus négligents, aussi ignoraient-ils que quatre de leurs ennemis de l'espèce la plus coriace avaient échappé à l'assaut et tenaient, sept ponts au-dessous d'eux, un conciliabule clandestin : sans doute cette information leur aurait rendu le souvenir de la bataille bien moins jubilatoire.
_ Plusieurs jours maintenant que la passerelle avait été repliée et qu'on avait quitté la terre ferme. Plusieurs jours que les quatre complices voyageaient en secret dans ce grand navire déglingué dont les voiles déchirées pendaient misérablement à un mât biscornu, sans voir la lumière du soleil, ballottés par le rythme des vagues vigoureuses du grand large, avec tout juste de quoi boire et de quoi manger pour survivre. Mais ces quatre-là en avaient vu d'autres. Enfin, surtout Lucie. Il n'y a pas si longtemps elle était encore capitaine et il était hors de question qu'elle s'avoue vaincue. Dès l'abordage qu'ils avaient subi, elle avait su fédérer ses compagnons d'infortune autour de son projet : il fallait se révolter contre ces marins d'eau douce, leur montrer que la race sanguinaire des corsaires ne se laisserait pas aliéner et même, les renverserait. Lorsqu'elle avait lancé son appel au rassemblement un peu plus tôt, elle avait senti que ces âmes malléables accepteraient sans rechigner qu'elle leur servît de guide dans cette mésaventure. Elle leur faisait part à présent de son plan dont elle avait déjà imaginé chaque séquence. Si l'imagination faisait cruellement défaut à Marcel, Igor et Jojo, ils n'avaient toutefois jamais manqué de prouver leur courage inébranlable et restaient d'excellents alliés pour l'exécution de ce scénario : on disait que Marcel s'était illustré autrefois dans une belle action de bravoure où il avait mis en déroute une poignée de pirates des plus cupides grâce à sa maîtrise des attaques au fer ; qu'Igor avait été le plus grand pilleur de nourriture de Saint-Pétersbourg (on disait même qu'il avait fomenté la révolte au sein des milieux pauvres de cette grande ville de Russie en participant à leur affamement dans les années bissextiles) ; et enfin, que Jojo jouait magnifiquement de l'accordéon, malgré sa tendinite indélogeable. Il va sans dire qu'au-delà de tout plan, ils avaient tous vraiment besoin de Lucie : elle était la seule à savoir faire correctement le café ! « Vous voyez, dit Lucie pour conclure, il n'y a qu'ensemble que nous pourrons réussir à troquer notre statut de vaincu contre la liberté de sillonner les Grandes Eaux des Vastes Mers Venteuses à bord du Grand Navire de Guingois ! »

_ Il était l'heure d'agir. Pour que le rituel du rendez-vous secret soit parfait, chacun mêla son sang à celui de l'autre en signe de soutien inconditionnel et de fraternité éternelle. Les dés étaient jetés. Lucie, Marcel, Igor et Jojo se regardèrent avec l'intensité d'une dernière fois : la moindre faille ferait écrouler toute leur combine et ils mourraient. Des pas lourds qu'ils n'attendaient pas firent résonner l'antre métallique de la soute. Lucie cria : « Soyez mobiles ! » Et tous se dispersèrent.
_ De la cantine, les marins un peu ivres commencèrent à entendre le son insolite d'un accordéon. Attirés sur le pont glissant, se tenant les uns aux autres de peur de tomber, ils ne distinguaient ni Jojo jouant dans l'obscurité, ni Marcel qui détachait à coups assurés d'épée les cordages retenant une embarcation de sauvetage. Les marins formaient à présent une masse tremblant dangereusement près du bord. L'accordéon cessa brusquement sa musique enjôleuse et fit résonner les notes discordantes d'une cacophonie inquiétante. Pris d'un même sursaut, tous les marins dérapèrent et se retrouvèrent vingt-sept mètres plus bas, les fesses coincées dans la petite embarcation que Marcel leur avait préparée. Marcel et Jojo retrouvèrent Igor attablé dans la cantine : il savourait sans gêne aucune les restes du dîner laissés par l'équipage évincé. Puis le doute les prit : le capitaine avait-il été éjecté avec ses marins ? Ils n'étaient pas sûrs de l'avoir vu… Mince, Lucie ! Elle devait être en danger ! Armé de son épée, Marcel courut jusqu'à la salle de pilotage du bateau en criant son nom à plein poumon. Lucie était étendue au sol, assommée, la carte de navigation dans une main, la boussole dans l'autre. Marcel s'apprêtait à appeler les autres à l'aide quand une voix cria : « Lucie ! A table ! »
_ Excitée par son jeu, Lucie n'avait pas vu le temps passer. Avant de rejoindre ses parents, elle rangea soigneusement sa figurine de mousquetaire, son ours en peluche portant l'inscription russe mais néanmoins équivoque « ? ???? ???? »* sur son estomac et sa boite à musique sur laquelle tournait un petit singe au son des mélodies rayées d'un vieil accordéon.

&nbsp ;

* J'ai faim

Nouvelle 118 _ La vengeance est un plat qui se mange froid…

Un homme entra dans la pièce. Une lampe de chevet éclairait une feuille disposée au milieu de la table.

_ « J'écris cette lettre pour expliquer mon geste et exprimer mes plus sincères pardons à celle que j'aimais…

_ Les indices étaient de plus en plus fréquents. Son dernier appel avait confirmé mes soupçons. Pourquoi ce numéro l'appelait toutes les semaines en sa présence mais surtout pourquoi ne répondait-elle jamais ? Il devait forcément savoir qu'ils dînaient ensemble depuis le temps ou elle aurait trouvé un prétexte. A moins que…
_ Oui, c'était sûrement cela. C'était pour se créer un faux alibi, pour faire croire justement à son innocence mais je n'étais pas idiot. J'avais attendu longtemps avant de céder à mes doutes. Ces appels m'aliénaient de plus en plus chaque semaine. Je repoussais ma paranoïa mais le doute était trop fort. Je n'avais plus d'autres choix que de me laisser guider par mes soupçons. Il était temps que j'agisse. Elle me prenait pour quelqu'un de trop docile, trop malléable faisant ce qu'elle veut de moi. Mais elle avait tort.
_ Chaque matin, ayant la chance de commencer à la même heure, on prenait notre café ensemble devant le journal du matin, mais ne parlant guère, elle, me reprochant mes palabres. L'idée de ma vengeance m'était venue en lisant mes fidèles illustrations. Depuis tout petit, elles étaient mes plus fidèles compagnes et dans ma douleur, je trouvais toujours réconfort en elles et cette fois, leur soutien. J'avais l'impression qu'elles essayaient de me transmettre un message comme pour me montrer que j'avais raison. Leur soutien me poussa à franchir le pas.
_ C'était un dimanche matin, lors de notre brunch habituel, une séquence, ce chant religieux, passait à la télévision. Je me mis alors à prier silencieusement.
_ J'avais fait du café, auquel j'avais mêlé un soupçon de caramel, sachant qu'elle y était allergique.
_ La veille, j'avais troqué mon vieux pyjama pour un simple boxer à l'occasion de notre dernière nuit. Le sentiment de vengeance qui m'envahissait me rendit plus jubilatoire que jamais. Au moins, je savais qu'elle passerait la passerelle pour rejoindre le monde des morts, satisfaite…
_ On conclut à l'accident. Ne soupçonnant aucun mobile puisque tout le monde voyait en nous un couple modèle et discret. Il devait s'agir d'un oubli si bête mais si mortel…Je feignais la douleur et ma faute comme ne pouvant me pardonner.
_ Le lendemain, alors que je dînais seul pour la première fois depuis longtemps, le téléphone sonna comme à son habitude. Je n'avais pas encore répandu publiquement la nouvelle exprès. J'avais préparé ma réponse mais pas l'interlocuteur. Il s'agissait en fait de sa sœur avec laquelle elle s'était fâchée au point de nier son existence. Malgré tout sa sœur avait toujours essayé de reprendre contact. Et ces appels incessants ces derniers temps avaient une bonne raison : elle avait un cancer. Et la présence de sa sœur lui était plus que indispensable. Il était temps de pardonner.
_ Je laissais tomber le téléphone. Mon mobile était faux. Malléable, je l'étais. Influencé par des indices aussi minimes, j'avais détruit deux vies ou plutôt trois car si vous lisais ses mots, cela signifie que je ne suis plus de ce monde… »

_ A la fin de la lettre, les inspecteurs, curieux, ont essayé de trouver de quelles illustrations le jeune homme parlait. Ils n'ont trouvé que des pages ou un amateur avait illustré un meurtre, son meurtre. Il n'avait été que le guide de lui-même.

Nouvelle 119 _ Scotch

Sully clôturait sa semaine de labeur par un petit scotch. Torse-nu. Poitrine poilue bombée au vent. La pause était jubilatoire, les yeux, pétillants : le week-end, enfin ! Balcon en guise de promontoire, il toisait l'univers entier du haut de son appartement… au deuxième étage d'une petite résidence sécurisée. Il levait son verre à la santé d‘interlocuteurs imaginaires. Un vrai comédien… « A la tienne !« . Sully rit aux éclats, leva les bras au ciel et, tout en me fixant, se laissa tomber dans son transat et feint de décéder d'une mort subite. Puis, vida le contenu de son verre d‘un trait. Se rassit, l'air satisfait. C'était sa façon à lui de pratiquer le « non agir ». La sagesse de Lao-Tseu s'était tout à coup muée en un prétexte « pour ne rien branler« . Avec lui, la puérilité était toujours au rendez-vous. L'ivresse le rendait grossier. Et sa grossièreté me distrayait. Tant d'inconvenance m'impressionnait ; moi, dont les paroles étaient quotidiennement sous-pesées. Sapées par des années d'hygiène mentale. Mes mots étaient transparents. Aseptisés. Des mots thérapeutiques, des carcans intellectuels, propres et beaux. Mon petit-vendeur-de-portables me réclamait la sagesse orientale comme l‘on réclame des friandises. Il pouvait ensuite la resservir à sa clientèle. « Restons zen, Madame, tout va s'arranger ! Là… est-ce que vous recevez l‘appel ? Ben voilà, il marche, votre mobile ! Zen ! » à vendre ses machins toute la journée. Il n‘aimait pas son travail. Et ces clients, qui n'étaient pas fichus de lire correctement un guide, illustré en plus ! Sully était aussi mon neveu. Je m'efforçais de le soutenir. Le malheureux n'avait pas pu faire d'études -« faute de thunes » – et se voyait condamné à patauger dans des problèmes mercatiques, attendant la sacro-sainte passerelle professionnelle pour un autre poste. Un nouveau poste. Toujours aussi barbant que le reste de sa petite existence. « Chasse cette pensée ! » hurla-t-il soudain, « Le boulot, c‘est out ! Ce soir, c‘est l‘week-end !« . Il se permettait toutes sortes de gamineries. « Chasse cette pensée ! » cria-t-il de nouveau, appliquant une vieille méthode d'apaisement que je lui avais enseignée. Sully m‘attendrissait par ses partis pris, alors qu'entre mes mains, je le sentais malléable. Le sujet de son ex refit surface. Une semaine qu'ils n'étaient plus ensemble. Elle aurait eu besoin d'estime, de soutien ; lui détesta son côté intello. Elle était en proie à l'angoisse et me consultait chaque semaine. Lui ne sentit pas sa détresse. Monsieur Sully Fouquet ne s'était pas éternisé pour la larguer. Là où d'autres auraient usé des palabres usuelles pour rendre les choses moins douloureuses, il avait tranché dans le vif : « Si tu veux partir, va ! Je ne te retiens pas ! » mais avait espéré qu'elle reste. Céline avait pris la poudre d'escampette, pour mieux l'oublier et se reconstruire. Ne voulant plus entendre parler des hommes… Pour quelques jours. Elle l'avait aimé, ce con. L'avait cru droit et bon. Je me la représentais encore toute niaise d'amour à ses côtés. Une petite femme modèle, occupée à mitonner des petits plats, pendant que je discutais avec « son homme ». Elle ne voyait que lui, s‘était même coupé le doigt en tranchant des poivrons, distraite par ses rêveries. Et pourtant, il l'avait trahie. N'ayant rien trouvé de mieux à faire que de regarder des films pornos en son absence et de soutenir mordicus que ce n‘était pas lui, mais bien le voisin qui piratait l‘ordi, « ce voyeur » … Du trash, de l'insupportable, du cuir noir, du cru, des choses glauques. D'autres filles auraient passé l‘éponge. Pas elle. « A propos, tu sais… je n'ai pas de nouvelles de Céline » renchérit-il. « Elle n'a pas rappelé ? » demandai-je, feignant de m'intéresser à son histoire. « Non…. Elle doit morfler, j‘en suis sûr ! Toute seule au fond de son trou ! » dit-il, cherchant mon approbation du regard. Je faisais déjà figure de père compatissant ! Le vioc que la quarantaine assagit et rend meilleur ! Ha ! Evidemment, je n'arborais pas sa gueule de jeune premier, ni son petit rire intermittent et commercial. Quel naïf. Quel con. Je le rassurais quand même d'une remarque bien banale : « C'est la vie, mon grand ! T'en trouveras une autre !« . « Ouais ! » dit-il. Sa bouche quitta le rebord de son verre qu'il leva comme pour trinquer à nouveau, esquissant un sourire faussement détaché. L'avait-il déjà oubliée ? Non. Son visage hagard et ses yeux cernés en disaient long. Il fixait ses chaussures, ne disant mot. Puis il balaya la rue du regard, pensif. Sous le balcon, les passants… Beaucoup de petits mecs comme lui affluaient vers la fameuse « rue Masséna » . Celle des pubs étudiants, des rencontres mélancoliques, de la chair fraîche imbibée d'alcool, aliénée par les fantasmes. Des jeunots venus troquer leurs savantes études contre les mystères du sexe ! Mais que pensait véritablement Sully? Il demeurait trop fier pour prendre son portable et la rappeler. Quelque chose lui intimait de ne pas le faire : l'orgueil, la virilité, un sentiment d‘échec ? Un incroyable thème de blues retentit dans le living. Les sons se firent chaleur, chassant les beats saccadés de cette satanée techno. Je le regardai avec de gros yeux, étonné d'entendre du Melody Gardot chez lui, moi qui m'était résigné à subir son éternelle compile. Il sourit, gêné. « C'est elle qui avait mis ça« . Je souris à mon tour. « Change ou éteins alors ! Il faut l‘oublier ! » lui dis-je. Il alla arrêter le programme de l'ordinateur dans le salon. Un calme salvateur fit écho au noir de la nuit. Je trouvai le temps long. Sully m‘enjoigna de rentrer nous asseoir dans le living. Tout à coup, il sanglota. Les larmes cisaillèrent son visage. Il explosa. « J'espère qu'elle morfle bien, cette pouf ! Tu te rends compte, elle ne rappelle pas !« . Et dire qu'il était un pro de la com'. Je restai de marbre, ne sachant comment écourter sa séquence « émotion« . Il se servit un scotch à nouveau, tenant son verre comme un biberon. Je lâchai alors un « Je comprends » pour faire écho à sa détresse. « Qu'est-ce que tu comprends ? Elle va toujours te voir à ses séances de thérapie ? » questionna-t-il, en levant compulsivement la tête. Je ne répondis pas. Une immense gêne m'envahit. Je regardai la fumée de mon cigare se mêler aux poils de ma barbe rase. Je le savais toujours intéressé par ma vision des problèmes de la vie. J'avais souvent pansé ses blessures à l'aide des mots scientifiques et rassurants. Mais là, rien de convaincant ne me vint à l'esprit. Que dire ? Je ne connaissais que trop bien son problème. Non, il se réveillerait plus à ses côtés. Non, il ne sentirait plus la chaleur de son souffle. Sa longue chevelure rousse ne lui caresserait plus le visage. Il ne verrait plus son corps rougis par la douche chaude qu'elle prenait le soir. Ni les gouttes ruisseler le long de ses seins charnus et ses jambes douces et potelées. Non, il ne la verrait plus pester contre le miroir quand ce mascara dégoulinant et inutile lui défigurerait le visage. Il ne serait plus asphyxié par son parfum sucré de cocotte juvénile. Ne la verrait plus prendre du chocolat dans l'armoire de la cuisine alors qu'elle se disait au régime. Ne se verrait plus refuser un café car il n'avait qu'à le « faire lui-même ». Ne l'entendrait plus pleurer son stress à l'approche de ses examens. Ni sentir à quelle point elle était fragile. Non, il n‘aurait plus à la prendre dans ses bras pour l‘empêcher de trembler. Tout cela et bien d'autres secrets encore, il ne les connaitraient jamais. Et pour cause. Céline n'était plus seulement ma patiente.

Nouvelle 120 _ Dans le métro

Amélie est assise en face d'elle, la tête plongée dans la carte touristique du métro. Elle se sent légèrement entraînée en avant – le métro vient de s'arrêter et à travers les vitres sales, Marcelle lit Bastille. Le touriste Japonais qui est monté en même temps qu'elles à la gare de Lyon se rue contre les portes, et avant que la rame ne redémarre, mitraille la station avec son appareil photos. Marcelle et Amélie viennent d'arriver à Paris, leur avion décolle dans trois heures à Roissy-Charles de Gaulle, et elles ont décidé de s'arrêter voir Notre-Dame avant d'aller à l'aéroport.
_ Marcelle regarde les stations défiler et imagine la ville au-dessus – elles auront à peine le temps de sortir du métro, voir la cathédrale et repartir aussitôt pour prendre l'avion. Elle aurait tellement aimé avoir le temps de flâner un peu, de s'installer à la terrasse d'un café, de revoir la ville. Mais la municipalité a bien fait les choses, elle a mis en place dans le métro tout un réseau touristique pour ceux qui comme elles, n'ont pas le temps de visiter. Les touristes sont guidés dans les galeries du métro grâce à des panneaux fléchés et les stations qui ponctuent le parcours permettent d'accéder à un centre d'intérêt parisien. La balade dure une journée, et pour ceux qui ne peuvent sortir, à chaque station les sites remarquables ont été reconstitués. Ainsi des monuments connus sont reproduits en miniature, des affiches illustrent en trompe l'œil les façades des immeubles. Et le touriste japonais agrippé à son appareil photos continue de mitrailler.
_ Au moment où Marcelle commence à s'impatienter, Amélie lève le nez de sa carte et annonce à son amie qu'elles descendent au prochain arrêt. Et à peine les portes s'ouvrent-elles que Marcelle est rejetée contre une grosse dame, puis, bien malgré elle, serrée entre le touriste japonais et un petit monsieur qui sent la bière, elle est emportée dans le flot des voyageurs. Elle tourne la tête et lance un appel désespéré à Amélie, mais celle-ci a disparu. Marcelle est furieuse et commence à donner des coups de coudes tout autour d'elle, et quand elle voit sur la droite un couloir vide elle s'y engage. Elle marche vite et atteint bientôt une intersection au bout du couloir. Là, elle voit une femme, un homme et trois enfants plongés tous ensemble dans la lecture d’une carte que la femme tient grand ouverte devant elle. Ils portent tous des shorts, des chaussures de marche et surtout des chapeaux de pêche. Marcelle ne peut réprimer un sourire en passant devant eux. La scène est proprement jubilatoire et elle aurait aimé se moquer d'eux avec Amélie – oh elle doit retrouver son amie! Les panneaux touristiques indiquent « Louvre » dans quelques mètres ; elle suit donc les indications et se rend compte qu'elle marche sur une passerelle posée à même le sol, le « Pont des arts »… et dessous, un jeu de lumière donne l'illusion que l’eau s’écoule, et entre les planches elle imagine la Seine…quelque chose remue au fond d'elle – une séquence de sa mémoire – mais elle n'a pas le temps d'y prêter attention, elle est bousculée de nouveau. Devant elle, des dizaines de touristes vont et viennent, ils regardent en passant des reproductions de tableaux, les prennent en photo et dans le fond, Marcelle voit une guide touristique agiter désespérément son parapluie rose. Son groupe s'est dispersé. Durant la visite la guide a senti l’exaspération enfler au sein des rangs et à un certain moment son autorité a cessé d’agir et le groupe n’en a fait qu’à sa tête. La guide a peur, se serait-elle définitivement aliéné les touristes ? Elle regarde autour d’elle à la recherche d’un soutien, mais personne ne lui prête attention, ils sont tous obnubilés par les reproductions. Marcelle dépasse la guide et découvre des escaliers, elle voit la lumière dorée s'écouler doucement sur les marches, elle sent presque la chaleur de l'été. Elle commence à monter, cependant les échos des souterrains s'affaiblissent, se mêlent au brouhaha de la ville, elle distingue les jambes des passants, mais une main l'agrippe bientôt et l'entraîne de nouveau dans les méandres du métro. C'est Amélie qui l'a retrouvée – elles sont en retard maintenant et doivent se dépêcher de prendre le rer.
_ Amélie tient son amie fermement par la main et la tire. Marcelle voit alors défiler la foule mobile des touristes, elle aperçoit la guide de tout à l'heure qui a troqué son parapluie contre un sifflet, mais elle disparaît bien vite, et les couloirs, les galeries filent à toute vitesse, et là dans un éclair elle voit la famille agenouillée autour de la carte désormais étalée sur le sol, se perdant en palabre sur la direction à prendre, Marcelle ne sait pas où elle se trouve, elle ne distingue plus rien jusqu'à ce qu'Amélie se retourne, et lui dise avec un sourire, « on y est ! » Elles sont arrivées sur le quai du rer B, dépassent un wagon bondé. Dedans, un vieux monsieur est plaqué contre la vitre, son nez est déformé, sa bouche est agrandie, et tout autour de lui ils sont des dizaines à s'écraser contre les parois du wagon. Marcelle croit voir la cuisse d'un chien, une femme est à l'envers ; et les agents de la ratp aident les derniers voyageurs à entrer, en les poussant à l'aide de perches. Celles-ci s'enfoncent dans la masse malléable avant de se retirer rapidement au moment où une sonnerie retentit. Le train va bientôt partir. Marcelle et Amélie volent désormais et s'engouffrent finalement dans le rer.
_ Heureusement leur wagon est presque vide, une dame écoute de la musique et un adolescent lit le journal. Les deux jeunes filles s'affalent essoufflées sur des fauteuils – et quelque chose remonte soudain à sa conscience, Marcelle se rappelle le pont des arts, c'est un soir de Septembre, elle regarde ses amies, puis l'eau qui semble remuer au ralenti tout en bas, elle devine les groupes de jeunes gens qui pique-niquent, elle les entend et son regard se tourne vers la Tour Eiffel et vers le ciel brumeux, immobile, rose et orange,
_ et le train s'ébranle et file vers l'aéroport.

Nouvelle 121 _ Le Centre des Hirondelles

Dans ce vieux château d'une campagne reculée du pays basque, Carole agite doucement son café froid. A la même place devant sa petite table, cela fait deux heures qu'elle bat inlassablement son paquet de cartes. Aujourd'hui comme hier, comme tous les matins de tous les jours qui passent. La quarantaine passée, elle est ici depuis plus de vingt ans. Le temps n'a pas d'importance car elle n'a plus de souvenirs de ce qu'elle était, avant qu'il n'arrive.
_ Tout le monde l'appelle Papillon parce qu'elle ne fait jamais de bruit et semble découvrir le monde chaque jour. Ses longs cheveux rouges recouvrent ses épaules. Dommage qu'ils ne s'accordent plus avec ses yeux noisette, seuls éclats illuminant son visage raviné par les chagrins. Habillée de cette lourde robe blanche, commune à toutes les femmes d'ici, elle reste étonnement troublante.
_ Aliénée à sa souffrance, à l'écart des autres, elle joue son jeu de patience en suivant toujours la même séquence perdante. Malgré l'éphémère de son quotidien elle connait tous les résidents et a vu partir ceux qui lui étaient chers. Ce matin ses mains tremblent, elle est inquiète. Elle connait cette tristesse qui voile son regard, des larmes commencent à couler.
_ A midi au réfectoire, parmi l'ensemble des patients, l'ami de Carole n'est toujours pas là. Jean manque à l'appel depuis hier soir. Ce gentil brun aux rires angélique sait égailler les déjeuners avec ses histoires à dormir debout, et sa sempiternelle chasse au trésor. Il est le seul capable de décrocher un sourire à Carole. Il réussi à la transporter avec lui dans sa folie, elle qui n'a plus d'espoirs. Chaque jour Jean illustre sa carte avec de nouveaux indices. Avec cette intrigue sans cesse renouvelée, Carole s'imagine une existence perdue.

_ L'infirmière prend son service pour les médicaments. Marion distribue chaque dose avec soin, tout en observant du coin de l'œil les habitués ; ceux qui ne manquent jamais une occasion de troquer leurs pilules colorées contre quelques babioles. Elle est nouvelle ici Marion, une jolie blonde à peine sortie de l'université. Timide avec un visage fermé, elle esquisse parfois ce regard effrayé qu'ont tous les employés inexpérimentés. Mais elle ne se laisse pas distraire par cet environnement étrange.
_ – Hey ! Cessez d'échanger vos cachets, vous savez bien qu'ils sont personnels !
_ – On s'en fiche de ce qu'il y a dedans, nous c'est les couleurs qui nous intéressent !

_ Vincent apparait au même moment. C'est le médecin en chef de ce centre psychiatrique et il sait faire respecter l'ordre. Il exerce ici depuis plus de vingt ans. Transparent de froideur, il n'a aucune identité descriptible. Il est emmuré dans sa fonction, il est son propre uniforme.
_ – Doucement, baissez le ton et récupérez vos médicaments. Vous savez que c'est important pour guérir. Vous ne pourrez pas sortir si vous ne les prenez pas.

_ Encore et toujours la même rengaine… marmonne Carole. Elle se lève brusquement et le toise du regard. Après tant d'années à les prendre ces pilules roses rien n'a changé. Elle est toujours enfermée dans ce château et on ne lui dit jamais ce que sont devenus tous les anciens.
Intrigué par ce comportement inhabituel, le médecin s'approche d'elle. Il pose une main sur son épaule et lui dit doucement :
_ – Il y a quelque chose qui ne va pas, Carole ?

_ Elle baisse les yeux et se recroqueville sur elle-même, réalisant que c'est lui le maître de cette cage d'oiseaux aux ailes brisées. Traînant son désespoir, elle retourne jouer à sa table.

_ L'après-midi se poursuit avec sa routine de délires jubilatoires d'un côté, de palabres incessantes de l'autre. Dans ce brouhaha permanent, personne ne remarque la conversation animée entre Marion et le docteur.
_ – Vous devriez cesser de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, mademoiselle !
_ – Pourquoi ? Que s'est-il vraiment passé avec Jean ?
_ – Ça suffit ! Si vous évoquez encore cette question, vous serez renvoyée.

_ Marion abdique et retourne dans sa loge. Elle veut savoir mais comment agir en toute discrétion pour découvrir la vérité. Il lui faut un guide, quelqu'un qui connaisse tous les lieux du centre. Chacun sait que Carole peut se promener dans les pièces interdites du château. Aucun ne sait comment elle va et vient par delà les zones surveillées. Marion va donc la voir, pour la convaincre de lui apporter son soutien.
_ – J'ai besoin que vous me montriez comment aller dans les caves.

_ Carole, hésitante, regarde longuement Marion et elle dessine un arc avec son jeu de cartes. La jeune infirmière sourit et tente de comprendre cette devinette, en énonçant tous les mots qui lui passent par la tête :
_ – Croissant… cercle… banane… toboggan… escalier… arc-en-ciel… pont…

_ Subitement les yeux de Carole se referment ! Marion répète le dernier mot. Cela déclenche un nouveau clignement. Elle réfléchit et pense qu'il s'agit peut-être de la passerelle qui surplombe la cour de promenade. Oui, c'est surement ça, se dit-elle en remerciant Carole.

_ A la nuit tombée, Marion parcourt le vieux pont en bois à la recherche d'un passage. Autrefois utilisé pour accéder aux cuisines, l'accès fut condamné durant les rénovations. Après une heure sans rien trouver, elle allait abandonner. En se retournant, sa blouse accrocha une pièce de la porte. Un petit morceau mobile lui permet d'actionner le loquet de la serrure.
_ Dans l'obscurité humide des couloirs désaffectés, se repérant minutieusement avec de la craie sur les murs, elle avance en espérant découvrir un détail. Elle reviendra.

_ Pendant plusieurs jours, Marion retourne chaque nuit dans les caves, explorant tous les recoins. Elle tourne en rond quand elle aperçoit une marque sur une des briques. Ce symbole lui rappelle quelque chose. Fière de sa trouvaille, elle retourne se coucher pour réfléchir. A force de penser, l'image lui revient enfin. Cette inscription était aussi sur la carte de Jean. Elle sait où est rangé ce vieux plastique malléable, dans la chambre encore inoccupée.

_ Emportant ce sésame, elle retourne dans le labyrinthe souterrain. Persuadée de posséder le plan qui la mènera au bout de sa quête, elle découvre d'autres signes sur les voutes. Marion n'est jamais allée aussi loin. Elle commence à prendre conscience du matin qui se lève.
_ Au dernier cul-de-sac une ombre se dessine. Prudente, elle s'approche et son corps se fige d'horreur. Un sifflement transperce les airs, elle sursaute. Une carte vient de tomber sur le sol. Une voix sombre résonne dans le caveau. Ce son familier lui souffle des mots maudits :
_ – Tu ne dois pas venir ici… Pourquoi cherches-tu ? C'est mon secret !
_ Le contour disparaît aussitôt. Terrifiée, Marion s'enfuit et cherche en vain le chemin du retour ; la craie a disparu.
_ Le lendemain, au Centre des Hirondelles, le médecin en chef annonce le renvoi de l'infirmière. Carole a encore perdu à son jeu ; ce matin ses cheveux sont blancs. Vincent s'approche et remet une carte dans son paquet. Elle se lève brusquement, se retourne vers lui et l'observe. Puis, lentement, s'efface sous le regard vitreux du docteur, se rappelant le rire de Jean, la bonté de Marion avant que ses souvenirs ne s'éloignent, encore.
_ Carole se rassoit et ferme les yeux. Elle poursuit son rêve d'oiseau, de papillon en liberté.

Nouvelle 122 _ Séquence amoureuse du trou normand

Marguerite était de ces jeunes filles de la campagne à qui la vie au grand air donne le teint rose et le sourire franc. En ce temps là la Normandie avait son lot de demoiselles vertueuses mais la petite Margot était connue de tout Putanges pour sa frivolité et on racontait à qui voulait l'entendre comme elle se plaisait à faire chavirer le cœur des garçons qui tombent trop vite amoureux. « Retrouvez moi près de la passerelle d'Ecrepin à vingt heures, vous verrez comme on y est bien à la brune, c'est un lieu fort agréable pour les conversations du soir. » Jamais au rendez-vous, elle préférait enfourcher sa bicyclette et pédaler à travers champs avec feu. « Pauvre âne qui m'attend en guettant à l'Est la tombée du jour ! ». Jean avait eu vent des charmes de l'Orne car on y mangeait bien et le calvados était servi généreusement. Les meilleurs atouts de la région étaient cependant ceux qu'on ne lit pas dans les guides. A Argentan, le Café du Moulin regorgeait de Parisiens en quête de plaisirs simples et l'on se mêlait volontiers aux rustres de la région. Les trentenaires las de la vie guindée de la capitale avaient aussi leurs habitudes à la Maison Troussot où, disait-on, la matrone troquait quelques babioles du Bon Marché contre les services de ses « chéries ». Mme Troussot avait offert son soutien à de jeunes orphelines placées au couvent après la guerre et en quelques mois, à grand renfort de cigares et d'alcool de poire, leur avait fait oublier les bonnes mœurs inculquées chez les sœurs. Ensemble, les chéries avaient appris à flairer la riche clientèle et à dérider les bourgeois. Malléables à souhait, ces beautés bien nourries s'illustraient par nombre d'avantages au regard des parisiennes souvent austères. Leurs larges hanches mobiles attiraient les regards et leurs mains habiles savaient conduire les plus timides.
_ Au volant de sa Renault Juvaquatre, Jean n'aspirait certainement pas à une telle débauche. Il avait hérité il y a quelques mois du garage Melcent, une affaire qui devait son succès à la froide lucidité dont Mr Melcent avait fait preuve lorsqu'il avait fallu traiter avec les Allemands. Jean Melcent ressemblait en tout point à son père. C'est pourquoi il entendait désormais dénicher en Normandie une épouse honnête qui fît honneur à son estimable famille. Il venait de dépasser Argentan et abordait maintenant les premières maisons de Putanges. Il se gara devant une auberge d'aspect modeste, choisit une table accolée à une large fenêtre et commanda un déjeuner léger. Comme il terminait son potage et s'essuyait noblement le coin de la bouche, son regard s'attarda sur le verger qui s'étendait de l'autre côté de la route. Au pied d'un pommier, Marguerite rêvait tranquillement. Des boucles blondes s'échappaient de son chignon et ses yeux légèrement clos lui donnaient un air de jeune nymphe. Jean y vit l'appel du destin. Convaincu qu'il avait trouvé là sa future femme, il paya l'aubergiste et sortit prestement. Il réajustât sa veste, lissa sa moustache et s'avança vers Marguerite d'un pas résolu. « Mademoiselle, lui dit-il en arrivant à sa hauteur, je vous prie de m'excuser car je n'ai point l'habitude d'aborder les inconnues de la sorte, mais permettez-moi de me présenter : je suis Jean Melcent, je dirige un garage à Paris et je suis ici pour affaires. Je vous ai remarquée depuis l'auberge que voici et croyez moi, de ma vie, je n'ai vu de jeune femme d'une fraîcheur aussi pure que la votre. Ne vous affolez pas, mes intentions sont de la plus haute estime, je souhaiterais simplement vous emmener en ballade. » Marguerite le regarda curieusement et accepta. Ils partirent à bord de la Juvaquatre et roulèrent tout l'après-midi dans la plaine normande. Le soleil déclinait lorsque Jean déposa Marguerite devant la demeure familiale. Avant qu'elle ne le quittât, il lui prit la main et murmura doucement : « Mademoiselle, je vous le dis sans détours : vous êtes de l'or en barre. » Marguerite qui n'avait de fréquentations que les aigrefins du village, s'en trouva bouche bée. « Nom de Dieu, pensa t'elle, de si belles palabres dans la bouche d'un homme aussi tristement fagoté, c'est bien ma veine ! ». Au diner, Marguerite conta à ses parents l'étrange rencontre qu'elle avait faite. Mr et Mme Pouteau désespéraient de voir un jour leur fille mariée depuis qu'elle s'était aliénée la sympathie du tout Putanges. En entendant la nouvelle, Marcel Pouteau déboucha sa meilleure bouteille et déclara : « Agis prudemment ma fille, car tu es farouche comme une chatte sauvage et le type risque de déguerpir à la moindre brusquerie, emportant avec lui le salut de ta famille ! ». Mais Marguerite n'avait que faire des bonnes manières et Jean fut vite oublié. Ce dernier, en revanche, avait déjà conçu de grands projets pour leur avenir, et il occupa les jours suivants à explorer avec entêtement chaque recoin du village dans l'espoir de la retrouver. Par une fin d'après-midi brulante alors que Jean fumait sa dernière gitane au bord du lac, il fut brusquement arraché à ses réflexions par le vrombissement d'une mobylette. A une centaine de mètres, un nuage de poussière laissa apparaître Marguerite et un certain Oscar qui descendaient de l'engin dans de grands éclats de rire. L'allure de malfrat d'Oscar empêchait toute méprise sur son compte. En un instant, leurs vêtements furent jetés à terre et tous deux plongèrent nus dans l'eau claire. Le malheureux Jean se serait bien passé de cette scène outrageante dont l'issue ne faisait aucun doute. Il quitta les lieux bouleversé et propulsa sa cylindrée hors de cette ville maudite. Le ciel s'était couvert et l'agitation des mouches annonçait l'orage. Jean décida de s'arrêter pour la nuit. Le cœur lourd, il fit halte au premier bistrot éclairé. Il était loin de se douter, en poussant l'épaisse porte de bois, qu'il débarquait là dans le bordel jubilatoire des Troussot. Il constata vite que l'enseigne n'était guère recommandable mais le tonnerre grondait dehors et il fut obligé de s'en contenter. Le nez dans sa choppe il ruminait son chagrin et essayait de se soustraire aux extravagances de la clientèle. Il reçu soudain une lourde frappe dans le dos. L'un des habitués avait repéré Jean qui détonnait franchement dans l'ambiance grivoise de la grande salle. « Tiens ! Voilà un parigot qui n'a pas l'air dans son assiette ! Alors, quoi ? On n'aime pas not' pays ? » « Mon brave monsieur, répondit Jean, ne me bousculez pas trop, je vous en prie, car j'ai vécu chez vous de bien douloureuses désillusions, et si votre panse est gonflée par le vin, je suis pour ma part rempli de larmes ».

Nouvelle 123 _ L'affamé et le trognon d'pomme

L'affamé : J'ai faim ! J'ai faim ! Même une pâquerette bleu pâle… je la mangerais.

_ Le trognon : Que crois-tu ? Moi aussi, je hurle. Mais mes cris sont muets. Tais-toi donc, gueule de loup fou !

_ L'affamé : Mes minuscules cellules, légos de mon corps, vibrent et tremblotent, de peur.
_ Il faut les voir ces mitochondries fières, encore mobiles mais devenues farouches.
_ Gélatines malheureuses. Glucose … implorent-elles ensemble : nous t'aimons !

_ Le trognon : Vois le monstre. Il me tient entre ses mains, aliène ma liberté.
Il vient tout juste de déclamer son pari : « Moi, lorsque je mange une pomme, je mange tout… si, si, tout ! ».
_ Inracontable séquence de vie.
_ Vertigineuse toujours… est la mort.

_ L'affamé : Palabres que tes gémissements !
_ Périr d'un coup de dents ? Je suis prêt à troquer ton destin contre le mien : agonie lente.
_ Pancréas ! Foie ! Vésicule ! Abaissez vos passerelles. Laisser se mêler pour ma chair gourmande, insuline et glucagon…
_ Et toi, trognon, avant de trépasser, je te lance un appel pour que tu sois soutien à mes prières.
_ Invoquons les ghrélines. Sonnons les leptines.
_ Tu ne vois donc pas mes boyaux-guirlandes se tordre et enfler ma criante douleur ?

_ Le trognon : Pas ma queue, monstre !…pas ma queue !
_ Et vous mes doux pépins… votre avenir commence ici. Agissez ! Evadez-vous ! Soyez mobiles et rebelles. Semez le monstre et … semez-vous !
_ Planquez-vous à ses pieds.
_ Le sol sous lui est une terre malléable, dunes de quartz, cachette-silice.

_ L'affamé : J'entends autour de toi ces SLURPSS… obscènes. Claquent des incisives gigantesques. S'arrachent des pans de chair-compote comme des séracs qui se détachent d'un glacier nourrissant. Le jus, la salive, se mêlent aux rires des papilles. Jubilatoire festin de reines des reinettes…
_ Tout illustre ici, dans ces mille secondes, la fin… de la faim.

_ Le trognon : Je me fiche de ton palais. Ton œsophage est laid. Qu'il continue à attendre cette fête aux velours de ses muqueuses, ce songe d'estomac tapissé de saveurs.
_ Fleurs des champs en plein juin, espérant une pluie tiède… Fin ruisseau, dans le cours de ses méandres, se sténose… vie stoppée nette. Flux interrompu.

_ Désormais, j'existe à peine… Oh non !!! Je vais être… coupé en deux ?! Attendez, prenez le temps, je vais vous guider. Sucez-moi d'abord lentement… n'en finissez pas… Je veux exister encore … Quitte à brunir au fon d'un cendrier sale !
_ Jetez-moi n'importe où, mais vivant !

_ L'affamé : Tu aurais dû venir chez moi. J'aurais été ton guide.
_ Mon accueil aurait été une noce pour toi. J'aurais délivré mes meilleurs sucs.
_ Tes pépins auraient été choyés.
_ Puis je t'aurais payé un p'ti café ! Pour un trognon-deuil … de luxe. Torrent chaud.

_ Le trognon : Le pari est gagné. Je ne suis plus.
_ Ejecté par une langue-limace, je termine bout-de-queue, craché dans le caniveau d'une rue inconnue.
_ Demain je disparaitrai à jamais dans un boyau où les anti-pommes chanteront leur hymne : « Vive le tout-à-l'égout » !

_ L'affamé : Tout est dégoût. Le monde vacille. Tourne ma tête.
_ Jambes flageolantes et étincelles bleues piquant les yeux.
_ Je ne suis qu'un tuyau-usine à digérer. Désaffecté. Vide couloir humide et scintillant.
_ Ma bouche s'ouvre au ciel. Je deviens château de cartes fragiles et sans lien. Je m'écroule.
_ Moi, tas de molécules, répandu dans ce même caniveau.
_ Mon sigmoïde et mes lèvres à jamais « déconciliés ».

_ L'affamé chantant un dernier râle:

_ « Pommes de reinett' té pommes d'api… d'api..d'ap… … … pi. »

Nouvelle 124 _ Un misanthrope humaniste

Atmosphère grise. Lumière glauque de l'éclairage public. Pluie visqueuse accrochée à l'unique fenêtre de sa mansarde. L'amer mélange de la déprime annihilait toute vie chez Aliocha. Alors que la terre tourne à un rythme effréné, le jeune homme reste hébété, abasourdi par le tambourinement de la pluie. Il pense que rien au Monde ne peut l'arracher à sa torpeur maladive, quand le téléphone retentit. Il décroche malgré lui, vivement, comme s'il obéissait à un appel impérieux. Il n'a pas le temps de répondre que l'inconnue au bout du fil l'a déjà matraqué de paroles sur la situation dramatique des sans abris, des alcooliques, et des sans papiers, des sans culottes pourquoi pas pense t'il alors, et c’est pourquoi il est prié de bien vouloir faire un don au 0825 825 825. Elle lui précise que ces dons lui permettront d'obtenir une exonération sur sa tranche d'imposition, une sombre histoire d'assiette fiscale. C'est un râtelier auquel il ne mange plus depuis des années. Quant à ses semblables, il s'en fout aussi. Le froid et le gris l'hypnotisent, forment un écran de télévision sur lequel il a les yeux rivés en permanence, et dont l'image reste cramponnée au fond de son cerveau. Il pourrait répondre qu'il n'en a rien à faire, mais cela représenterait un début de conversation auquel il se refuse mordicus.
_ Mais, sans se rendre compte de ses paroles, il lui demande: « Pourquoi vous me demandez ça à moi? Pour quel mobile ? Voilà un mois que je n'adresse plus la parole à quiconque. Je suis le dernier d'entre nous, et ce serait à moi de sauver le monde ? Mes voisins ne soupçonnent même pas mon existence, tous vos clochards, alcooliques et autres sans-abris non plus, qu'est-ce que je leur dois? De quel droit me réclamez-vous quelque soutien ? Que ce soit de l'argent ou de l'amour pour mon prochain que vous voulez, vous n'obtiendrez rien de moi. Je suis égoïste, je n'aime pas les autres, je ne vous aime pas. » Un silence, puis le bruit sec du combiné raccroché. Halluciné par cette discussion, il eut quand même le sentiment jubilatoire d'avoir troublé l'ordre établi des pathétiques conversations de vente par téléphone. Une fois la douloureuse palabre achevée, la longue expiration du téléphone provoque en lui un déclic. Il allait agir. Il allait sortir de l'apathie dans laquelle sa vie le plongeait. Son pantalon enfilé, il file au café du coin sans trop savoir à quoi s'attendre. L'enseigne titre: « Aux âmes affables et malléables ». Etrange pour un café se dit-il. Mais une fois assis il est tiré de sa rêverie à la vue d'un jeune homme attablé un peu plus loin. Aliocha ne se souvient même plus de la dernière fois où il a éprouvé cette sensation. Il ne se souvient même pas du mot qui l'illustre. Bon sang, tout se mêle dans son cerveau. L'inconnu se lève. Il se dirige vers lui. Aliocha perplexe, retient son souffle. Il ressent de l'empathie pour un de ses semblables, sans même lui avoir parlé ! D'une voix passablement éméchée, notre inconnu s'adresse à lui.
_ « Je suis Hiolaca. Je viens te parler car je suis comme toi, je suis seul. Je suis seul à vouloir vivre vraiment avec les autres, sans que les autres ne comprennent ce que cela signifie. Je troquerais volontiers les conversations enjouées de mes camarades que tu vois là contre une minute avec toi car je ne te connais pas. Je ne te connais pas mais j'ai envie qu'on se sente ensemble, unis par notre humanité. Nous sommes tous aliénés par nous-mêmes, tous avides de justice humaine, sans même comprendre que la justice divine pèse sur nous de son œil scrutateur. Tu craches sur les autres car tu les aimes trop, car tu t'aimes trop pour t'avouer vouloir de leur soutien. Toi comme moi, on sait qu'on est en même temps le meilleur et le pire des hommes. En vérité, nous ne résoudrons jamais l'insondable problème de l'âme humaine. Coupables d'avoir eu le malheur d'aimer le beau mêlé au laid, la colère à la compassion, nous sommes humains et nous le resterons à jamais. Accepte toi tel que tu es, et aime la fatalité dans laquelle t'a plongée la vie: celle d'aller vers la mort avec la certitude de ne jamais connaître, de ne jamais percevoir un autre dans son entièreté. Je ne suis pas ton guide, je suis comme toi. Et j'accepte de t'aimer. »
_ Cette tirade cloue Aliocha sur place. Il regarde son nouvel ami sans rien dire, puis celui-ci regagne sa tablée comme si rien ne s'était passé. La scène n'avait duré que quelques secondes, mais elle restait suspendue dans l'esprit d'Aliocha, en surimpression dans son cerveau vidé. Il sent que toutes les barrières qu'il avait dressées face à ses semblables viennent d'être balayées. L'émotion l'étreint, et en même temps il se sent comme un enfant pris en faute. Il n'a rien répondu à ce Hiolaca, car il n'avait rien à ajouter, il avait comme établi une passerelle mentale entre eux deux sans lui demander son avis. Il décide de quitter le café, sort en titubant sous les regards des amis de Hiolaca toujours en train de rire. Le lendemain, il tourne en rond chez lui, et décide de revenir au café dans l'espoir de retrouver Hiolaca. Il demande aux habitués embusqués derrière leur canard s'ils le connaissent, s'ils l'ont déjà vu. L'un d'entre eux croit reconnaître dans la description d'Aliocha un jeune premier, en ce moment à l'affiche avec sa troupe au théâtre populaire de Saint Maurice. Ni une, ni deux, Aliocha assiste aux répétitions: la pièce est une adaptation contemporaine du Misanthrope. Hiolaca est sur scène. Il parle toujours avec autant de fougue, ses yeux sont emprunts du même pourpre, sa voix a la même emphase que l'autre jour. Il déclame la même tirade que dans son monologue du café, Aliocha comprend. Il fuit la salle obscure sans que Hiolaca ne l’aperçoit, rentre chez lui étourdi. En nage, en rage, il délire. La semaine passe dans l'attente de la représentation finale pour Aliocha et Hiolaca. Aliocha se rend tous les jours aux répétitions, étudie minutieusement le texte et le jeu de Hiolaca. Le grand soir arrive. Hiolaca est au zénith, il brûle les planches. Vient le moment de la tirade finale. Aliocha bondit alors sur la scène, le public est subjugué par cette apparition, cette séquence inattendue. Aliocha fixe le public, son regard passe à Hiolaca, revient au public. Il ouvre alors la bouche, laisse sa première phrase en suspens, moment interminable.
_ « Qui est le misanthrope ici? Tu parles au nom de l'humanité entière, et tu te targues de pouvoir sauver de sa propre perte ce pauvre bougre qui n'aime personne. Tu n'es pas mieux que tous les autres, tu l'as dit. Tu joues à être comme tous les autres, mais tu ne seras jamais comme tes semblables. Tu cherches à te moquer, à te jouer des autres comme tu joues ton rôle sur cette scène. Tu joues même plus dans la vie que maintenant. Pourquoi t'es-tu ri de moi l'autre jour? Tu es beau mais tu te caches, c'est là la plus grande preuve de misanthropie qu'il m'ait été donné de voir. Et malgré cela je t'admire. Je crois qu'à nous deux nous formons ce qu'il y a de plus beau et de plus laid chez l'Homme. Bas les masques, ne me dis pas que tu m'aimes, vis le. »
_ La régie désemparée par cette intervention tire le rideau. Nos deux compères réapparaissent dos à dos, la foule applaudit à tout rompre, les deux hommes repartent main dans la main en paix l'un avec l'autre et avec eux-mêmes.

Nouvelle 125 _ Jonas

Jonas et moi sommes du même âge. Plus tout à fait des ados, mais toujours aux études: l'un en philosophie, l'autre en sciences. Le sachant distrait, je dois parfois agir comme un grand frère avec lui. Car je l'aime bien, et, en lui servant de guide, je peux lui éviter des embarras. Hier, je l'ai aperçu qui s'engageait à pied sur la passerelle qui enjambe l'autoroute près de chez lui. La tête dans les nuages, perdu dans ses pensées. Comme j'étais à vélo, je l'ai vite rattrapé et lui ai proposé tout de go: Si on allait prendre un café ensemble? Il a accepté.

_ Une fois au resto, et remarquant son air sombre, je me suis dit que ce n'était guère le temps de lui tenir des propos jubilatoires, ni le contraire, bien sûr! Je sais que mon ami me fait confiance. Aussi, de fil en aiguille, il en est venu à me confier que ce prénom de « Jonas » avait été lourd à porter, et, qu'étant donné sa nature timide, les nombreux quolibets qu'on n'avait de toutes parts cessé de lui adresser l'avaient rendu méfiant, sauvage même à ce qu'il dit. Tout ceci, ajouté à son caractère indépendant, fait que, à part moi, on ne lui connaît pas d'amis.

_ Alors, que penser de son cousin Roger qui, loin d'être un soutien pour Jonas, dit de ce dernier qu'il est quelqu'un de malléable, voire de très influençable, et que si on sait vendre sa salade on peut tirer de lui ce qu'on veut. A contrario, d'après ce que je sais de mon ami, il serait plutôt difficile à vivre, rigide même — Quel mobile pourrait bien inciter Roger à vouloir ainsi mêler les cartes? Jalousie? Vengeance? Il faut dire que Jonas, enfant gâté par les siens, n'a jamais voulu fraterniser avec ce cousin. Il est clair que je refuserai de discuter de la chose avec lui, puisque je n'aime pas perdre mon temps en palabres.

_ De plus, comme tout finit par se savoir, je ne voudrais pas risquer de m'aliéner la sympathie de la famille de Jonas. Car il m'arrive de faire appel à son père, qui veut bien me guider dans mes recherches sur la séquence du génome humain. Mais ce qui passionne vraiment cet érudit, se sont les fonds marins. Rien que de le voir illustrer ses propos sur le sujet, et en particulier sur les baleines, avec qui il espère un jour pouvoir communiquer, est un pur bonheur. Quant à la maman, véritable sirène au cœur d'or, elle a dû en faire rêver plus d'un dans sa jeunesse. Encore maintenant, chose extraordinaire, son charme se déploie auprès des étudiants de son grand homme de mari qui, lui, n'y voit que dalle, ayant toujours le nez fourré dans ses livres.
_ Il m'a dit un jour détester vieillir. J'étais à ce point obnubilé par ce scientifique que j'aurais même accepté de troquer quelques années de ma jeune vie pour une fraction de son savoir. Mais, en y réfléchissant plus avant, j'ai compris que cet homme était un rêveur, déconnecté de la réalité au point d'affubler son propre enfant d'un prénom impossible.

_ Si les baleines avaient pu parler, elles, si sages, lui auraient fait comprendre que, quand on est un humain, on a tout intérêt à garder les deux pieds sur terre. Et qu'au lieu de « Jonas » c'est peut-être de « Maurice » dont on parlerait aujourd'hui.

Nouvelle 126 _ Conscience aveugle

J'ai trouvé Sandrine, il y a deux semaines, à la sortie de l'opéra. Un peu comme on trouverait un chien errant qui arpente les rues en quête de nourriture. À la différence près que cette femme troquait volontairement quelques caresses à la sauvette contre une illusion: l'amour. Mais ça, je l'ignorais alors.
_ Le temps était gris et maussade. J'ai remarqué cette femme appuyée contre un réverbère. Son imperméable trempé, ouvert sur le devant, laissait entrevoir une tenue affriolante aux couleurs criardes. Nos regards se croisèrent. Et, malgré le maquillage délavé qui lui barbouillait les joues de bavures grises, je perçus une étincelle émaner du fond de ses yeux sombres. Cette lueur, à peine perceptible, je l'ai interprétée comme un appel à l'aide.
_ J'abhorre ces rencontres fortuites où, confronté à ma propre conscience, je me dois d'agir un peu contre mon gré, je l'avoue, afin de porter secours à de pauvres hères affamés.
_ Aussi, sans hésitation, j'ai plongé la main au fond de ma poche pour en sortir quelques pièces que je lui remis avant de poursuivre ma route. L'ingrate me pourchassa. Le son de ses escarpins retentirent sur le pavé derrière moi. Elle me couvrit d'injures, clamant que ses services valaient plus que ça. Puis, sans que je m'y attende, Sandrine me lança la monnaie en pleine figue. Confus et ne désirant pas attirer l'attention sur nous, j'ai plaidé ma cause en prétextant un malentendu. Pour la calmer, je lui proposai de m'accompagner au café du coin, question de se réchauffer et de prendre une bouchée.
_ À peine étions-nous attablés que Sandrine me gratifia d'un sourire. Ravi que ma convive ait une personnalité aussi malléable, j'ai pu enfin me détendre tout en consultant le menu. Mais, lorsqu'elle lâcha spontanément qu'on ne l'avait jamais invitée en un lieu aussi chic, je fus pris d'une soudaine gêne. J'étais mal à l'aise que l'on puisse nous voir ensemble. Peur d'être associé à cette fille de rien, je lui tendis aussitôt un mouchoir pour qu'elle puisse éponger son visage souillé. Elle prit ce geste pour de la galanterie et m'en remercia d'un battement de faux cils. Elle termina sa toilette en se mouchant bruyamment.
_ Subjuguée par cette attention nouvelle qu'on lui portait, c'est en toute confiance que Sandrine se laissa aller. En une interminable palabre, elle déversa sur moi son lot de malheurs mêlés d'espoirs brisés. J'en avais marre d'avoir à suivre la séquence des événements traumatisants qui ont marqué sa triste existence. Existence au cours de laquelle elle s'est aliéné les quelques amis qu'elle ait jamais eus. Me croyait-elle tout à coup investi du rôle de guide spirituel ? Il était tard maintenant, j'étais épuisé et, surtout, impatient de me défaire de cette présence accablante. J'ai demandé l'addition.
_ Mais voilà que cette seule pensée revient à nouveau aiguillonner ma conscience somnolente. Comment pouvais-je l'abandonner ainsi, l'ayant privée de son gagne-pain des heures durant ? Je m'entendis alors lui proposer de passer la nuit chez-moi.
_ Pour s'y rendre, nous devions traverser un parc public. J'étais surpris de cette capacité qu'avait Sandrine de s'extirper d'une profonde grisaille pour en arriver aussi prestement à un état jubilatoire. S'agrippant à mon bras, son pas devint plus léger. Elle me confia alors ses ambitions secrètes (toujours ce babillage ennuyeux): « devenir chanteuse d'opéra ». Puis, soudainement, elle lâche son emprise pour se précipiter sur la passerelle qui surplombait un petit bassin parsemé de nénuphars. Pour mieux illustrer sa vision, elle adopta la pause solennelle d'une cantatrice et y alla de quelques vocalises.
_ Quelle utopie ! Cette femme réclamait mes conseils, mon soutien, alors soit, je lui devais la franchise. « Tu cours tout droit vers un autre désastre Sandrine. Tes rêves sont la source de tous tes malheurs, ne vois-tu pas ? Sois réaliste ma belle ». Puis, c'est en silence que nous avons parcouru le reste du trajet. Ce soir là, après l'avoir prise, je n'ai pu trouver le sommeil. Au petit matin, je ne pouvais souffrir de la regarder et désirais, plus que tout, qu'elle disparaisse à jamais. Je l'ai réveillée. Son corps était lové contre le mien. « Je te dois combien pour cette nuit » ? Sandrine se glaça, le regard plongé dans le mien. Cette fois, étrangement, j'y ai perçu le reflet d'un miroir qui éclatait, dont les pièces mobiles me traversaient, me blessant l'une après l'autre. Elle est partie, sans prendre l'argent.
_ Le souvenir de cette rencontre était à peine dissipé quant un gamin vint frapper à ma porte. Il me remit une missive signée de la main de Sandrine. Une invitation en quelque sorte. Un sinistre rendez-vous que j'hésitais à accepter. J'entendis encore la voix de ma conscience qui s'exprimait: « Tu dois être plus clair cette fois ». J'ai suivi le garçon jusqu'au lieu prévu. Un homme vint à notre rencontre. Je lui remis le carton de Sandrine. « Vous la connaissez ? » demandai-je. « Bien sûr ! Suivez-moi ». Un sentiment de fierté s'empara de moi. Sandrine aurait-elle suivi mon conseil en se dénichant un petit boulot dans ce lieu de paix ? Le même homme, le fossoyeur, me mena jusqu'à une pierre tombale devant laquelle reposait un tas de terre meuble. « On l'a retrouvée hier, pendue à ce chêne, là-bas. Le carton d'invitation était au fond de sa poche », me dit-il avant de repartir avec son garçon.

Nouvelle 127 _ Les aliénés… ou presque

Ils étaient quatre. Toujours ensemble. Luis, le professeur, le vieux Tom, Nathanaël et le jeune Nordine. A l'asile on les appelait « les veufs » car ils ne recevaient jamais de visites. Dans la cour bétonnée d'où jaillissaient mollement des arbres et des bosquets grisâtres, ils se retrouvaient chaque jour sans que personne ne s'en inquiète. Ils fumaient, se croisaient dans de courts va-et-vient en échangeant des mots ou entamaient une discussion animée. « La palabre « , ironisait l'infirmier, qui avait quelques lettres. « Tant que ça palabre, c'est bon », insistait-il pour justifier sa négligence. Il ne surveillait jamais vraiment les quatre veufs.

_ Ce jour-là, Nathanaël leur parlait de Cendrars : « Il a dit cela, Blaise Cendrars, il a dit cela: j'ai agi j'ai tué comme celui qui veut vivre. Le jeune Nordine demanda si c'était un pote et Nathanaël corrigea : « Un poète ». Nordine haussa les épaules : « Un poète… un pote c'est pareil », et l'autre reprit patiemment : « Oui, presque. Le poète de la main gauche, on l'appelait. Il a écrit La main coupée, Séquences… « . Le jeune Nordine ouvrit des yeux incrédules : « Il a écrit, la main coupée? » puis répéta pensif : « il écrivait, la main coupée… « . Nathanaël soupira : « Coupée la main. Tronquée. Ils la lui ont tronquée. » Le vieux Tom releva sa casquette : « Troquée? Du troc de mains? De la main à la main? C'est une histoire d'Africains… de la sorcellerie… « . Le conteur, un peu agacé, se tourna vers lui : « Toquée, troquée, tronquée, ça se ressemble! La main tronquée. Coupée. Un obus, à la guerre. Alors il est passé à l'autre ». Luis qui parlait de façon précieuse et aimait se donner l'air fin, fit remarquer que, tout de même, il avait une alternative. Les autres rirent, même le vieux Tom et le jeune Nordine qui ne comprenaient plus grand chose. Dans leurs yeux une folle gaité s'était allumée, ils agitaient leurs mains en tous sens et tapaient du poing sur leurs cuisses, pris d'un entrain jubilatoire. « On s'en va? » Le vieux Tom avait levé la tête et s'était légèrement redressé, encore secoué de leur rire commun. « On s'en va! Enfin, presque », précisa Luis d'un air pincé.

_ Ils s'éloignèrent innocemment et se rapprochèrent de la grille. Elle était entr'ouverte, l'infirmier était rentré dans le bâtiment. Une petit pluie froide tombait et seuls les veufs étaient restés dans la cour. D'un coup, ils furent dehors et avec une agilité imprévue s'éloignèrent de l'asile, se mêlèrent à la foule des passants et furent très vite au bord du périphérique, Nathanaël devant. Les autres suivaient, séquence de joyeux drilles en goguette. En approchant de la passerelle qui franchissait le périphérique, ils s'arrêtèrent brusquement. Tremblant comme sur un pont de cordes, un homme chantait, alternant cris et murmures et battant la mesure de ses bras, se balançant et dansant. Il allait en aveugle, funambule réglant ses pas sur le rythme de son chant: « La dona e mobile… « . Prudemment, Nathanaël glissa vers lui et saisit par les ailes ce papillon qui s'immobilisa avec lenteur, baissa les bras et pencha la tête sur son épaule. Son corps auparavant contorsionné par la danse s'était amolli, fait élastique, souple et malléable comme un corps d'enfant. Il s'abandonnait, les yeux mi-clos. Nathanaël l'invita à s'éloigner du bord et le l'amena jusqu'au trottoir d'en face. « Je m'appelle Lordjim » dit le papillon en souriant, « et je remercie,mon guide ».

_ De l'autre côté, entre deux immeubles-tours, un petit café miteux se protégeait des poussières et des sacs en plastique qui tournaient en vrille dans le vent. Une pancarte bringuebalait au dessus des vitres où s'écaillaient des Pères Noël et des flocons de neige. Ils lurent La Dernière Chance et s'y précipitèrent en se bousculant comme des écoliers indisciplinés.

_ Un silence se fit tandis qu'ils sirotaient leurs bières, le nez dans la chope ou le mégot accroché aux lèvres. Ils regardaient Lordjim, son visage marqué de douceur et de douleur mêlées, ses yeux bleuis par de vieilles larmes et qui parla d'une voix tranquille : « L'Afrique. Le soleil d'Afrique, l'or et la cendre. La guerre aussi…  » Nathanaël l'interrompit : »Comme Cendrars! » et le papillon reprit en mesure : « … comme cendrasses. J'ai connu cela. Il y a tant de lumière… On baisse les paupières, on tire les rideaux, on ferme les persiennes. On ne voit rien mais on sent sur sa peau la chaleur… un souffle de femme. »

_ Nordine, qui portait la lumière dans son nom mais ne le savait pas, se tortilla; le vieux Tom tira une bouffée et toussa avec bruit; Luis se leva, prenant appui sur sa chaise qui bascula. Lordjim le soutint, Luis se rassit dignement et Lordjim reprit : « Il y a tant de lumière… Les bruits, les cris, les odeurs vous entrent dans la peau. On vit. J'aimais une femme, Aïcha. On avait un gosse. J'étais dans l'armée, militaire ». Luis voulut blaguer : « Un pied à droite et un à gauche? » mais aucun ne rit. Nordine, la voix un peu étranglée, insista : « Tu as eu le pied coupé? Comme le poète, le pote de Nathanaël? ». Lordjim laissa un petit silence se faire, puis il sourit avec gentillesse. Il avait eu le pied coupé, en effet. Son petit garçon de cinq ans avait sauté. Mort dans un attentat. La femme était partie et lui aussi, mais de l'autre côté, avec l'armée.

_ Ils se turent. Lordjim fredonnait pour lui même : « la dona e.. » et Luis intervint, en professeur : « Mobile. Sais-tu ce que c'est qu'un « mobile »? Un soldat, enfin, presque. Un type qu'on a enrôlé pour combattre mais qui n'aurait pas dû l'être. Il a répondu à l'appel et on l'a jeté dans la mêlée, d'un seul coup, sans soutien. Tom voulut en savoir plus : »Et il se bat seul? ». Et Luis, satisfait, poursuivit : « Non, ils se battent ensemble mais lui, il n'est pas instruit, un mobile, c'est un rien du tout ». Le vieux Tom hocha la tête et marmonna : « Pas un type qui s'illustre par ses hauts faits, un comme nous, pas un illustre, un biffin…  »

_ Un songe passa.

_ Dehors, un groupe d'hommes approchait policiers, infirmiers, passants curieux. Ils écrasèrent leur nez à la vitre opaque puis pénétrèrent brutalement dans la salle. « La récréation est finie » ricana l'infirmier négligent. La bande compris et se leva. Lordjim s'envola de son côté. Ils ne voyaient rien, ils sentaient sur leur peau des parfums d'épices, de café grillé et de fruits sûris, ils entendaient des cris de femmes et des rafales de mitraillettes.

_ Enfin, presque…

Nouvelle 128 _ Egrégore

Jeanne est jubilatoire.
_ Elle a articulé les séquences,
_ Son puzzle est complet,
_ Sa compréhension claire.
_ Le feu la ronge, elle est à vif.
_ En colère, elle entend l' appel,
_ Sa pensée est aliénée.
_ Ses muscles sont bandés.
_ Son cerveau non malléable
_ Est prêt à dégainer.
_ Elle cherche son ensemble.
_ Elle a son mobile.
_ Sur la toile d' araignée
_ Elle cherche ses frères.
_ Elle sait que sur la planète
_ Le feu dévore aussi les siens
_ Cherchant soutien et guide.
_ Le virus est de partout.
_ Les neurones sont électriques.

_ Les symptômes sont affligeants.
_ Maux de ventre, envie de vomir.
_ Migraine, fièvre.
_ Un serrement dans la poitrine
_ Donne une impression d' asphyxie.
_ La vision des infos agit bizarrement,
_ Décuplant les effets.
_ Jeanne voit un monstre,
_ Incontrôlé et implacable
_ Aux mâchoires puissantes,
_ Armé jusqu' au dents,
_ Avide et insatiable.
_ Piétinant ses semblables.
_ Le massacre est grand.
_ La terre de ses enfants
_ Est en danger.

_ Jeanne rumine dans sa cuisine.
_ Ses capsules de café l' énervent.
_ Dieu s' en mêle avec What' s Else
_ Corruption et chantage
_ Palabres de paradis
_ Territoires sans foi ni loi
_ Pillage organisé par des hommes de paille
_ Aux services de grands escrocs,
_ Alimentant le monstre,
_ Toujours plus avide.
_ Jeanne voit les passerelles
_ Au-dessus d' elle, imbriquées
_ Allant de repaire de rapaces,
_ A des nids de corbeaux
_ Transitant les flux à tire d' ailes
_ Du Delaware aux Caïmans
_ D' Uruguay au Liban
_ De Jersey au Luxembourg
_ Obscurs paradis, antres cupides.
_ Vampirisant les peuples
_ Agissant impunément
_ Avec l' aval des gouvernements.
_ Que sonne le tambour !
_ Aragorn leve toi.
_ L' ombre grandit.

_ Ta dévouée troque les mots
_ Avec les siens.
_ Que grandisse l' Egrégore.
_ Qu' il s' illustre.

Nouvelle 129 _ Histoire brève d'un village et du monde en trois séquences

Les irréductibles, c'est comme ça qu'on les appelle dans la presse. Le sergent Ferraut entra dans le bar où ils prenaient un dernier verre.
_ – Messieurs, dames…
_ – On sait, on sait. On peut bien finir notre café, non ?
_ – Le barrage doit exploser dans une demi-heure.
_ – Ben qu'i fassent tout péter ! D'façon qu'eq ça change pour vous qu'on décampe ou pô.
_ – Vous en faites pas sergent, on finit et on sort. Vous voulez un verre ? Goûtez moi cette liqueur à la pomme, je la faite moi-même, c'est la spécialité du coin.
_ – Je sais, j'ai grandi à côté d'ici, à Vermilly. Mon père était exploitant. Le verger Ferraut, c'était lui.

_ Le verger Ferraut, les pommes qu'il vous faut. On peut dire que l'entreprise familiale avait sa petite notoriété à l'époque. Et puis un jour, le pont est arrivé. D'ailleurs non, la direction du pont a bien précisé, ce n'est pas un pont, c'est une passerelle. Passerelle ! c'est plus joli, et puis ça veut dire que les gens se rapprochent, a expliqué le comité de direction. Ah, bien. Et puis c'est important d'être mobile de nos jours, pour qu'on puisse travailler tous ensemble. Le comité de direction a illustré son propos en racontant l'histoire de la Chine et du Japon, comme quoi la passerelle Chipon a permis à la communauté bridée d'être la plus puissante au monde. Alors aujourd'hui, il est temps d'agir, comme quoi nous aussi on a droit à notre passerelle avec le monde.
_ Après la passerelle, c'est le supermarché qui est arrivé, avec des pommes de toutes les couleurs, disponibles toutes l'année, et toujours belles et brillantes. On n'en croyait pas ses yeux. Et le père Ferraut a du vendre une partie de son exploitation, puis le reste. Les affaires n'étaient plus ce qu'elles étaient, vous comprenez. C'est que maintenant, l'argent est jaune, vous comprenez, alors la terre le devient aussi. Même qu'ils appellent ça la jaunisse, les désapprobateurs.
_ – C'est un peu raciste quand même, non ?
_ – Ils nous ont aliénés !
_ – Nan, c'est eux les Aliens. T'as vu le film ? Même sale gueule.
_ – Enfin, ça c'est quand même raciste, non ?
_ – C'est faux en tout cas.
_ – Évidemment toi et ta Tong.
_ – Tan, c'est Tan qu'elle s'appelle. Et la mêle pas à tout ça, elle a pas choisi de v'nir travailler ici par plaisir j'te répète. Soit elle acceptait la mutation, soit elle perdait son poste. C'est Sunrise Corporation qu'il l'a forcée.

_ Sunrise Corporation, ‘cause we are your solution. On peut dire que le consortium des plus grosses firmes asiatiques a su conquérir l'Ouest en son temps. Quel élan d'espoir au fameux jour de l'appel du PDG Zhuan Sun. Il invitait tous les insatisfaits du peuple à rejoindre le groupe : du travail et le wifi pour tous ! Promesse jubilatoire pour les millions d'occidentaux submergés par le tsunami venu de l'Est. Tout le monde rejoignait alors le bateau du guide Zhuan Sun, apportant sa contribution à l'intensification de la production. Le barrage date de cette époque. Mutualisation des moyens, harmonisation des processus, pour toujours plus d'efficience et de performance. C'est qu'on a un défi à relever, vous comprenez. La population des consommateurs augmente de manière expotentielle, a expliqué le guide Zhuan Sun, il faut donc produire de manière expotentielle pour pourvoir satisfaire tout le monde. Mais reste le problème de l'énergie !
_ – Ouais ben moi j'en n'ai plus d'énergie.
_ – La Nouvelle Union Africaine a promis d'apporter son soutien.
_ – La NUA ? Tu parles d'un soutien ! En traitant avec ces dictateurs, on troque notre intégrité contre des kilowatts ! J'ai lu ça dans le journal.
_ – C'est bien pour ça qu'on fait sauter le barrage, pour être moins dépendant de la NUA.

La Nouvelle Union Africaine, le géant sorti de la graine. On peut dire que l'entente des gouvernements africains a permis au continent noir de renverser la vapeur ces dernières années. Quand leurs chercheurs ont trouvé un moyen de produire à bas coût de l'énergie à partir de l'extraction du sable, les palabres intertribales ont aussitôt cessé. Cette découverte fut pleinement exploitée grâce au caractère malléable des peuples et des paysages. Argent et tractopelles ont radicalement changé le visage de l'Afrique. Dès lors, la NUA se trouva systématiquement conviée à la table des négociations internationales. Puis ce fut elle qui se mit à convier les autres puissances. Et là c'était la classe, affirmait la jeunesse noire.
_ Les vieilles nations, quant à elle, trouvaient ça vexant. Alors on se mit à vouloir extraire du sable nous aussi. Cet énorme barrage rend la terre beaucoup trop verte ici, c'est une plaie. D'où le projet de tout faire péter. Certes on aura moins d'eau, mais on pourra produire assez d'énergie pour faire acheminer l'eau d'un autre continent jusqu'ici. C'est tout bon ! a proclamée à la bourgmestre. N'empêche que c'est à y perdre son latin. Non pas que les irréductibles aient un jour appris le latin, mais ils y tiennent à leur village. Et ils ne veulent pas le voir submergé par les eaux libérées du barrage. Ils n'ont aucune envie d'aller s'installer en mégalopole, mais alors pas du tout.
_ – J'ai vraiment aucune envie d'aller m'installer en mégalopole, mais alors pas du tout.
_ – On y ferait quoi ?
_ – Messieurs, dames, le barrage est prêt à exploser.

_ Alors ils sortirent malgré tout, les irréductibles. Ils avaient tenté de résister, de sauver leur village, mais comment lutter contre l'évolution du monde ? On peut pô, c'est comme ça, avait dit Macha. Puis elle ajouta : « Il parait qu'il y a des pommes qu'on n'a même plus besoin d'éplucher dans les magasins des mégalopoles. » Finalement, c'est commode le progrès.

Nouvelle 130

Dans ces deux pages se cachent trois personnages mais peut-être que trois c'est beaucoup pour tenir sur deux pages. Alors disons que le troisième personnage n'en est pas vraiment un. Pourtant c'est lui qui a pour habitude de se cacher dans les pages. Il vit paisiblement avec ses semblables dans le sous-sol d'un vieil immeuble de bureaux. De là, il peut accéder aux réserves de la bibliothèque municipale. C'est un rat de bibliothèque. Oh pas un horrible rat noir, mais un rat des villes, une sorte de loir, un jeune, malléable aux idées qu'il découvre dans les livres. Les livres sont sa maison, les feuilles son unique paysage. Il croit au pouvoir magique des signes noirs qui les décorent. Il s'en nourrit : de délicieuses feuilles dactylographiées pour souper.
_ Le deuxième personnage, par ordre d'apparition, est un humain. D'apparence du moins. En effet, à le voir fureter, tourner autour de son bureau comme s'il arpentait son territoire, le doute s'installe. Il en marque les limites en laissant les empreintes de sa tasse à café, des ronds bruns sur ses affaires à lui. Il se plonge dans un tas de paperasse, le nez se plisse, s'allonge, les épaules se tassent. La face rose éclairée par une lampe, le dos est gris. Animal dans son antre. Au boulot.
_ Le travail aliène l'homme, ce n'est pas de la science-fiction !
_ Le rat est intrigué par ce bonhomme scotché à son mobile, éclairé par en dessous du reflet de son écran d'ordinateur qui ronronne. Le rat ne se mêle pas de sa vie, les camemberts et les baguettes qui sortent de l'imprimante ne sont pas alléchants, pas comestibles, des chiffres, toujours des chi££r€€$.
_ Le rat s'intéresse à la littérature, il veut tester la puissance des mots, le pouvoir des signes. Il a donc laissé à cet effet un message écrit soigneusement à l'aide de petites crottes noires savamment disposées. La conséquence de l'expérience fut étonnamment violente, une explosion de cris et de coups de balais avec une séquence « dies Irae » en fond sonore. Sa maison fut brulée, sa famille dispersée. Ce soir, il git sur le pavé de la Grande Rue. Les livres lui manquent. Il lustre son pelage triste devant le soupirail des réserves, bouché. Il rêve d'un nouvel accès, d'une passerelle pour son arche de Noé qu'il reconstruira dans un papier bible à la douceur crissante.
_ Craquant une allumette, la princesse monte la Grande Rue. C'est le genre de princesse qui s'illustre pour son addiction aux romans à l'eau de rose. Elle désespère de ne pas rencontrer de Prince Charmant. Sa marraine vient de lui souffler qu'il suffit d'embrasser un crapaud pour qu'il se transforme. Alors pourquoi pas celui là, tout gris derrière l'immense vitre de son bureau. Il a l'air tellement sérieux dans son bocal de verre open-space. « Un milliardaire romantique qui sera le soutien d'une frêle jeune femme, moi »
_ La princesse scintillante comme un diamant dans le halo du réverbère remarque une mignonne petite bête au doux pelage, une souris du carrosse de Cendrillon dans l'ombre. Derrière la vitre, l'homme a troqué son apparence animale contre une défroque de prince potentiel, pas encore charmant mais avec l'envie d'agir pour le devenir. Il comprend l'invitation à sortir de la princesse, l'appel élégant de sa main. Déjà, il se prépare à lui parler, la baratiner, l'étourdir de palabres, la faire rire et continuer, la souler de mots, l'étourdir pour la conquérir.
_ La porte s'ouvre. L'homme ne sort pas, il préfère rester dans son domaine car il faut un royaume à un prince. La princesse et le rat entrent ensemble. Le futur prince officie comme guide auprès de la princesse. Il lui explique l'importance de sa charge, l'étendue de son domaine d'activité. Il croise son regard, constate que ses yeux s'ouvrent tout grands ou se referment au rythme de son discours. De beaux yeux dans lesquels le temps passe au ralenti. Il a envie de les fixer pour toujours. Sans parler.
_ Le rat retourne à ses chères études. Lire, écrire, jubilatoire.
_ Si les mots sont magiques, il vient un moment où il n'est plus besoin de mots.

Nouvelle 131 _ Divergence

C'était un mardi d'automne, l'un de ces midis où Florent et David avaient pris l'habitude de se retrouver pour déjeuner. Les deux amis de longue date échangeaient des propos d'ordinaire anodins, mais ce jour là leur conversation faillit tourner à l'affrontement idéologique.

_ – « Déjà 14 heures 10 ! s'écria David. Il faut que je te quitte, je vais à la manifestation contre les retraites cet après-midi !
_ – Tiens donc ? Tu ne changes pas, dirait-on, toujours au front pour le soutien des grandes causes… » rétorqua Florent non sans ironie.
_ – « Pas toutes les causes… Seulement celles qui me semblent justifiées, et celle-ci en est une.
_ – Une parmi tant d'autres ! J'ai l'impression que tu passes ta vie à manifester, à répondre à tous les appels à la grève… Est-ce une réelle conviction ou as-tu d'autres motivations ?
_ – Mais je ne peux tout de même pas rester les bras croisés devant le modèle social qu'on cherche à nous imposer ! Tu n'es plus d'accord avec tout ça ?
_ – Oh, tu sais, je me suis fait une raison…Militer pour un monde plus juste, agir tous ensemble, refuser les règles établies… C'est jubilatoire, certes, mais ça ne marche qu'un temps ! Nous ne sommes plus des étudiants, David ! Pour moi, cette vie insouciante avec pour seul guide le rêve d'une société idéale est bel et bien terminée. J'ai un travail à assurer, une famille à nourrir…
_ – Et cela vaut le coup de troquer ses idéaux pour un mode de vie petit-bourgeois, selon toi ? De s'aliéner, de n'être plus qu'un pion sur l'échiquier capitaliste ?
_ – Mais David, as-tu fini avec ces grands mots ? Tu n'as pas à me juger ainsi ! Crois-tu vraiment que j'ai le choix ? Si je fais grève, je perds mon boulot !
_ – C'est justement bien ça qui me révolte. Aujourd'hui, seule une minorité de la population active jouit d'un emploi sûr et correctement rémunéré. Des milliers de travailleurs sont constamment sur la brèche, malléables au gré des désirs des patrons, taillables et corvéables à merci !
_ – Mais le monde du travail fonctionne ainsi ! De nos jours, il faut savoir être mobile, s'adapter rapidement aux évolutions techniques et sociales, ne pas craindre de changer d'emploi plusieurs fois dans sa vie… Regarde ne serait-ce que mon parcours, qui illustre parfaitement cette réalité : quinze ans de vie professionnelle, cinq postes occupés dans trois entreprises complètement différentes… J'ai vécu chaque changement comme une opportunité de découvrir un nouvel environnement, de construire des passerelles entre des univers que tout oppose à première vue… Je vois ma vie comme une succession de séquences bien plus enrichissantes qu'une pauvre carrière rectiligne !
_ – Ton discours me fatigue, Florent ! J'avais bien remarqué que nous nous étions éloignés sur un certain nombre de sujets depuis quelques années, que nos conceptions des rapports sociaux, de l'engagement au quotidien… divergeaient de plus en plus. Avec cette conversation, j'ai l'impression que nous vivons désormais à des années-lumière l'un de l'autre et que toutes ces palabres sont inutiles. Tu m'excuseras, mais je dois filer. » conclut David en avalant son café.

Florent regarda son ami s'éloigner avec une pointe de mélancolie mêlée de culpabilité. David avait-il raison ? Florent avait-il réellement renoncé à ses idéaux ? Aurait-il pu choisir une autre voie ? Jalousait-il tout simplement David, dont la vie de célibataire lui permettait encore de n'effectuer ses choix qu'en fonction de ses seuls intérêts ?

Il se leva à son tour et hâta le pas. La conjoncture économique était encore délicate, et nul ne pouvait prédire ce que réserverait l'avenir. Mieux valait se montrer zélé et revenir à l'heure au bureau.

Nouvelle 132 _ La main retrouvée

Lorsque la sonnerie de mon mobile avait retenti, j'avais décroché avec méfiance. Le portable, par le don d'ubiquité qu'il offrait, avait fait l'unanimité parmi ceux qui souhaitaient me joindre. . .
_ – Valérie?… Valérie Diagre ?
_ – …Oui …C'est moi.
_ – C'est Jean.
_ Jean … Avec force, l'écho de ce mot vint me pousser violemment au bord d'un précipice : je restai subitement figée. Puis, une passerelle dont je pensais avoir bloqué l'accès à tout jamais, relia ce prénom à un passé que j'avais troqué contre un présent mouvementé et intense. J'avais aujourd'hui une vie riche d'activités, d'amis, de choses, j'étais mariée et maman de 2 enfants. Ma nouvelle vie, je me l'étais bâtie pièce par pièce avec ténacité, et voilà que cette construction minutieuse destinée à me protéger se trouvait en péril par un simple appel et par un prénom : Jean.
_ – J'ai mis du temps pour… te retrouver…
_ Je fermai les yeux, un cri résonna dans ma mémoire, cette mémoire que j'avais voulue malléable, mais dont je savais aujourd'hui qu'elle savait se rebeller : Valérie ! Il ne savait prononcer les r, et disait Valéhie .II hurlait, donnait des coups de pieds aux assistantes sociales et refusait de me lâcher la main.
_ Mon Dieu, mais cette séquence était donc ancrée dans ma chair ! Le temps ne m'avait accordé aucun répit…
_ – J'aimerais te revoir, avait il dit.
_ A ces mots, je sombrai dans une plaie que je pensais avoir cicatrisée mais qui se révélait, je le constatai, béante.
_ Après avoir pourtant convenu d'un rendez vous, pas chez moi mais dans mon entreprise que j'avais crée à force de volonté et d'opiniâtreté, je raccrochais contrariée. Pourquoi mêler à nouveau nos vies au bout de 32 ans ? Et pourquoi avais je accepté ? Qu'est ce que je voulais lui prouver ?
_ Il voulait écrire un livre sur sa vie…

_ Lorsqu'il pénétra dans mon bureau, je vis à son mouvement de sourcil qu'il était impressionné, toutefois ça ne provoqua pas en moi l'effet escompté. J'avais les mains moites et trouvais finalement ridicule le fait de le recevoir ici … Je l'observais tentant de reconnaître chez lui des traits familiers.
_ Il était mince, pas très grand, on peut préciser fluet, les méchants diraient gringalets …Un vilain bec de lièvre, dont je n'avais plus du tout souvenir, rendait au premier abord son visage hors norme, mais très vite cette imperfection ne devint qu'un détail comme un nez trop long ou une bouche trop mince .Et finalement, on finissait par trouver l'ensemble harmonieux : était ce du au doux bleu de ses yeux ? Ou au blond soyeux de ses cheveux ? Je ne sais pas. Toujours est-il que rien ne venait illustrer le fait qu'il était mon frère.
_ Tandis que je restais debout à le fixer, il me dit:
_ – On se fait la bise ?
_ – … Bien sur …
_ A cette perspective un trouble m'envahit. Pourtant dès que je fus à son contact, un bouleversement électrique s'empara de moi et je ne pu que laisser ma mémoire d'enfant réinvestir mes sens : j'avais cinq ans, lui quatre ; notre mère défaillante ne pouvant répondre aux besoins de tendresse et d'affection nécessaires à mon petit frère, je le serrais très fort contre moi et il s’agrippait à mon cou jusqu'à ce que le sommeil vienne lui accorder le bienfait du repos.
_ Un besoin animal, physique m'enserra alors, et je ne pu réprimer l'envie de serrer très fort cet homme dans mes bras. Lorsqu’ 'il fut tout contre moi, je retrouvais chavirée, éperdue soulagée mon petit frère, ce petit frère que le temps m'avait volé. Tandis que je me nichais dans son cou, le reniflant comme une louve à la recherche de son petit, une odeur de lait sucré m'enivra : je compris alors combien il m'avait manqué et que j'avais eu beau m'en défendre, je restais immanquablement liée à cette petite fille que j'avais été et à ce petit garçon que j'adorais et que je devais protéger. Je passai la main dans ses cheveux, mais la poisse collante n'était plus ! Folle que j'étais, il était un homme à présent, il avait grandi, était bien mis et avait les cheveux propres.
_ Sa façon rigide et maladroite de répondre à mon étreinte illustrait la méfiance dont il s'était paré, il restait sur ses gardes. Il faut dire que je m'étais tellement montrée distante au téléphone !
_ J’en conclu qu'il n'y aurait ni il palabre, ni ineptie mais la vérité vraie avec ses bons et ses mauvais cotés. Je lui présentai un fauteuil et m'assis face à lui.
_ Il avait un cartable qu’il ouvrit avec difficultés car les sangles étaient coincées. Il perdit, malgré lui, de sa superbe et de son assurance, et j'eus subitement face à moi mon petit frère tentant maladroitement d'assembler des legos …Une fois parvenu à accéder au fond de son cartable, l'homme qu'il était à présent, en sortit un grand bloc note et un stylo plume.
_ Il leva ensuite les yeux vers moi et me sourit aux trois quarts. C’était une manière de m'assurer qu'il restait guide de l'entretien.
_ Je lui proposai un café qu'il refusa, il précisa qu'il ne voulait pas déranger. Il était inutile de relever, pourtant je voulais à présent lui assurer de mon soutien dans sa démarche. Depuis que je l'avais senti tout contre moi, j'avais eu la révélation animale qu'il était mon frère et que mon passé m'avait aliénée à un mensonge : celui de faire comme si ma vie n’avait commencé qu’à 5 ans, après avoir dû lâcher la te main de Jean.
_ Des coups de béliers martelaient à présent l'heure de ma sentence : je l'avais abandonné ! Abandonné !
Je ressenti alors le besoin vital de lui demander pardon, et en moi tous les barrages que j'avais construits un à un depuis 36 ans volèrent en éclat sous une cascade déferlantes d’émotion : je m'effondrai derrière une crise de larmes.
_ – Pardon Jean, pardon …Si tu savais comme je m'en veux, si tu savais comme je m'en veux !
_ Mon attitude le déstabilisa, puis il entreprit d'agir en cherchant un mouchoir. N'en trouvant pas, il se saisit finalement d’un napperon de soie que m'avait offert un industriel chinois et me le tendit.
_ Je le saisis avec gratitude et me mouchai énergiquement
_ – Et bien t'y vas pas de main morte ! Il sourit et après un temps d'hésitation, il osa saisir ma main qu'il nicha entre les siennes.
_ Ce fut alors pour moi la fusion originelle ! Cette main que j'avais perdue m'avait retrouvée !
_ – Mon petit frère, mon tout petit frère! Je ne voulais pas te lâcher, mais je n’ai pas su.
_ – Quoi …mais qu'est ce que tu racontes ? Il avait les yeux ronds comme des calots.
_ – Je devais tenir, j'aurais du les en empêcher.
_ – Valérie, mais …tu avais 5 ans, 5 ans ! Tu n'étais qu'une petite fille ! Que pouvais-tu y faire ?
_ – Si tu savais comme je m'en veux ….
_ J'alternais sanglots et paroles.
_ – Valérie, c'est pas ta faute, c'est pas la mienne …
_ Il souleva mon visage, et tandis qu'il épongeait mes larmes, mon regard croisa une série de tranchées violacées au niveau de son poignet. Ces traces d'auto mutilation ou de suicide avorté, je les portais moi aussi …
_ – On nous a séparés, poursuivait il, notre mère a du nous abandonner pour x raison mais on s'en est sortis Valérie ! Et tu vois là, dès qu'on se retrouve, et bien la complicité d'antan ressurgit. On est ensemble Valérie et ensemble si tu veux bien, on va essayer de rassembler toutes les miettes de nos souvenirs pour reconstruire notre passé. Puis avec une lueur amusée dans les yeux, il ajouta : Tu sais … j'ai crains le pire quand tu as ouvert la porte, tu avais une de ces têtes !
_ J'étouffais un sanglot honteux.
_ – En tous cas, reprit-il, ce moment là, celui qu'on vit là maintenant est …jubilatoire ! Oui jubilatoire et je suis persuadé qu'il restera la plus belle séquence de ma vie, et de mon livre.
Il souriait et je su alors que l’alchimie de ces retrouvailles serait le baume réparateur de nos plaies qu'il fallait enfin oser songer à panser…

Nouvelle 133

Enfin ! Il venait de gagner de haute lutte, après moults palabres ce fameux voyage : Une randonnée d'une journée en pleine nature, seul. Il ne serait plus aliéné par un mobile greffé à l'oreille. Il s'agissait d'aller respirer le bon air sans entrave. Il allait pouvoir répondre à l'appel de la Nature. Déjà, il exultait à la perspective de cette journée. Il en imaginait toutes les péripéties, s'amuser à visualiser son parcours, les paysages qu'il rencontrerait. Il serait son propre guide. Il savait que dans ce paysage de campagne, ses sensations seraient décuplées, plus réelles que le réel. Ce serait l'automne, sa saison préférée. Il ramasserait les feuilles déjà tombées, embrasserait les troncs d'arbres à pleine bouche.
_ Ils étaient tous dans un état jubilatoire lorsqu'avec quelques autres, ils avaient franchi ensemble la passerelle métallique puis troquer leurs habits ordinaires contre une tenue appropriée. Chacun était parti de son coté, sans plus se soucier des autres. Il savait qu'une bonne préparation était la clé pour réussir cette ballade. Il était prêt : Chaussures de marche, pantalon de toile, un petit sac à dos pour le casse-croûte, la bouteille d'eau et le petit thermos de café. Le paysage de campagne qu'il avait ardemment rêvé se révélait prometteur, aussi beau qu'il l'avait imaginé. Il y était. Il foulait un chemin damé, bordé de fossés serpentait entre des bosquets de peupliers et des haies basses vibrantes du chant des oiseaux. C'était une belle journée d'automne. Son corps se détendait. Il respirait mieux. Il s'arrêta un instant pour ramasser un grand bâton qui serait son soutien dans sa marche. Il marchait maintenant d'un bon rythme, guidé par ses seuls pas. Le paysage changeait à chaque instant : Ici un caillou à la forme originale, là un arbre curieusement taillé en têtard, plus loin un espace enherbé. Dans un coude que faisait le chemin, le vent avait amassé des feuilles en tas. Il passa un bon moment à respirer l'odeur subtil des feuilles fraichement tombées. Il en choisit quelques unes pour les observer à loisir tout en continuant sa marche. Au fur et à mesure que le soleil baissait sur l'horizon, ses premières impressions jubilatoires du début de journée laissaient sourdre un sentiment diffus d'angoisse : la fin du voyage était proche. Les feuilles mordorées bien réelles des premiers arbres aperçus semblaient se brouiller à sa vue. Il était fatigué. Les troncs lisses et secs qu'il avait enlacé de bonheur le matin même, semblaient se distordre, malléables sous ces doigts. Il s'appuya contre un tronc pour reprendre son souffle. Son sentiment de malaise grandit et se mêla de crainte : Oui, la séquence « voyage » était bel et bien terminée. Il se réveilla brutalement. La capsule dans laquelle il était allongée s'ouvrit. Il retrouvait l'atmosphère propre, filtrée mais artificielle de sa planète. Oui tout était artificielle ici, tout était sous contrôle. La nature n'existait plus, saccagée dans les moindres recoins par quelques siècles de civilisation et de « croissance ». L'humanité s'était illustrée une fois de plus, dans la bêtise comme dans sa capacité d'adaptation. Car la terre toute entière avait été soumise à la folie des Hommes. Toute trace de vie autonome avait été éradiquée d'abord par prédation malhabile des premiers humains, puis sur-consommation systématique d'une minorité d'entre eux et enfin incapacité collective à ménager les ressources. Le défi d'une famine s'était profilé. La réorganisation des marchés agricoles avaient progressivement permit le remplacement des cultures à sélection naturelle par des cultures génétiquement maitrisées. Aurait-il pu en être autrement ? Des milliers de nouvelles de science-fiction débattaient encore du sujet sur internet. Finalement, la cohabitation avec les plantes sauvages s'était avérée impossible à gérer. Elles maintenaient un vivier de maladies intempestives, de ravageurs gloutons, qui finissaient par s'attaquer aux cultures contrôlées. Devant l'avancée des sciences du vivant, on s'était donc résolu à détruire sciemment, méthodiquement, les restes de nature sauvage pour ne pas nuire aux cultures artificielles. Au nom de l’efficacité, toutes les cultures étaient maintenant sous contrôle. Beaucoup de gens n'étant plus en contact avec un quelconque environnement naturel souffraient de dépressions et d'un étiolement général de la santé. On avait développé les « Safaris Nature », où l'on promenait les clients dans les immenses serres climatisées installées sur d'anciennes terres agricoles. Puis des recherches jugées au début futiles sur les jeux vidéos, avaient permis la mise au point de capsules de réalité virtuelle. Elles étaient installées en étoile au bout de passerelles métalliques et reliées à un ordinateur central. Une fois installé à l'intérieur et le cerveau directement relié à l'ordinateur, le « voyageur » se voyait proposer par l'ordinateur des séquences pré-enregistrées de différents paysages naturels. La capsule permettait de piloter des interactions fortes entre l'imaginaire et le cortex de chaque personne. L'illusion était parfaite. On pouvait alors voyager dans la nature, comme en vrai, complètement déconnecté pour un temps de la vie ordinaire. On pouvait enfin toucher des végétaux aux textures variés, sentir des odeurs de foin, de mousse, impossibles ailleurs. Aujourd'hui, tout le monde avait besoin de son voyage. Mais comme pour les « Safari Nature », les places en capsule de réalité virtuelle, étaient chères.
_ Il s'était réveillé un peu sonné par toutes les sensations de sa journée. Déjà il pensait à son prochain voyage. Il hésitait entre une randonnée en ski de fond et une ballade à vélo sur une ile de la côte Atlantique. Il avait lu dans un vieil illustré que c'était si beau.

Nouvelle 134 _ Le téléphone ne répond plus

Le téléphone sonne mais ça ne décroche pas. En cette fin de matinée de printemps 2010, Christian est assis à une terrasse de café dans le vieux Orléans. Il n'arrive pas à joindre Fabienne qui habite dans le quinzième arrondissement de Paris. Sa mère est presque centenaire, et elle en a vécu des épreuves depuis la perte de son mari en 1945, fauché lâchement par une dernière balle perdue avant le cessez-le-feu final – la faute à pas de chance – avaient écrit les autorités militaires. Veuve et sans but précis dans la vie, elle avait alors décidé d'accueillir dans son foyer un garçon de 7 ans fin de donner du piment à son avenir et une famille à ce jeune homme. Cet acte d'amour s'était depuis lors transformé en un lien fusionnel, une passerelle entre leurs deux vies antérieures.

Il tape de nouveau le numéro de Fabienne, pas de réponse … Christian, directeur financier, habite dans le Loiret depuis trois ans suite à une mutation professionnelle exigée par sa banque, à deux ans de la retraite. Désormais loin d'elle, il s'impose le rituel de prendre de ses nouvelles tous les matins et connaît parfaitement son emploi du temps et ses habitudes. En bon fils, il lui rend visite dès qu'il le peut. Par beau temps, ils se promènent ensemble, chinent et découvrent pour le plaisir des yeux de nouveaux musées et celui des papilles les restaurants de la capitale. Stressé de nature, il n'apprécie guère les imprévus et petits contre temps du quotidien qui peuvent laisser s'immiscer le doute dans son esprit. Depuis ce matin 8h15, il tente de la joindre, en vain, avec son mobile dernier cri troqué la veille à un ami contre une vieille montre de marque.
Il sait que sa mère, malgré son âge avancé, est plutôt du genre à agir que subir ; il lui répète sans cesse de faire attention à ses vieux os, ce qui lui vaut d'être traité en retour de rabat joie.

Il compose mécaniquement les dix chiffres, toujours pas la douce tonalité du timbre de voix de la femme de sa vie. S'il ne doit en rester qu'une, ce sera elle – se dit Christian, en commandant un second café au serveur de La Chancellerie. Le soleil pointe son nez et éblouit la terrasse, un instant de bonheur jubilatoire pour les badauds et les flâneurs anonymes de ce mercredi 19 mai qui lorgnent sur les places vides des terrasses de la Place Martroi. Il tripote son téléphone, le scrute, le tourne, le caresse et hésite à rappeler de nouveau, la séquence se répète comme un tic, cinq ou six fois. Cette femme qu'il vénère est une sorte de héros des temps anciens, son guide spirituel ; elle s'est investie dans de nombreuses missions humanitaires et a apporté son soutien financier à de grandes œuvres de charité. Christian s'emporte souvent quant elle évoque encore son vif intérêt pour certaines associations. Peut-être est-elle allée faire un tour dans l'une d'entre-elles – songe t-il. Mais Christian rejette vite cette idée, elle l'aurait forcément prévenu la veille. Fabienne est toujours une femme très indépendante du moins dans l'esprit mais aussi les combats qu'elle mena avec passion dont celui pour la libération des femmes où elle s'illustra particulièrement avec le MLF dans les années 60 ; elle n'apprécie guère d'ailleurs que son fils se mêle de ses affaires. Elle est très dévouée, la main sur le cœur, il le sait. Elle a toujours été présente à ses côtés, s'est portée à son secours à maintes reprises ; un soutien de tous les instants lors de la perte de sa femme et de sa fille unique dans un accident de voiture 17 ans auparavant, de retour d'un week-end à Deauville. Il était au volant sur l'autoroute de Normandie.

Il tente un dernier appel sur son fixe. Toujours cette maudite voix du répondeur. Peut-être est-elle dans l'escalier de l'immeuble cossu de la rue de la Convention, entraînée par la concierge ou sa voisine de pallier, Madame de Pimbêche, dans une palabre dont elle seule a le secret. Ce n'est pas possible, il est 9h30, depuis tout ce temps elle serait déjà rentrée et l'aurait appelée de suite.
Christian évoque toutes les possibilités, elle aurait fait un malaise, une mauvaise chute ou un voleur serait entré dans son appartement et l'aurait violenté pour lui aliéner tous ses biens. Non, son voisin du dessous, Monsieur Lecurieux aurait entendu du bruit et l‘aurait contacté. A moins que ce soit son vieux compagnon de route, Monsieur Pinailleur, un ami de 40 ans, collectionneur d'objets qui ne servent à rien, qui l'aurait emmené dans l'une de ses quêtes du Graal dans le tout Paris des antiquaires. Ce n'est pas son genre à Fabienne de se laisse influencer dans de tels périples, elle a beau s'être adoucie avec la sagesse des années, elle n'est pas si malléable que cela la mère Durée.

Christian paie ses deux expressos et file dans sa voiture immatriculée 45, il décide de monter sur Paris, vérifier directement ce qui se passe, le téléphone sur le siège avant droit, prêt à dégainer à tout instant. Il est nerveux, très inquiet même, il sent que ça cloche, il accélère.
10h47 – Arrivé au pas de la porte de sa mère au 3ème étage, il l'ouvre doucement avec son double de clé. Rien n'a changé ni bougé depuis mardi dernier, c'est bizarre cette atmosphère de vide dans ce quatre pièces, comme si tout était en place mais avec un soupçon d'étrangeté. Dans l'entrée, il regarde attentivement autour de lui à 360 degrés, rien à signaler, entre dans le salon, une vision le saisit et le fait stopper net : Fabienne est assise dans son fauteuil velours noir, l'air sereine, les yeux fermés, la bouche légèrement entrouverte avec un sourire en coin qui s'imagine. L'album photos de leurs premières années est sur ses genoux, protégé par une main légère et chaleureuse. Christian la contemple durant de longues minutes, toutes les images heureuses de leur vie défilent, avant d'apercevoir une enveloppe posée sur la table en merisier ; sûrement ses derniers mots, apaisés et soulagés de toutes les mauvaises farces que son existence lui a infligées.

Nouvelle 135 _ Une caisse un peu trop lourde

Au contraire de beaucoup de personnes sur cette terre, je n'ai pas peur de mourir. J'ai juste peur d'arriver à ma dernière heure en n'ayant pas rayé tous les points de la liste. Car rendons nous à l'évidence, combien de personnes sur cette terre se sont éteintes en ayant accompli tout ce qu'elles avaient prévu ? Pas beaucoup, je pense. Je sais que je ne suis personne pour émettre une telle théorie mais j'ai la certitude d'une chose : la vie est trop courte pour se permettre de ne pas profiter de tout ce qui nous est donné. Le destin mêle les cartes et nous jouons. J'ai décidé de me mettre à jouer sérieusement le jour où j'ai perdu la personne la plus importante de mon existence.
_ C'est dans cet esprit que j'avais pris l'initiative de mener une bonne action par jour, pour être certaine d'avoir fait ma part du travail dans cet ensemble qu'est le monde. J'ai commencé par de petites actions, comme aider dans le ménage, décrocher à tous les appels de ma mère sur mon mobile, faire le café pour toute la famille, me concentrer sur les palabres des professeurs… Je menais ce rituel tous les jours et je m'en sortais très bien depuis deux mois. Un dimanche matin, je me levai et je décidai que ma bonne action de la journée serait la suivante : Ranger le grenier. J'avais bien sûr le soutien de ma mère qui me donna toutes les indications nécessaires à cet effet. Après deux heures de dur labeur, ayant triés tous les objets aliénés par mes ancêtres, une petite caisse en bois qui semblait délaissée depuis longtemps attira mon attention. Je l'ouvris avec précaution et son contenu ne me frappa pas directement. Il y avait des photos sur lesquelles étaient illustrés mes parents et un enfant dont le visage ne m'était pas familier. Ce n'est qu'après avoir lu un document stipulant que ceux qui m'ont donné la vie étaient également parents d'un certain Francis que je compris que cette boite n'était pas n'importe quelle boite. Cette boite contenait un lourd secret. Celui qui affirmait que moi, Odile, 15 ans, j'avais un frère. Qui était-il ? Pourquoi n'étais-je pas au courant ? Pourquoi me l'avait-on caché ? Vivait-il encore ? Avait-il changé de nom ? Pourquoi ne vivait-il plus ici avec nous ? Tant de questions et tant d'hypothèses malléables se bousculaient dans mon esprit. La première réaction fut de vouloir les poser à mes parents mais je savais pertinemment que s'ils m'avaient menti durant tant d'années, rien ne les empêchait de continuer. Je devais donc mener mon enquête seule.
_ Je me serais crue au beau milieu d'une séquence de film. Je me retrouvais seule face à cette immensité. Je pris tout ce que contenait cette boite : photos, acte de naissance,… La première chose à faire était de tout analyser.
_ Une semaine plus tard, je n'en étais pas beaucoup plus loin. Je savais juste qu'il s'appelait Francis, qu'il était mon frère, né en 1990, cinq ans avant moi et que toutes les traces s'arrêtaient après 1992. J'avais également aperçu sur les photos que lui aussi, avait une tache de beauté sur le pouce, comme tous les membres de notre famille. Je n'avais plus beaucoup d'espoir quand je découvris une lettre glissée dans une partie de la boite que je n'avais pas remarquée. Je l'ouvris et j'appris, malgré les traces du temps qui avaient effacé quelques mots, que ce Francis avait essayé de renouer contact avec ma famille il y a sept ans d'ici. Il disait vivre en France, avec ses « nouveaux » parents et venant d'avoir appris son adoption, il souhaitait connaitre ses parents biologiques. C'était un indice de plus : il ne vivait plus avec nous car mes parents l'avaient fait adopter… Mais pour quelle raison ? Mes parents ont-ils répondu ? Il y avait une adresse sur l'enveloppe accompagnant cette lettre. Peut-être pouvais-je, moi aussi, me servir la poste comme moyen de communication. Pourquoi ne pas troquer mon clavier contre un stylobille pour une fois ?
_ Mes espoirs de réponse étaient minces étant donné l'incertitude face à la réception de cette lettre. En sept ans, beaucoup d'évènements pouvaient avoir lieu. Chaque matin, je me ruais vers la boite aux lettres, le cœur battant avec une lueur d'espoir incontestable… et chaque matin, je me faisais rattraper par la déception. Rien, il n'y avait rien qui puisse me permettre de terminer ma bonne action commencée cinq semaines auparavant, celle de reconstituer le passé. J'avais délaissé mon idée journalière et je me concentrais sur une unique action qui me permettrait peut-être un jour d'affirmer avoir laissé une trace dans ce monde. Ayant compris que je n'aurais aucune réponse par voie postale, je me dis que je pourrais en parler à mes parents. C'est ce que je fis et je dois avouer qu'il n'y avait rien de jubilatoire à l'expression de leurs visages quand je leur fis part de mes exploits. J'eus une longue discussion avec ceux-ci après laquelle je perdis tout espoir de reconstituer un jour la passerelle entre mon frère fantôme et moi. C'était tout et je devais m'avouer que j'avais échoué. L'espoir nous sert de guide tout au long de notre vie. Mais d'espoir je n'en avais plus.
_ Un jour, environ un an par après, je voulus reprendre mes bonnes actions journalières afin de peut-être avoir l'occasion de continuer ce que j'avais commencé. Je me rappelais que je voulais faire face au destin et avec un peu de chance, j'avais la possibilité d'y arriver. Je me contenterais de faire une bonne action par jour et on verrait bien ce que l'avenir nous réserverait. La première chose qui me vint à l'esprit pour agir bien fut d'aller acheter le pain. Je discutai un peu du beau temps avec le nouvel apprenti boulanger, Franck, un garçon de vingt ans. J'achetai deux baguettes, je donnai un billet de cinq euros en voulant lui laisser un pourboire pour sa sympathie mais il insista pour me rendre la monnaie. Et c'est là que je la vis sur son pouce, cette tache de beauté qui m'était si familière. J'étais en face de celui que je n'avais plus espoir de rencontrer un jour.

Nouvelle 136 _ Section W

« – Il te faudra beaucoup de temps pour comprendre l'absurdité de cette situation. »
Lorsque mon collègue Pierre m'avait dit ces mots il y a quelques mois, alors que nous venions de prendre le café dans le hall de notre entreprise, je l'avais d'abord regardé fixement sans saisir leur signification. Qu'est-ce qui était absurde ? D'avoir à payer de ma poche pour travailler chez Gesime ? Rien de plus normal. Depuis cinq ans que j'occupais mon poste dans cette Société de prestation, je ne m'étais jamais posé la question de la rémunération : il n'y avait pas de salaire, il n'y en a jamais eu. Et si chaque mois j'ai dû verser une cotisation, garantissant le prolongement de mon contrat, je ne m'en suis jamais plaint. Je payais toujours en temps et en heure, parce que j'avais pu mettre de l'argent de côté : une banque m'avait accordé un prêt avantageux. Et pour éviter le cauchemar du chômage, tous les coups étaient permis.
_ J'avais soupçonné Pierre de travailler la nuit dans un bar pour financer sa place. N'ayant d'autre guide que son caractère malléable, il arrivait le matin mal rasé, le visage fatigué. Ce laisser-aller lui aura coûté cher : privé de déjeuner pendant six mois, et sans recevoir aucun soutien de personne, on lui avait imposé chaque matin un entraînement intensif de musculation. C'était après tout la meilleure méthode pour redynamiser l'équipe. Rien n'était jubilatoire comme se sentir mêlé à un grand mouvement collectif.
_ Le mois dernier j'avais pu obtenir un rendez-vous avec mon employeur Gilles Boichaux, pour lui montrer ma contribution à l'extension de la Section W. Il était tout à fait normal de vanter sa place au sein d'une Société si prestigieuse, et d'agir comme il le fallait pour se faire bien voir ; mais aussi nous n'avions pas le choix. Les heures supplémentaires étaient logiquement obligatoires, correspondant à la moitié du travail total de chaque salarié. Ceux qui ne les respectaient pas prenaient des avertissements. Un système de sanctions était mis en place au bout du troisième avertissement. Des instruments de torture auraient été disposés dans une salle de réunion : tout le monde en parlait, mais personne n'avait jamais pu recueillir à ce propos de témoignage valable. Il était inutile de perdre son temps en palabres : nous n'avions que le temps de nous perdre, dans les séquences chaotiques d'une Loi implacable.
_ C'était aussi dans un continuel esprit de délation que nous travaillions chez Gesime. Chaque employé se devait de surveiller son voisin : c'était convenu explicitement avec la direction. Le matin au moment de pointer les heures, les salariés devaient remplir un formulaire concernant le travail des autres : il s'agissait là de nommer les erreurs de ceux dont on voulait se débarrasser, pour cause de rivalité professionnelle – ce qui illustre les exigences d'une forte concurrence nationale. La quantité de preuves, vérifiées ou non, sur l'incompétence supposée de collègues de travail, était proportionnellement liée à l'augmentation de responsabilités au sein de Gesime : cela donnait la possibilité de travailler plus que les autres en accédant à un statut privilégié, à l'abri de toute mauvaise contrainte.
_ La semaine dernière j'ai réalisé mon plus gros coup : ayant repéré un salarié de la branche W32, dans le service Technique et Maintenance, qui s'est mis à falsifier les chiffres du projet W. pour des raisons occultes (sans doute afin de se dégager d'une grande masse de travail), j'ai eu l'autorisation de commanditer son meurtre. La Section W., sous mes instructions, s'en est débarrassée d'une manière discrète, sans que le corps ne nous pose de réels problèmes. Mais une fuite a eu lieu : le mobile de cette liquidation a été découvert, et des services spéciaux ont trouvé contre moi des preuves solides (j'ai dû faire une erreur quelque part, mais où ?). A cette heure-ci, dans ma cellule de prison, et à la veille de mon exécution sans appel (depuis les débordements terroristes de la fin du XXIème siècle, la peine de mort a été rétablie), je commence seulement de comprendre les mots de Pierre : derrière la couverture d'une entreprise respectable ne se cache-t-il pas une sombre organisation politique ?
_ Aussi, l'essentiel n'était-il pas de faire son travail le plus dignement possible, quitte à troquer de soi une part de liberté contre une part de reconnaissance ? Nul n'a compris comme moi l'inconscience dont font preuve ceux qui confondent Travail et Devoir – deux notions entre lesquelles il ne peut exister aucune passerelle. C'est volontairement que j'ai aliéné ma liberté : lorsque des forces impérieuses, des forces sans nom sont en jeu, ne faut-il pas adopter un comportement inflexible, et se vouer corps et âme à la cause qui est la nôtre ? Je le pense encore aujourd'hui, même si cette question dans son ensemble ne se pose plus. Je suis maintenant prêt à entrer dans la nuit la plus noire, nuit vénitienne si l'on veut, peut-être éclairée par quelques lueurs d'espoirs. Je ne regrette rien de ce que j'ai pu faire.

Nouvelle 137 _ L'appel

Yuriken le savait : c'était maintenant ou jamais. Troquant la chaleur du sol sous ses pieds nus contre ses mocassins beiges, le jeune indien se dirigea jusqu'à la tente où il devait être déclaré apte à suivre son chemin, apte à devenir adulte, en quelques mots, apte à répondre à l'Appel. Fermant les yeux, Yuriken respira profondément. Franchir cette passerelle entre l'enfance et l'âge adulte, il en avait rêvé. C'était comme atteindre une étoile longtemps désirée. Ce qu'il ignorait, par contre, c'était la nature de la tâche qui l'attendait. Devenir adulte n'est pas simple, n'est-ce pas ? Tout le monde en conviendra. Par conséquent, il fallait d'abord qu'il fasse ses preuves et c'est avec détermination qu'il pénétra sous la tente, où l'attendait le conseil des Sages. Mattari, Denki, Teran… Ils étaient tous là, le dévisageant sans vergogne, prêts à juger le moindre battement de ses cils, le plus petit tressautement de ses lèvres. Ils pouvaient toujours chercher, Yuriken ne faillirait pas, il en était persuadé.

_ C'est pourquoi, même la mention de ce qui l'attendait ne le fit pas sursauter. Dompter un troupeau de chevaux sauvages, c'était à la portée de n'importe qui ! Même l'enfant le plus maigrelet du village en était capable ! Et ce, même alors qu'il s'agissait du troupeau convoité par la tribu ennemie, même lorsque celle-ci était susceptible de vous cribler de flèches au moindre mouvement. Un jeu d'enfant ! Alors qu'il n'était plus un enfant. Il allait le leur prouver ! Et son acte illustrerait son courage ! Oui, ce serait jubilatoire de voir la rage déformer les traits de la tribu à laquelle il chiperait le troupeau, juste sous leurs nez, chevauchant l'étalon le plus sauvage et le plus indomptable qui soit. Et son nom entrerait alors dans la Légende.

_ Trois jours. Il avait trois jours pour réussir. C'est tout ce que les Anciens consentirent à lui dire en le laissant seul face à la plaine aride. Devant lui, le troupeau. Derrière lui, la honte. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas se retourner pour vérifier qu'il était seul, ç'aurait été digne d'un coyote recherchant la protection de sa mère. Alors il se mit en marche, sans guide, conscient des risques tout autant qu'impatient d'y faire face. La seule pensée qui s'imposa à son esprit, lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas de la harde résida en celle-ci : agir. Réfléchir semblait hors de propos. Est-ce qu'elle avait réfléchit, elle, avant de se jeter sur l'étalon, juste sous son nez à lui ? Apparemment non ! Et Yuriken n'eut que le temps de se catapulter en arrière pour ne pas se faire piétiner par les sabots du troupeau tout entier qui, à la poursuite de son chef, s'éloignait déjà au grand galop.

_ Une enfant. C'était une enfant qu'il avait sous les yeux ! Un à deux ans plus jeune que lui : autant dire qu'elle n'était qu'une petite fille ! Et c'est cette gamine que la tribu rivale avait envoyé répondre à l'Appel ? Le même Appel que le sien ? Décidemment, ils étaient fous ! Des aliénés ! Des forcenés ! Il n'y avait qu'à voir la manière dont elle avait lamentablement échoué et roulé dans la poussière pour s'en rendre compte.

_ – Cesse de me regarder et aide-moi !

_ Une enfant autoritaire qui plus est. Pourtant, une fois sur pieds et non plus étalée par terre, Yuriken fut bien forcé d'admettre qu'elle était jolie. Oui, une jolie enfant. Mais une enfant tout de même ! Et une enfant n'avait rien à faire là ! Mais le jeune indien eut beau tempêter, charmer ou ordonner, Lamia, puisque tel était son nom, ne voulut rien entendre. Elle lui reprocha même de se perdre en vaines palabres alors qu'ils avaient tous deux bien mieux à faire !

_ Et c'est ainsi que débuta leur étrange collaboration. Mêlant les savoirs de l'un aux idées de l'autre, ils convinrent qu'il leur fallait toujours rester mobiles et alertes s'ils voulaient réussir à quelque chose. Et qu'il leur fallait agir. Ensemble. Il est curieux que deux personnalités aussi opposées aient pu réussir à s'entendre. Et pourtant. Se relayant durant deux jours, ils remarquèrent tous deux que la même séquence se reproduisait chaque soir : l'étalon s'éloignait, explorant les alentours pour écarter tout danger. Il se trouvait alors seul et, comme chacun le sait : quiconque est seul est, de fait, plus vulnérable.

_ Le soir suivant, ils le suivirent donc, admirant discrètement les reflets que le soleil couchant faisait miroiter sur la robe couleur café du bel étalon, la parant de chatoiements dorés captivants. Le bruit des sabots claquant sur le sol, la dureté apparente des muscles jouant sous les poils soyeux, la fierté qui se dégageait de l'animal conscient de protéger sa famille… Non. Aucun des deux indiens n'étaient capable de briser toutes ces qualités. Peut-être n'étaient-ils encore que deux enfants après tout… Deux enfants conscients qu'ils auraient besoin du soutien l'un de l'autre pour survivre à l'humiliation de rentrer sans la harde promise. Deux enfants prêts à tout pour sauver l'innocence et la liberté d'un animal qui les avait vaincu, sans rien accomplir d'autre qu'en leur prouvant son amour des siens.

_ Ils avaient donc fait fuir le troupeau. Et lorsque, le soir suivant, les deux tribus s'étaient approchées pour les féliciter, ils n'avaient trouvé sur place que deux enfants muets, incapables de dire ce qui les avait poussé à échouer. Dans leurs yeux brillaient pourtant la flamme d'un devoir accompli.
_ Vous le savez n'est-ce pas ? Les adultes sont malléables… Et la seule vue du sourire d'un enfant fier d'une action qu'il sait juste suffit souvent à endiguer les reproches. D'autant plus lorsqu'ils sont deux. D'autant plus lorsque ces deux enfants ont réussit leur Appel bien plus brillamment qu'aucun autre avant eux.

_ Parvenir à réunir deux peuples ennemis tout en préservant la liberté d'une vie était bien digne d‘un adulte. Oui, après tout, y avait-t-il plus belle façon de grandir ?

Nouvelle 138 _ Les mille et une nuits d'un Afghan

J'ai été trimballé comme un paquet, troqué contre de l'argent, persécuté, poursuivi. J'ai traversé l'Asie Centrale, emprunté la route de la soie sans en voir les trésors. Mon errance était obscure, mêlée d'espoir et de découragement au gré des rencontres et des kilomètres parcourus.
_ Maintenant je suis en France. J'ai demandé l'asile politique au pays des droits de l'Homme. J'ai souhaité l'utopie, j'ai cru qu'une autre vie paisible, dénuée de violence et bercée d'illusions, se profilait avec en toile de fond la tour Eiffel.
_ Personne ne veut croire à mon histoire pourtant. Les entretiens avec les policiers furent vains et pénibles, palabres interminables dans lesquelles je fais face à des individus pour qui je ne suis personne, on m'a ôté d'un seul coup de baguette identité et souvenirs : on nuance mes propos, on fait des grands drames de ma vie des sornettes d'adolescent capricieux, comme s'ils étaient malléables. Je n'avais pas faim avant, je n'avais même pas soif d'argent. Je suis venu chercher une liberté, un soutien qui aujourd'hui semble me donner le seul droit de raconter des histoires, toujours les mêmes, comme s'il s'agissait d'un conte des mille et une nuits, avant d'être expulsé à nouveau vers ce qui fut un enfer. Je suis Schéhérazade au pays du vin rouge. Un pachtoune mangeur de grenouilles ? Maintenant j'ai faim et ce que je conte n'a pas d'écho dans l'oreille de ceux qui m'écoutent. Je mendie du café et des sourires dans les centres sociaux, en compagnie d'une cinquantaine d'autres afghans : nous sommes venus en éclaireurs, nos épouses nous rejoindront ensuite. Les seules femmes isolées qui sont présentes avec nous ont perdu leur guide, leur mari, une famille.
_ J'étais avocat et je me retrouve aujourd'hui de l'autre côté du barreau, à défendre une cause qui cette fois est la mienne, je jongle avec la loi et seule triomphe ma maladresse dans un théâtre dont je ne connais ni les usages ni les metteurs en scène, dans lequel j'ai peine à comprendre la langue du public.
_ Quand on m'a refusé le droit d'asile j'ai fait appel bien sûr. J'étais logé dans un foyer où des bénévoles accompagnaient les réfugiés: discussions autour d'un thé, d'un petit-déjeuner, je pouvais raconter mon parcours et tenter de l'illustrer avec des mots qui résonnaient dans les mœurs des français. Ensemble, au cœur de séances d'aide au récit, nous avons pu reformuler en une suite de séquences les bribes d'un passé que je voulais oublier et qui pourtant constituait une passerelle fragile vers une vie meilleure. Je n'avais plus que ça : des légendes à raconter pour essayer de sauver ma peau. Enivré par mes propres réminiscences, aliéné par les souffrances qu'elles provoquaient, j'étais bouffé par l'attente. L'administration donne une seconde chance à ceux dont l'histoire est singulière, unique. Prouver que ma vie est unique… Combien sommes-nous dans ce cas-là, échoués du conflit qui ravage l'Afghanistan ?
_ Etre mobile, apprendre le français, braver l'administration, lutter pour survivre sont des choses sur lesquelles on peut agir. Mais comment rendre mes souvenirs plus attractifs à la liberté ? Qui peut dire si j'ai le droit de séjourner ici pour rester en vie ?
_ Le juge des libertés et de la détention décide si, après un séjour en centre de rétention administratif situé près de Roissy, je vais pouvoir rester ici, isolé de tout mais libre, ou si je vais retourner dans un pays qui ne veut plus de moi pour de sombres raisons politiques, idéologiques… Idéologie ?! Des âmes perdues vagabondent dans un pays étranger à la recherche d'une seconde chance, qui si elle survient, sera aussi jubilatoire qu'injuste pour les âmes restées en peine. On me dit que mon récit me donnera un titre de séjour. Mais comment le raconter ?
_ Je possède désormais une autorisation provisoire en attendant que mon recours soit traité. Les centres d'hébergement sont saturés et la neige tombe à gros flocons sur Paris. Je vis dehors, toujours dans le même quartier près de la gare de l'Est, de peur de ne plus savoir me repérer dans cette errance. Alors que les jours s'amenuisent, la lumière n'est plus qu'un interstice entre deux nuits angoissantes auxquelles s'ajoute un souffle glacial : l'hiver. J'ai fui la peur de mourir pour une guerre mais la peur m'a pourchassé comme un soldat et grandit doucement en moi avec la tombée du jour, s'ajuste à mes tremblements pour ne plus me quitter jusqu'au petit matin. La guerre s'est transformée en une lutte personnelle pour ne pas succomber au froid. J'ai changé de pays sans me débarrasser de la crainte insoutenable de mourir.
_ C'est en m'égarant dans ce sombre désespoir que c'est arrivé. J'ai commencé à chercher à tout prix un moyen d'échapper pour la deuxième fois à la mort, persuadé qu'elle viendrait avec les premières lueurs du jour suivant. Pour me sauver du froid, il me fallait trouver un refuge en attendant que la décision soit prise quant à ma demande de séjour. Les foyers étaient bondés et je pensais alors aux alternatives : la prison, l'hôpital, ou le centre de rétention. Ce dernier était bien trop proche des avions en partance pour Kaboul pour que je me risque à y entrer de mon plein gré, la prison trop dangereuse…je ne pouvais me résoudre à me faire du tort. Je décidai donc de demander à quelqu'un d'autre de m'en faire, ce qui en plus de susciter la pitié des personnes en charge de mon dossier (peut-être), me vaudrait un séjour de quelques jours dans une chambre d'hôpital. Je demandai alors à un réfugié haïtien de me battre, ce qu'il prit comme une aubaine de décharger sur moi sa haine et son chagrin. Il me brisa trois côtes et me broya le poignet : j'échappai ainsi à la mort et m'accordai un sursis jusqu'à la prochaine fois qu'elle viendrait me hanter.

Nouvelle 139 _ pAR(T)aCHUTE

« Grâce à l'interaction entre l'œuvre et les visiteurs, l'artiste a voulu démontrer dans cette installation le caractère malléable de tout corps soumis à une chute libre. Nous sommes réellement ici au cœur d'un art vivant ». Les mots étaient clairs et distincts, prononcés sur un ton jubilatoire.

_ Elle avait répondu à un appel lancé sur le site internet de sa commune : « Guide-conférencier cherche groupe d'une quinzaine de personnes pour tester un nouveau circuit dans le musée. S'adresser au service culturel de la mairie pour plus d'informations ». Passionnée depuis toujours par l'histoire de l'art, et notamment par l'art contemporain, grande consommatrice d'expositions et d'événements culturels, elle avait immédiatement répondu. Le musée, elle le connaissait (presque) par cœur, elle l'avait visité à de très nombreuses reprises et ne manquait jamais une exposition. Elle était donc bien curieuse de voir quelle nouvelle approche ce guide pouvait en avoir.
_ Le rendez-vous avait été fixé ce samedi à 15h devant le café du musée. Impatiente, elle était arrivée la première, une vingtaine de minutes en avance. Le guide avait suivi de peu, et ils avaient pu ainsi discuter à loisir en attendant le reste du groupe. Enfin, il avait essentiellement parlé de lui, s'engageant dans un monologue qu'il avait déjà dû éprouver ailleurs. Il s'était installé récemment sur la commune et connaissait encore mal la région, mais était déjà venu à plusieurs reprises dans ce musée dont il appréciait l'aspect éclectique des collections. Son itinéraire personnel était un peu atypique puisqu'il avait troqué son ancienne vie de boucher-charcutier – il avait dû reprendre à contrecœur la boutique de son père jusqu'au décès de ce dernier – contre sa passion pour les œuvres d'art. Le métier de guide était en effet une véritable vocation. Il lisait énormément sur le sujet, et s'enflammait dès qu'il commençait à parler peintures, sculptures ou art contemporain ; il pouvait monopoliser la parole pendant des heures si quelqu'un le lançait sur le sujet. En réalité, derrière cette passion dévorante se cachait surtout une forte curiosité pour les petites histoires propres à chaque œuvre. Il était intarissable sur leur réalisation et sur ce qui était en jeu en chacune d'elles : les secrets de l'artiste, des amours interdites dévoilées par des détails apparemment insignifiants, un ego souvent surdimensionné dont on pouvait repérer quelques signes… En proposant un nouveau circuit dans le musée, il souhaitait donc faire découvrir à ses auditeurs une nouvelle approche des collections, leur offrir un autre regard. Il avait reçu le soutien du conservateur pour cette première insolite et ensemble ils avaient conçu le circuit de la visite.

_ Quand le groupe fut enfin au complet – quelques personnes âgées, une famille avec trois enfants, deux couples et quelques célibataires comme elle, pour l'essentiel des habitués du musée – le guide démarra la visite. Après une courte d'introduction où il se présenta – elle eut l'impression d'avoir appuyé sur une touche « repeat » virtuelle –, il se dirigea d'un pas assuré vers le tableau d'un maître italien du XVIIIe siècle, et commença à raconter par le menu détail les enjeux de la réalisation d'une telle œuvre, illustrant ses propos de multiples anecdotes, sur un ton enflammé ; le cadre était planté. Salle après salle, œuvre après œuvre, il agissait de la même manière, mêlant détails techniques, historiques, et bien évidemment vie privée et potins…
_ Arrivés devant un mobile – l'un des chefs-d'œuvre du musée – dans la salle dédiée à l'art contemporain, il raconta comment ce type d'objet était très souvent utilisé dans les asiles pour aliénés pour calmer des crises de personnalité trop fortes, et comment lui-même avait ainsi su se maîtriser dans des situations délicates. Une courte séquence vidéo présentée à l'opposé de la salle donnait un aperçu de ce à quoi pouvait ressembler un tel atelier en hôpital psychiatrique.

_ Elle était captivée, fascinée par ce qu'elle entendait. Jamais plus elle ne regarderait les œuvres de la même façon. Elle qui avait appris l'histoire de l'art de manière très académique, selon des écoles et des dates, venait d'entrouvrir la porte d'une histoire vivante, dévoilant l'intimité des œuvres et des artistes. Obnubilée par les palabres du guide, presque hypnotisée par tout ce qu'elle entendait, elle ne vit pas la passerelle derrière elle et recula droit dans le vide. Avant de s'écraser sur le sol dix mètres plus bas, elle eut le temps d'entendre le guide vanter, d'un ton jubilatoire, les performances des artistes contemporains, et notamment de ce dernier dont le musée venait d'acquérir l'installation et qui permettait, grâce à l'implication de quelques visiteurs passionnés, d'apprécier en direct le caractère malléable des corps soumis à une chute. A sa manière, et grâce à son guide, elle venait de rentrer dans l'histoire de l'art.

Nouvelle 140 _ La terreur de l'ennui

Il s'assit à la terrasse d'un café. En avance. Il avait horreur de ça. Il fallait attendre. Il commanda une bière. N'ayant même pas un bouquin avec lui, il se mit à éplucher les palabres servies par les clients stupides qui l'entouraient. « Hé dis, t'as vu la séquence où il la surprend sur la passerelle ? » ; « Ouais, ouais, trop bonne. Et on voit trop ses gros seins qui bougent… Je la kiffe grave. » ; « J'en reviens pas… comment veux-tu que je te réponde alors que j'ai pas vu ton appel ?! Non, je te dis que j'avais pas mon mobile ! … Ah ça, t'es d'un grand soutien, tu parles ! C'est vraiment bien d'être ensemble si c'est pour se retrouver seul chaque fois que j'ai besoin de toi… »
_ Banal, déprimant. Il exécrait ces lieux où venait se côtoyer la lie de l'humanité. Il préférait encore fréquenter les PMU. Ça parle jeux, ça parle chevaux, ça ne parle pas du quotidien aliénant et surfait. Et il y a un aspect assez jubilatoire à voir les joueurs gagner, puis perdre, et perdre encore. Les flammes dans leurs yeux défaits, leurs visages marqués par le stress, comme s'ils mettaient leur vie dans la balance. Ce qu'ils font presque toujours, aliénés par leur passion. S'en remettre au sort… ce qu'il allait faire.
_ – Salut !
_ – Ah, salut.
_ – Dis-donc, incroyable que tu sois là à l'heure , !
_ – M'en parle pas, je supporte pas.
_ – Bon, t'es prêt ?
_ – Ouais, plus que jamais.
_ – Bon, c'est moi qui te guide alors ?
_ – Ouais, tu seras ma guide… enfin, au début.
_ – Ne va pas commencer à…
_ – Hé ! Détends-toi, je plaisante.
_ – Mouais, je préfère. Bon, on y va alors ?
_ – Attends deux secondes que je finisse mon verre quand même.
_ – Ça marche.
_ Il finit son verre d'un trait, et remit son manteau prestement. Ils se mirent en route, tournèrent à trois ou quatre reprises pour se retrouver devant un grand immeuble de style victorien. De couleur sombre, le lieu paraissait lugubre, surtout par ce temps pluvieux de novembre. Il frissonna.
_ – Aller, il est temps d'agir. Tu me laisses entrer et faire les présentations. Ensuite je te ferais la visite et on se mêlera à l'assemblée. Ça te va ?
_ – C'est toi la chef, je te suis.
_ – J'aime quand tu es malléable comme cela.
_ – N'en fais pas trop non plus.
_ L'ascenseur était évidemment en panne et ils durent gravir les quatre étages qui les séparaient de leur destination. Plus il s'avançait, et moins son pas était assuré. Qu'est-ce qu'il lui avait pris d'accepter ? Mais au fond il le savait. Il avait besoin de vie, d'intensité dans ce monde d'habitudes où plus rien ne le faisait bander. Blasé. Trente-et-un balais et blasé. Il avait besoin de goûter à autre chose. N'empêche, avait-il besoin de se livrer à ça ? Il n'alla pas plus loin dans ses réflexions : quatrième étage. Son cœur s'emballa un peu plus.
_ Un homme d'une cinquantaine d'années leur ouvrit. C'est vrai qu'il était dans la haute, les majordomes existaient donc toujours. Il les défit de leurs lourds manteaux et les invita à s'avancer dans une pièce uniquement éclairée par trois imposants chandeliers. Ils projetaient des ombres sur d'immenses tableaux de maître qui tenaient plus du Munsch que du Picasso. Tout cela avait un parfum de mauvais film d'horreur. Il se laissait complètement absorber par les évènements. Ils traversèrent la pièce déserte, pour arriver dans une autre où l'éclairage était cette fois d'une incroyable violence. Des bruits de voix s'élevaient, ainsi que d'autres, plus ténus, comme des gémissements contenus.
_ Quand ils pénétrèrent enfin, il aurait voulu troquer sa place contre n'importe quelle autre, simplement pour être ailleurs. Il lui sembla qu'on lui parlait, mais il n'entendait plus. Trop… absorbé, trop choqué par l'image. Les images. Il y était. Devant ce qu'il ne croyait exister que dans les fantasmes pervers d'un cinglé. Franchir ou s'enfuir ?
_ Devant lui s'illustraient trois hommes et une femme. Grands, forts. Bien trop grands, bien trop forts pour les petits êtres attachés, bâillonnés, qui tentaient de se débattre pour échapper à leur condition. Comment avait-il pu ? Il jeta un regard à la femme qui l'accompagnait. Cette femme qui avait tout fait basculer. Cette femme, d'une beauté souveraine lui apparaissait soudain comme la créature la plus abjecte qu'il avait pu rencontrer. La main de la femme alla à son bouton de pantalon, puis sa braguette. Il ne savait plus bouger, ne savait plus parler. Puis, nu, il s'avança à son tour…

Nouvelle 141 _ Les arbres ne font rien d'autre que vivre et mourir

Un appel en absence. Je sors petit à petit de mon sommeil et fixe l'écran de mon téléphone en attendant que mes yeux se réveillent à leur tour. C'est Ashantee qui a voulu me joindre, à 4h29. Voilà qui illustre bien comme elle a changé. Il y a deux ans je lui offrais sa première cuite et ses premiers joints. Peut-être un peu trop jeune à l'époque, l'esprit bien malléable, elle m'a suivi sur toute la ligne, dans toute ma connerie. Aujourd'hui elle est totalement défoncée toutes les nuits, quand je dors pour réussir à me lever au matin et gagner honnêtement ma vie la journée. Ça fait maintenant un an que nous ne sommes plus ensemble.
_ Le café coule dans mon verre, goutte à goutte, il me laisse le temps. Assis à regarder la neige qui tombe à la fenêtre, je me repasse en boucle la dernière séquence de mon rêve interrompu par le réveil, toujours le même – le rêve, et puis aussi le réveil d'ailleurs, toujours triste et difficile. Finie l'époque des réveils jubilatoires où le bonheur m'attendait sur la petite table basse à deux pas de mon lit. Toutes les drogues du monde s'y relayaient et, dès le matin, un vide exaltant emplissait mes journées. Fini tout ça, j'ai troqué cette vie dépravée contre celle que j'ai maintenant, sans intérêt, un vide qui ne remplit rien. Alors je me permets tout de même une petite larme de cognac dans mon café, pour me donner du courage, et puis je poursuis mon rêve éveillé tout en me brûlant la langue à la première gorgée.
_ Il y a cette fille – mais qu'est-ce qu'elle était belle ! – qui m'écoute. Je m'empêtre comme d'habitude à propos d'un sujet futile, des palabres que j'essaye d'ordinaire de mener silencieusement là-haut dans ma tête, avec moi-même. Je lui étale la lutte du bien contre le mal, de l'être sain contre le grand malade. Je m'arrête de temps à autre pour reprendre mon souffle et tirer sur mon joint avant qu'il ne s'éteigne. Mon briquet est mort. Un petit briquet rouge orné de spirales jaunes et vertes qui a été lancé par terre. Le petit ange et le petit démon s'entendent parfois très bien chez moi – c'est ce que j'essaye d'expliquer à cette fille – je crois pourtant que malgré la volonté de l'ange, la force du mal est parfois invincible. Il me faut juste un soutien pour m'en sortir. Pas un soutien comme Ashantee, elle qui plonge inconsciemment dans tous les vices, mais un soutien comme elle – qu'est-ce qu'elle était belle… Je croyais que le courant passait bien entre nous mais, quand je relève la tête, je vois ses yeux humides et ses mains tremblantes. Quelqu'un rentre alors dans la pièce et crie mon nom.
_ Je fais partie de ces gens qui peuvent rêver à toute heure. Même si mon corps agit, mon esprit peut être très loin, sûrement trop. Je réalise soudain que mon chef s'adresse à moi, il semble sérieusement remonté. « Yann ! Mets ton cerveau en marche, bordel ! Qu'est-ce que tu as foutu du bidon d'essence ?! » Je n'en sais rien, j'ai dû l'oublier. Il n'est pas vraiment convaincu par ma réponse et m'ordonne de retourner le chercher à l'entrepôt. Mon boulot, c'est l'élagage. Tous les jours on s'attaque aux arbres à la tronçonneuse. On détruit ce qui est malade ou inutile. Aider les blessés à cicatriser plus vite, lutter contre le pourrissement… A défaut de savoir aider les gens, j'avais tenté, et réussit on ne sait trop comment, à me faire embaucher pour aider les arbres. Ça m'aide à oublier, ça m'aide à vivre.
_ Mais il y a des jours où l'on n'a plus de volonté. Aujourd'hui en est un. Je regarde les postillons voler de la bouche de mon patron qui s'égosille à me demander pourquoi je me comporte ainsi. Je n'écoute pas, je me demande juste comment on peut vivre avec une telle moustache. M'imaginer cette sensation d'avoir en permanence des poils qui se coincent entre les lèvres me dégoûte. Apparemment je dois décider quelque chose, alors je repose ma tronçonneuse vide de carburant dans le camion, lui dit de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, puis lance un dernier « au revoir » et commence à m'éloigner. Ça lui l'a coupé sec à cette enflure. Je ne me retourne pas. Aujourd'hui est un mauvais jour. Je ne peux rien faire pour les arbres, ni pour moi ni pour personne.
_ Je me dirige vers la rivière et m'arrête au beau milieu d'une passerelle. Accoudé à la barrière, je regarde s'écouler tout le malheur du monde dans cette eau grisâtre où flottent les sacs plastiques et quelques cannettes. Une péniche à touriste passe sous mes pieds. Au micro, le guide leur explique l'histoire du bâtiment de la mairie qui vieillit sur la rive. Il y a des jours où j'aimerais que quelqu'un choisisse pour moi ce qu'il faut regarder, ce qu'il faut faire. Au moins je ne me perdrais pas, et je ne perdrais pas les autres. Cette pauvre fille que mon influence a complètement aliénée… Je me décide à la rappeler sur son mobile, Ashantee, et aussitôt, alors que j'attends qu'elle décroche, je retombe dans ma rêverie.
_ Ashantee crie mon nom, et puis autre chose. Je me retourne et reprend conscience que derrière moi il y a ce gars allongé, et tout ce sang. Pourquoi a-t-elle fait ça déjà ? Et cette fille si belle à qui je parlais… Elle éclate en sanglots. Elle aussi a bien entendu ce que disait Ashantee, elle a été le seul témoin de ce sinistre accident. Je m'en remets plein le nez pour avoir le courage, je prends l'opinel que me tend Ashantee, et puis plus rien. Juste des pleurs.
_ « J'en peux plus !, viens me voir…, s'il te plaît… » Mauvaise idée. Je laisse tomber mon téléphone dans la rivière et regarde là-bas la péniche qui s'éloigne lentement, insouciante. J'espère que mon patron voudra bien de moi pour aider les arbres demain.

Nouvelle 142 _ La globalisation

Une mouvance politique se présenta sous la forme d'un mouvement économique dynamique. Son chef se fit appeler le Guide. Il prit ascendance sur des politiciens soit fleurs bleues ou incapables, souvent englués dans leurs lobbies et leurs promesses électorales impossibles à tenir ; cette équipe destitua ses adversaires intègres.
_ Pour asseoir son pouvoir, le Guide lança un appel :
_ – Agissons ensemble !
_ Il se garda bien de taire ses véritables mobiles.
_ Beaucoup crurent que le Guide leur offrait une passerelle vers la célébrité. Ils donnèrent suite aux promesses illusoires du potentat, l'assurèrent de leur soutien. Mais ils virent trop tard que le Guide n'avait eu besoin de leur collaboration que pour arriver au pouvoir. Après de nombreux palabres, ils durent se rendre à l'évidence : ils avaient été abusés. Leurs libertés politiques aliénées, ils ne représentaient qu'une masse malléable et corvéable à souhait.
_ Pour le Guide, cette nomination fut une victoire jubilatoire.
_ Ecrasée d'impôts, la population se trouva au bord de la famine. Le pays s'approcha dangereusement de la ruine.
_ Des voix s'élevèrent.
_ – Mêlez-vous de vos affaires, sinon… les menaça la police présidentielle sans pitié.
_ La délation fleurissait.
_ Les opposants illustrèrent, par des scènes vécues, un journal. Cet album circulait, sous le manteau, parmi la population risquant gros en cas de découverte de cet écrit taxé de licencieux, diffamatoire et nuisible à la patrie. Les opposants restèrent dans l'anonymat, mais pas dans l'inaction. Ils firent une vidéo dont la séquence la plus dramatique était celle de la vie d'un planteur de café. On ne lui payait même pas sa récolte. On la troquait, pour lui à perte, contre des semences, des plants, des engrais, des vivres alimentaires de base. Ce paysan et sa famille arrivaient à peine à subsister. Ils occupaient également un orphelin, pauvre diable plus miséreux qu'eux. Cet esclave travaillait plus longtemps, effectuait des travaux plus pénibles pour ne recevoir qu'une pitance honteuse ; souvent, il devait se contenter de ronger des racines. Ce qui lui permettait de survivre, c'étaient les arbres assoiffés de la forêt massacrée. Un, surtout, lui tenait à cœur. Il lui parlait, se serrait contre son tronc, espérait se fondre en lui.

Le Guide et son équipe jubilaient. Ils avaient globalisé le commerce, en étaient devenus millionnaires, milliardaires même. En fait, ils avaient pillé les ressources de la terre, épuisé la nature, esclavagé le monde. Pour polir leur image, ils patronnaient des manifestations sportives, organisaient des défilés militaires au pas de l'oie, érigeaient quelques statues en l'honneur du peuple fidèle et reconnaissant.
_ Tout allait bien, trop bien, jusqu'à ce que…
_ La terre se convulsa en tremblements terribles, les flots se déchaînèrent, les cieux crachèrent du feu.
_ – Mais, qu'arrive-t-il donc ? se demanda le Guide.
_ Il finança un tournoi de football aux résultats tronqués, dégrada quelques militaires, emprisonna un poète parlant du pouvoir de l'amour, interna les téméraires réclamant un commerce équitable. Il flétrit, de la marque indélébile des traîtres, ceux qui proposaient des élections libres.
_ Rien n'y fit. Les éléments restèrent les plus forts, ne se laissèrent ni impressionner, ni amadouer, ni corrompre, ni dompter.
_ Trahissant ses acolytes, le Guide s'emplit les poches de diamants éclaboussés de sang, se chargea d'un sac rempli d'or, se bourra, entre poitrine et chemise, de billets de banque. Il s'enfuit incognito habillé, dernière ignominie, d'une tenue de travailleur. Mais le poids de sa richesse l'empêcha d'aller loin, l'épuisa dans une marche impossible, le plaqua au sol vaseux qui l'aspira, l'engloutit.

_ A des milliers de kilomètres, le pauvre des pauvres, presque nu, ayant juste un trognon de manioc comme provision, se réfugia dans la forêt, parmi les arbres qu'il caressait, à qui il parlait, s'excusant de leur voler des bourgeons, des pousses tendres, des segments de racine. La terre spongieuse le portait. Il arriva à son arbre, l'entoura de ses bras maigres et le serra contre lui. Il lui sembla que son ami feuillu lui murmurait quelque chose, que leurs cœurs battaient à l'unisson.

F I N

Nouvelle 143 _ Un grain dans le paquet

Agir, c ‘était tout ce qui occupait son corps et son esprit. Bouger, étirer ses membres, grimper sur les chaises, les tables, tenir en équilibre sur l'extrême pointe d'un pied, la jambe tendue et tremblante, l'autre, en l'air, servant de poids pour rééquilibrer son corps comme un mobile et les mains dressées au dessus de la tête, mêlant et démêlant des fils de toutes couleurs, les punaisant au plafond et les nouant ensemble.
_ « On va en accrocher partout, partout ! Comme si les fils de scoubidou étaient le soutien du plafond ! Hein ? Qu‘est-ce que t'en penses ? »
_ Elle était habituée à ne jamais recevoir de réponses à ses palabres et prenait presque un malin plaisir à étouffer son silence par une litanie de bruits décousus qui illustrait péniblement toutes ses actions. Scrutant attentivement le petit salon fraîchement peint, son intérêt se porta désormais sur la boîte de café. Elle ferma avec beaucoup de difficulté ses yeux grands ouverts et agrippa sauvagement le paquet qui, ne résistant pas à une telle violence, laissa tomber tous les grains au sol.
_ « On va coller les grains partout au plafond et on va les relier aux scoubidous ! Comme si les grains étaient des perles et les scoubidous des colliers ! Hein ? Qu'est ce que t'en penses ? » .
_ Dans une explosion jubilatoire, elle ramassa une pleine poignée de grains de café, les jeta en l'air et les regarda retomber dans le miroir suspendu en face d'elle. Les grains ne cessaient de pleuvoir, ils avaient empli toute la pièce et s'écoulaient à présent au ralenti, comme hors du temps, comme si elle était devenue l'héroïne magnifiée par une séquence cinématographique. Sous les grains de café, assis dans le fauteuil à côté d'elle, elle contemplait le reflet de cet homme qui partageait sa vie et qui continuait de lire imperturbablement son roman.
_ Dans le miroir, elle ne cessait de le fixer son paquet de café à la main. Il ne réagissait pas comme s'il était prisonnier des pages de son roman. Elle se rapprocha de son image et essaya de déchiffrer à l'envers le nom de l'œuvre qu'il était en train de lire. Ses longs doigts cachaient presque parfaitement le titre et elle pouvait a peine déchiffrer quelques lettres : U – D –D – O – I – I… Alerté par son regard pesant, le jeune homme à l'épaisse chevelure brune se retourna et releva le livre comme pour cacher son visage. Cette délicate manipulation lui permit de lire le nom du mystérieux roman ; et il ne s'agissait pas d'un roman mais plutôt d'un guide de voyage. Elle en déduit qu'il avait troqué son roman pour ce guide dans une de ses longues promenades solitaires sur les rives de St Michel. A la lecture du titre, son cœur s'emballa. Guide d'une Bolivie explosée. La Bolivie, la Bolivie criait elle au fond d'elle, le pays de leur rencontre, le pays de leurs nuits d'Amour, le pays où même les vomissements liés à l'altitude avaient leur moment de grâce. Elle serra le paquet de café dans ses mains et se rendit compte qu'il restait encore un grain.
_ Elle palpa ardemment l'enveloppe vide et désormais malléable qui contenait le dernier grain. Coincée entre ce miroir qui l'aliénait, ce plafond beaucoup trop lourd pour les fils, et tous ces meubles inutiles, rigides, aux odeurs âcres et envahissantes, il lui sembla que ce petit grain de café était sa seule chance, une passerelle gustative pour la Bolivie. Mais était ce un pays où tout était si léger, si doux et si facile ? Elle plongea une main tremblante dans le paquet, en ressortit la pépite noire et la porta à sa bouche avide. Aussitôt, le bruit des enfants dans la rue caillouteuse lui revint. Les voix des femmes et la mélopée de l'espagnol. La petite chambre aux murs verts. Le matelas dans le coin. Et la couverture rouge. Sous la couverture reposait ce grand garçon brun tant aimé. Elle prononça son nom. Plus fort. Mais son appel se perdit, ne rejoignit personne.

Nouvelle 144

Londres. C'était une journée ensoleillée. Monsieur Sheperd y avait emmené sa classe de terminal pour un voyage scolaire. Ils venaient d'arriver, il était environ 14 heures. A peine sur place, ils étaient déjà en route pour le National Portrait Gallery sur Trafalgar Square, qui retrace l'histoire de l'Angleterre et les grands Hommes qui s'y sont illustrés. Pour la visite, un guide était à leur disposition, c'était un homme très gentil, mais son discours était palabre.
_ Quand leur visite fut terminée, tous partirent se détendre sur Covent Garden. Monsieur Sheperd donna rendez-vous à ses élèves devant la fontaine vers 18 heures pour pouvoir ensuite rentrer à l'auberge de jeunesse. Dès que leur professeur eut fini de parler, Marie et ses deux amies se ruèrent vers les magasins tout en se mêlant à la foule. Vers la fin du temps libre, ses amies remarquèrent un changement chez Marie, de ce fait elles lui demandèrent ce qu'il se passait, mais Marie ne leurs répondit pas, elle leur demanda juste de partir devant en prétextant une envie pressante.
_ Lorsque les deux amies arrivèrent devant la fontaine, monsieur Sheperd était déjà là et commençait à faire l'appel, mais quand il appela Marie, personne ne répondit. Le professeur continua son appel jusqu'au bout et décida d'attendre que Marie les rejoigne. Au bout de 30 minutes, Marie manquait toujours à l'appel. Monsieur Sheperd demanda alors à sa collègue de raccompagner les élèves jusqu'à l'auberge pendant qu'il attendait Marie et demanda qu'on le prévienne si quelqu'un avait des nouvelles. Will, un élève se proposa d'attendre avec monsieur Sheperd. C'était le petit ami de Marie. Le professeur accepta avec plaisir, ravi d'avoir de la compagnie.
_ Au même moment, Marie était assise dans un café où sur les murs on pouvait voir une séquence de photos représentant le 20ème siècle. Elle ne s'était pas retrouvée là par hasard, elle avait suivi une jeune fille dans ce café. Cette personne lui semblait étrangement familière et lui ressemblait tellement… Elle devait savoir pourquoi.
_ Après une heure d'attente, Marie n'étant toujours pas revenue, Monsieur Sheperd et Will commençaient sérieusement à s'inquiéter. Will demanda donc à son professeur s'ils pouvaient agir et faire des recherches plutôt que de rester devant la fontaine. Au départ, monsieur Sheperd était réticent, car il préférait l'attendre pour que lorsqu'elle reviendrait elle ne s'inquiète pas de ne voir personne, mais comme monsieur Sheperd était une personne malléable, Will finit par le convaincre. Mais d'abord, le professeur devait appeler l'auberge.
_ Lorsque la jeune fille se leva et partit du café, Marie la suivit. Elles passèrent sur une passerelle qui conduisait à une jolie petite maison de briques rouges et sur le rebord des fenêtres étaient accrochés des pots avec différentes sortes de fleurs. Marie remarqua des roses blanches : c'était ses fleurs préférées. Derrière les rideaux de la fenêtre aux roses, on pouvait distinguait une très belle pièce de couleur taupe. On pouvait apercevoir les meubles d'une chambre. Marie s'assit sur un banc en face de la maison et observa la chambre. Peut-être était-ce celle de cette étrange jeune fille qui lui ressemblait tant ?
_ Toujours devant la fontaine, monsieur Sheperd était au téléphone avec les deux amies de Marie pour savoir où Will et lui commenceraient leur recherche. Les deux filles leurs indiquèrent la rue où elles avaient vu Marie pour la dernière fois. Ensemble, le professeur et Will se rendirent jusqu'à cette rue et décidèrent de demander aux commerçants s'ils n'avaient pas vu Marie.
_ Au moment où Marie allait s'en aller – non pas parce qu'elle n'avait pas envie de savoir qui était cette fille, mais tout simplement parce qu'elle avait peur de la vérité – la jeune fille sortit. De ce fait, Marie prit son courage à deux mains et alla l'aborder. Elle se présenta et lorsque la jeune fille croisa son regard elle la reconnut.
_ Un commerçant put renseigner les deux hommes : c'était l'homme qui tenait le café et il avait remarqué que Marie fixait intensément une jeune fille. Comme il était ami avec les parents de cette fille, il leur indiqua la route de chez eux, mais ce ne fut pas gratuit. Monsieur Sheperd et Will durent troquer l'information, ils durent s'aliéner de quelques livres sterling. Après cet échange, ils partirent en direction de la maison que leur avait indiquée le commerçant.
_ La jeune fille ne put s'empêcher de sursauter, elle avait tellement attendu ce moment. A l'instant où marie lui demanda si elles ne s'étaient pas croisées quelque part et si elle aussi avait remarqué leur ressemblance, la jeune fille lui raconta leur histoire malgré l'interdiction de ses parents adoptifs. En effet, ils avaient peur qu'à cause de cela Marie haïsse ses parents même si elle racontait le mobile de cette séparation. En réalité, ce sont des sœurs jumelles. Léa, sa sœur avait été abandonnée par leurs parents à la naissance, car ils n'avaient pas d'argent – leur naissance n'était pas du tout attendue -. A ces paroles, Marie s'écroula par terre : comment ses parents avaient-ils pu lui cacher une chose pareille ? Mais, en même temps, elle ressentait une sensation jubilatoire, car elle avait toujours rêvé d'avoir une sœur.
_ Quand Will et monsieur Sheperd arrivèrent, ils virent les deux jeunes filles. Will se précipita vers Marie et lui proposa son soutien, car elle avait l'air très émue.
_ Après quelques minutes, Marie et Léa racontèrent leur histoire. Comme il se faisait tard, monsieur Sheperd décida de rentrer à l'auberge. Mais avant ça, les deux sœurs se promirent de jamais être séparées.

Nouvelle 145 _ Queue de poisson solidaire

Tout avait pourtant merveilleusement commencé. Cela lui semblait être un rêve, dorénavant. Comment cela avait-il pû dégénérer aussi brusquement ?

_ C'était hier. Elles remontaient le Boulevard Monivong, en touk touk, le cœur léger. Au milieu de l'effervescence de la ville, et sous la chaleur assommante, elles papotaient. Elles se remémoraient les moments forts de leur voyage, les séquences qui déjà alimentaient leur carnet de route. Les émotions de l'arrivée, le passage à la douane, les discussions pendant l'attente, avec des locaux qui rentraient au pays et étaient prêts à leur servir de guide. Dès leur arrivée, elles s'étaient se senties à l'aise, et prêtes à partir la découverte de ce pays lointain et à s'y adapter.

_ Elles se félicitaient de voir enfin l'aboutissement de leur projet. D'avoir répondu à cet appel du large, et troqué enfin leur quotidien coquet et confortable pour un mobile bien concret. D'illustrer ces discours tenus depuis si longtemps sur le soutien aux peuples défavorisés, sur les passerelles entre le Nord et le Sud. Enfin elles allaient agir, et en finir avec ces palabres enjouées dans les cafés « bobos ». Tout cela avait indéniablement un aspect jubilatoire.

_ Un peu d'anxiété se mêlait à leur allégresse, tout de même, en arrivant devant le portail de l'orphelinat. Leurs proches les avaient alimentées d'anecdotes, d'expériences vécues, d'ouvrages à consulter avant même le départ. Ces mêmes proches qui les avaient mises en garde contre les déviances du développement, dans l'éducation comme dans d'autres domaines. Cette tendance du pouvoir à profiter d'une population jeune, désorientée, malléable, qu'il était si aisé d'aliéner, même de manière involontaire. Toutes ces problématiques se profilaient bien qu'elles n'aient aucune envie de les aborder encore. Heureusement, elles étaient ensemble. Cela leur donnait l'impression de pouvoir faire face à toutes les situations.

_ Tout à coup, alors qu'elles arrivaient au niveau de l'orphelinat, le touk touk avait freiné, pour contourner un véhicule arrêté en plein milieu de la route. Un 4 x 4, un de ces véhicules sur lesquels le propriétaire orgueilleux ajoutait un autocollant « Lexus » pour (se) donner l'illusion d'une fortune. Devant lui, une petite moto était à terre, et deux jeunes hommes semblaient inconscients. Un troisième garçon, qui visiblement faisait partie de l'équipage car son bras était en sang, était en train d'empêcher le conducteur du 4 x 4 de partir en se plaçant devant le véhicule et en criant. Sans pour autant impressionner un tant soit peu l'intéressé. C'était alors que furieux, le jeune homme avait décoché un coup de pied sur le véhicule qui eut pour effet de briser un phare. La réaction avait été immédiate. Le chauffeur était sorti de sa voiture, avait pointé son arme, avait crié, tiré, la balle avait ricoché contre une barre métallique du touk touk qui était à la hauteur de la moto, et était allée se loger dans le buste de sa passagère.

_ Ensuite, tout s'était précipité. Les secours, l'infirmerie désuète de l'orphelinat, le transport vers l'hôpital, la décision du rapatriement, le retour au bercail.

_ Tout avait pourtant si bien commencé.

Nouvelle 146 _ La piscine

Jeanne était enchantée de la journée d'été qui s'annonçait. Vêtue d'un pantalon corsaire et d'un débardeur épousant une poitrine qui tenait sans soutien, se séchant les cheveux dans une épaisse serviette éponge, elle emprunta la passerelle qui prolongeait le couloir des chambres puis descendit l'escalier à limon central qui plongeait tout droit vers le grand salon. À travers la large baie vitrée, elle profitait d'un point de vue unique sur la mer méditerranée qui s'offrait à elle dans la lumière de ce début de matinée d'été. En fredonnant une rengaine à la mode, elle arriva à la cuisine où elle posa la serviette au hasard sur une chaise. D'une série de gestes dénotant l'habitude, elle prépara un café expresso, se saisit d'une cuillère pour y mêler du sucre, prit la tasse et revenant vers la porte fenêtre grande ouverte, elle appela :
_ – Tancrède !
_ Sortant d'un buisson de lauriers roses, un golden retriever répondit à son appel, gambadant, la langue pendante et l'œil rieur.
_ Le jeune chien entra dans le salon et elle loqueta la crémone sécurisée de la porte fenêtre derrière lui.
_ Vautré sur le canapé de cuir blanc, un chat angora étira une patte armée de griffes noyées dans les poils. Jeanne le gratifia d'un frôlement sur le ventre.
_ – Bonne journée, mon gros Izmir!
_ Ébouriffant la masse malléable de ses cheveux encore humides, elle ouvrit la penderie. Elle troqua ses tongs pour des sandales à talon. Elle repartit dans le couloir sous l'escalier.
_ – Au revoir les enfants!
_ La porte d'entrée se referma avec un bruit sourd. On entendit à peine ronronner un moteur.

_ Du point de vue du chat, cette journée d'été s'annonçait sous les meilleurs auspices. Il était jubilatoire de n'avoir rien d'autre à faire que paresser ou rêvasser. À la minute présente, il contemplait le jardin. Le regard vague, il se laissait hypnotiser à travers les vitres par quelques oiseaux qui picoraient dans l'herbe. Soudain, il put entendre les pépiements des volatiles et sentir la brise chargée d'effluves iodés. Autour de lui, une agitation commençait à se faire jour dans le grand salon usuellement si paisible dans la journée. Des chaises bougeaient, des tiroirs s'animaient. Quand son canapé fut poussé sans ménagement, il en eut assez. D'un mouvement souple, il sauta sur le sol de marbre et s'en fut vers l'escalier d'une démarche digne, ondulant de la queue. Il grimpa souplement et sans s'arrêter ce merveilleux escalier à claire voie qui offrait tant de postes d'observation. En haut des degrés, il se retourna, les yeux mi-clos, s'imprégnant de la scène qui se jouait en contrebas. Peu à peu, il prit la posture d'un sphinx, immobile et attentif.

_ Du point de vue du chien, c'était encore une excellente journée qui s'offrait à lui. Il faisait beau. Il avait commencé par quelques allées et venues sans but au milieu du jardin et avait conclus par la dépose d'un fumet au pied du grand agave. Puis, il était rentré assurer la garde de la maison. Il partagerait paisiblement le vaste rez-de-chaussée avec le chat jusqu'au soir. Couché sur son plaid dans un coin du salon, il rêvassait. Le bruit d'une clé qui tournait dans la serrure le fit se redresser. La quiétude des lieux était à l'instant rompue par l'intrusion d'un étranger qui, pourtant, avait ouvert la porte comme un habitué. L'huis était resté ouvert et le chien en aurait bien profité pour aller patrouiller dans les lavandes.
_ – Dehors le chien !
_ Entendant cette voix nouvelle, son instinct et l'éducation qu'il avait reçue le forcèrent à attendre. L'inconnu s'affairait déjà. Il agitait les cadres accrochés au mur, retournait les coins des tapis, déplaçait les fauteuils. Il monta même sur une chaise et passa ses mains sur les murs derrière les meubles. Il finit par jeter la chaise par terre et il avança vers l'escalier. Le chien fit quelques pas dans la même direction.
_ – Tout doux, le clebs !
_ D'un air débonnaire, le retriever s'approcha de l'homme. Pensant instaurer la paix, ce dernier tendit une main vers la tête du canidé qui esquiva la caresse d'un mouvement souple et entreprit de renifler les doigts qui s'offraient à lui. Puis le chien lécha cette main dont il n'avait pas l'odeur en mémoire. L'homme fit alors un pas en arrière et posa un pied sur la marche de pierre pour monter l'escalier. C'est le signal que le gardien espérait. Sans un bruit, il ouvrit grand la gueule et la referma sur la paume de l'homme, les crocs légèrement enfoncés dans la peau. Maintenant, il attendait le retour de Jeanne.

_ Du point de vue d'Hector, rien ne valait d'aliéner sa liberté en travaillant et sa vie devait l'illustrer.
_ Il préférait pister le plombier et subtiliser les clés des bâtisses où l'ouvrier effectuait des réparations pendant que ce dernier s'accordait des siestes indues au bord des piscines dont il assurait l'entretien.
_ Il s'était félicité d'avoir l'opportunité de découvrir sans guide l'intérieur de cette extraordinaire maison d'architecte toute de verre et de béton. Il savait qu'il devrait agir vite. Ouvrir la porte n'avait pas présenté de difficulté. Il avait été surpris par l'aspect dépouillé de l'intérieur. Le chien avait l'air amical. Hector avait senti son regard le suivre pendant qu'il cherchait vainement un coffre derrière l'ensemble du mobilier de style contemporain. Arrivé au pied de l'escalier il avait jeté un coup d'œil vers le haut d'où un énorme chat persan roux le fixait. Le mobile de sa visite devait justement se trouver là-haut. C'est alors qu'il avait eu l'idée saugrenue de caresser le mâtin.
_ À présent, en revivant la séquence qui l'avait amené jusqu'ici, il espérait encore pouvoir libérer sa main prisonnière des crocs du cerbère qui avait l'air de sourire de cette bonne plaisanterie. Un pied sur une marche, penché de côté en une attitude cocasse, Hector avait posé derrière lui l'autre pied sur la deuxième marche. À la seconde même, un mugissement de sirène propre à lui déchirer les tympans s'était déclenché. Le chat avait brusquement disparut de sa vue. Allait-il devoir patienter ainsi jusqu'au soir ?

_ Il n'attendit pas aussi longtemps. Une silhouette en chemisette à manches courtes, bientôt suivie de plusieurs identiques se matérialisa devant la porte fenêtre.
_ – Auriez-vous besoin d'aide ? demanda le gendarme sans autre palabre.

Nouvelle 147

Le désordre avait outrepassé son droit à se prévaloir d'une qualité artistique.
Pierre rassembla toute son énergie mentale, après les sept étages gravis péniblement, pour éviter l'ouverture des hostilités. Il se fraya un chemin parmi les livres et feuillets épars se mêlant aux reliefs de la pause café, pour rejoindre Alice sur le canapé où elle se prélassait depuis quelques heures.
_ Comment établir une passerelle entre les préoccupations intellectuelles trépidantes qui l'habitaient en permanence, et la sérénité effarante dont Alice semblait se satisfaire ?
_ – Pierre, j'ai agi aujourd'hui, j'ai étendu le linge.
_ Etendre le linge : Alice connaissait peu d'événements susceptibles de déclencher de telles vibrations dans son être, dans sa chair. Ces gestes venus du fond des âges, elle les accomplissait avec ferveur : se saisir d'une chemise, respirer sa bonne odeur de lessive, la disposer sur le fil en tirant les extrémités pour que toutes les fibres bénéficient d'un séchage optimal, organiser l'orientation par rapport au soleil et à la brise qui la caressaient pas trop, juste assez. C'était un moment jubilatoire…
_ – Bien, dit Pierre, troquant son énervement contre la conviction rassurante qu'il dominait avec panache une situation intolérable, tu as superbement contribué à la normalité à laquelle, ensemble, nous aspirons.
_ Il se remémorait les cours de pédagogie spécifiant que le sujet adoptait le rôle qu'on lui attribuait. Si Alice était confortée, mise en confiance, il y avait une lueur d'espoir de faire progresser ses centres d'intérêt.
_ – C'est incroyable comme les gens sont désorganisés, s'insurgea Alice. Figure toi que j'ai reçu un appel d'Air Larnak pour nos bagages perdus : eh bien, plus d'espoir. Ah, vraiment, il faut se battre. Ils croient que je suis malléable : mais non !
_ Pierre était en train de mettre au point une procédure de soutien psychologique quand la sonnerie de son mobile entrouvrit d'autres perspectives.
_ – Ah, mais…
_ Pierre annonça avec une mine de faire-part bordé de noir :
_ – C'est notre guide du Ladakh : après des palabres interminables, il a réussi à faire admettre l'idée que tous les participants du voyage seront associés à une séquence publicitaire illustrant la qualité de service d'Air Larnak.
_ – Oh ! On va passer à la télé, s'émerveilla Alice.
_ – Oh ! Quand finiront-ils de nous aliéner ? s'indigna Pierre.
_ Et chacun de se plonger dans les délices des réflexions que ces perspectives ouvraient : Alice, émoustillée par des sensations futures dont la qualité surpasserait le bonheur éprouvé lors de l'étendage du linge et Pierre, conforté dans la perception des qualités supérieures d'analyse qu'il saurait mettre en œuvre dans cette expérience qu'il vivrait bien entendu en observateur lucide.

Nouvelle 148 _ La passerelle

« Quel temps de chien ! » pesta-t-il en ramenant ses jambes sous la table du café, à l'abri de la pluie. Oui, un temps de vieux chien gris au poil hirsute et à l'œil morne. Le genre de clebs qu'il aurait pris en pitié, avant… Il aurait tenté de le caresser, de chercher dans sa fourrure grossière un collier, un tatouage. Jamais il n'avait pu se résoudre à laisser vagabonder des animaux qui avaient dû un jour connaître la douceur d'un foyer. Mais aujourd'hui, ce temps-là était révolu. Terminé de s'apitoyer sur les autres, de prendre en compte leurs opinions, de faire preuve d'empathie. Son mariage illustrait parfaitement cette période de sa vie. Il avait été aliéné par une épouse bienveillante et des enfants si bien élevés. Tous ses désirs avaient été mis au placard. Seul comptait le fait d'être ensemble, auprès de sa famille, même si pour cela il devait se plier aux quatre volontés de sa femme et obéir aux directives de son beau-père qui l'employait. Où tout cela l'avait-il conduit ? Au mensonge, à la honte, à un regret qui ronge la conscience comme un chien son os… Encore un horrible clébard tout hérissé, l'un de ceux qui grogne pour défendre une pitance qui n'en vaut pas la peine… A bout de souffle, au bout du rouleau, il n'avait pas osé appeler à l'aide. Mais un soutien inespéré s'était présenté à lui, perché sur dix bons centimètres de talons aiguilles. Il avait sauté le pas. Il lui avait tout raconté. Dans un récit libérateur, jubilatoire, il avait avoué ses crimes, ceux de son beau-père, et dénoncé toute la complicité silencieuse qui l'avait poussé à détourner le regard durant tant d'années. Complice. Témoin. La frontière était ténue…
_ Il avait bien fait. Il voulait s'en persuader. Mieux valait penser moins et agir plus. Reprendre sa vie en main. Idéalement, la reprendre là où il l'avait laissée le jour où il avait dit « oui ». Oui à celle qu'il aimait sincèrement. Oui aux magouilles de son patron. Oui à cette famille qu'il pensait banale et honnête. Aujourd'hui, lui si malléable, lui qui ne protestait jamais, allait apprendre à dire « non ». Pour la première fois de son existence personne n'allait se mêler de sa vie. Il faisait ses adieux à ce « lui » qu'il avait habité quelques années, à ce pantin méprisable et serrait fort entre ses doigts la poignée de la mallette qui contenait son laissez-passer pour un changement de cap.
_ Il posa son mobile sur la table, juste à côté du café qu'un serveur peu avenant venait de lui porter. Il ne le boirait pas. Il en serait incapable tant qu'il n'aurait pas reçu l'appel qu'il attendait. Son cœur battait trop vite, sa respiration était courte : son interlocuteur allait s'en rendre compte et profiterait de sa faiblesse. Il ferma les yeux, désireux de se ressaisir. Il ne devait pas passer à côté de sa chance. Il voulait effacer ces dernières années de vie comme on coupe une mauvaise séquence au montage d'un film. Avec un peu d'obstination, il était certain de pouvoir en effacer jusqu'aux moindres souvenirs… Il eut une pensée pour ses deux fils… Sa gorge se noua. Puis il les revit auprès de leur grand-père, avec ce même regard hautain. Ils admiraient tellement leur aïeul ! Bien plus qu'ils ne pourraient jamais aimé leur père qui n'élevait jamais la voix, n'avait aucune envergure, n'avait rien réussi dans sa vie… Cela aussi devrait changer.
_ Le téléphone sonna.
_ Il constata dès les premiers mots que sa voix était assurée. Il devait conserver son avantage coûte que coûte, ne pas donner la parole à son interlocuteur, éviter les palabres… Il ne se laissa pas déstabiliser par la voix de bouledogue à l'autre bout du fil et posa ses conditions : il troquerait les documents de la mallette contre une immunité totale, un changement d'identité, une vie confortable assurée et la possibilité de voir ses fils d'ici quelques années. Le bouledogue grogna son accord et demanda s'ils pouvaient se retrouver au plus vite.
_ Il reposa son téléphone, incrédule. Cela avait été facile, si facile de reprendre sa vie en main. Les doigts un peu tremblants, il attrapa sa tasse et avala son expresso d'un trait. Il avait soudain l'impression d'avoir oublié quelque chose. Il sortit de sa veste un morceau de papier sur lequel il avait noté tout ce qu'il devait demander en échange des pièces comptables originales de l'entreprise de son beau-père. Il n'avait rien oublié…
_ Il leva les yeux et la vit s'avancer vers lui, ses hauts talons claquant sur le sol. Le guide vers sa nouvelle vie s'installa à sa table.
– _ – Vous avez de sacrées exigences, fit-elle d'une voix suave.
– _ – Vous allez avoir de sacrées preuves, répondit-il sans se démonter.
– _ – Vous êtes certain de ne rien avoir oublié ?
_ Il réfléchit un instant et laissa échapper un sourire confiant. Si, bien sûr, il avait oublié quelque chose…
– _ – Je veux aussi un chien…

Nouvelle 149 _ Imprimer

1.
_ Consciencieusement, assise à une table, elle compulsait des feuillets… Elle ne voulait que rien ne lui échappe, de la lettrine au point final. Quand elle crût bien cerner les pleins et les déliés qui se cachaient derrière les caractères, elle entreprit une ultime lecture. Il s'agissait désormais de parcourir sauvagement les paragraphes et les titres, les chiffres et les noms. Comme si elle désirait faire s'envoler les mots les plus essentiels jusqu'à son âme. Pour les-y imprimer.
_ 2.
_ Insidieusement, le silence qu'elle faisait peser dans la pièce, s'effaçait derrière le tintement de cloches. Elle s'arrêta, pour savourer le crescendo de l' »appel » dominical, provenant de l'église du village. Ces sonorités rassurantes et habituelles apaisaient son agitation intérieure.
_ Alors, elle réalisa qu'il était le moment. Elle vérifia le contenu de son portefeuille, et ce qu'elle avait de monnaie. Quelques pièces se languissaient là… Cela semblait lui suffire. Elle rangea donc son portefeuille, après y avoir glissé soigneusement un papier qu'elle choisit sur la table. Elle attrapa ses clefs. Puis enfourcha sa bicyclette.
_ 3.
_ En trois coups de pédales, elle s'échappa du quartier pour s'embarquer sur la voie principale : une voie déserte en cet instant… Elle se plia alors aux mauvais génies de la vitesse puis bientôt à ceux de la désinvolture, en zigzaguant largement sur la chaussée. Durant ces instants, elle éprouvait – à la fois dans son corps et son esprit- une diversité de sensations jubilatoires.
_ A gauche, puis à droite, encore à droite. Les rues défilaient aussi rapidement, que les mots imprimés en mémoire plus tôt, descendaient subtilement jusqu'à son cœur. Et là au carrefour, elle freina subitement. Les barrières s'étaient abaissées. Le train des questions, conduit par le doute, arrivait. Allait-t-elle dans la bonne direction, Sa direction ? Mais, les barrières se relevèrent heureusement, une seconde plus tard… Une courte séquence de sa vie qu'elle voudra effacer. Elle déteste les incertitudes !
_ 4.
_ Elle rattrapa un groupe de piétons sur le chemin qui mène à l'unique bistrot du village, un « café », nommé « Troqué ». Un café unique, mais surtout quasi-mystique ! Quasi-mystique en référence à l'histoire de son nom ! Cette bâtisse – récemment aliénée à la municipalité pour un euro symbolique – a-t-elle été l'objet d'un troc similaire jadis ? « Troqué » est-il la version mal orthographiée ou la version locale du « troquet » ? Un café quasi-mystique également en référence aux vestiges qu'il renferme. L'existence de la passerelle métallique suspendue au grenier l'illustre à merveille. Ce lieu servait-il de théâtre ? En tout cas, ce jour-là, le commerce fera bonne recette…
_ Elle dépassa maintenant le groupe de piétons, d'où s'éleva soudainement une voix : « Roulez jeunesse ! ». Elle leva le bras pour acquiescer ou pour saluer. Sans doute, pour les deux raisons.
_ 5.
_ Elle arriva enfin face à la porte et lâcha son vélo à terre. Elle s'engouffra à l'intérieur de la pièce. Il y avait, là, un peu de monde. On l'accueillit chaleureusement et un homme, en guide, l'accompagna jusqu'à une place libre. Elle ne resta pas longtemps à l'intérieur.
_ En sortant, elle retrouva le groupe de piétons qu'elle avait frôlé un temps plus tôt. Ils l'interrogèrent du regard.
_ – A voté !! répondit-elle fièrement.
_ – A notre tour !
_ 6.
_ Oui, à votre tour, se dit-elle, espérant que tous répondraient à l'appel. Comme pour la rassurer, un jeune homme s'approcha derrière elle. Il lui passa la main sur le bras, la faisant sortir délicatement de ses songes.
_ – Alors ? lui lança-t-il calmement mais sérieusement. Qui ?…. Qui est l'élu(e) de ton choix ?
_ – Voyons, voyons, cher ami à l'âme malléable et à l'esprit mobile ! N'espère pas trouver réponse en la mienne ! déclama-t-elle. Tu dois faire ton propre choix jeune homme ! Sois responsable un peu…
_ Et elle ajouta que cela n'est pas son affaire. Mais, en le disant, elle réalisa concrètement que le vote d'un individu pèse dans la balance des élections. Et que ce choix influe, en un ou plusieurs sens, sur les gens ! Elle conclut donc qu'elle se mêlerait bien de ce qui la regarde, après tout !
_ Elle trouva alors intéressant que l'âme du jeune homme soit malléable et que son esprit soit mobile ! Elle trouva intéressant d'apporter soutien à sa réflexion, voire d'apporter conseils !
_ – A gauche toute ! cria-t-elle.
_ Ils se dirigèrent ensemble vers « Le Troqué ». Et ils y vécurent beaucoup de palabres…

Nouvelle 150 _ Intérim

« Mobile », ce terme orne chacun de mes curriculum vitae depuis maintenant plusieurs années. En haut à droite ; mêlé à « 37 ans », et « célibataire », ces quelques mots sont censés donner une idée précise de ma personne, de moi-même. « Mobile », et pourquoi pas « Malléable », tant qu'à y être ! Ou alors « Maudit ».
_ J'aurai tellement aimé écrire « doux rêveur, fatigué, à l'imagination trop prégnante, et pourtant heureux ».
_ Alors « Mobile »… Moi qui n'ai jamais quitté Grenoble, ville où je suis né. Moi dont les pas ne me conduisent que très rarement au-delà de la place aux herbes, ou de celle mitoyenne, dite du Tribunal.
_ Du reste, du travail, je n'en ai jamais vraiment eu.
_ Pour être complètement franc, je n'en ai jamais vraiment cherché non plus.
_ J'écris pourtant des dizaines de curriculum vitae, dans lesquels je cherche en vain à m'illustrer par des faits héroïques, que je n'ai pas vécus, mais qui à mes yeux devraient suffire à convaincre n'importe quel employeur de mon exacte valeur, avec pour seul but de nous unir dans une ronde jubilatoire pour une ultime danse. Oh Travail ! Oui, je me sens prêt à crier ton nom, prouvant par là mon désir de m'aliéner à ton service, des jours entiers, des nuits entières. Tel un naufragé lançant un ultime appel, je propulse alors ces pages A4 qui offrent à l'improbable lecteur la félicité de mon parcours professionnel étalé sur un seul recto, au fin fond de l'Isère, ce fleuve gourmant au courant tranquille.
_ De la place aux herbes à l'Isère, de l'Isère à la place aux herbes, je compte ainsi les jours et occupe mon temps avec cette curieuse pratique littéraire.
_ Et puis, Raphaëlle est entrée dans ma vie.
_ Elle y fit une entrée toute en douceur, tout en discrétion, de derrière son bureau.
_ Raphaëlle, c'est la fille de la boite d'intérim qui me propose le poste de père Noël pour les derniers jours de décembre. Au début je ne l'ai pas franchement remarquée, trop occupé que j'étais avec ma propre situation. Je voulais qu'elle comprenne, qu'elle me comprenne, et je m'oubliais dans d'interminables palabres, négligeant même de la regarder. Un jour elle me dit très simplement qu'elle aimerait troquer sa vie contre une autre, plus remplie, plus belle. Pour la première fois je contemplais son regard.
_ Depuis, je suis comme au cinéma : ma vie se découpe en séquences, il y a les séquences avec Raphaëlle, et les séquences sans Raphaëlle. La nuit, mon envie de conquêtes m'emporte au loin, je rêve d'aventures et de grands espaces, de vitesse et de combats, de sexe et d'amour.
_ Le jour, je pousse la porte de la boite d'intérim.
_ Une autre fois elle me dit qu'elle s'apprêtait à partir : elle veut aller vivre au bord du lac Baïkal, en Sibérie. Elle a vu des photos et s'est décidée. C'est comme ça que c'est arrivé, à sa façon, sans faire de vagues, presque silencieusement, et cette fille changeait ma vie.
Un autre jour encore et elle m'invita dans un sourire : « Si nous partions ensemble », elle ajouta en riant franchement que son contrat de travail se terminait.
_ De retour place aux herbes, j'ai comme un grand besoin de soutien ; comme une nécessité, je cours à la recherche de mon ami Mohamed.
_ Mohamed, c'est mon ami de longue date, il est un peu comme un guide pour moi. C'est d'ailleurs lui qui m'a donné l'adresse de l'agence d'intérim où travail Raphaëlle, il doit donc me dire ce qu'il faut que je fasse maintenant. D'ailleurs, Mohamed n'est pas avare de conseil et me pousse à agir. Il me dit que là bas je pourrai certainement aussi faire le père Noël, que ce sera même plus facile avec mon traîneau vu que tout doit être gelé à cette époque de l'année.
_ Malgré tout, il me faut une bonne semaine pour trouver le courage de passer à nouveau près de la boite d'intérim.
_ A travers la vitrine je devine que Raphaëlle n'est plus là. Un homme occupe sa place derrière son bureau. J'éprouve immédiatement le désir de lui casser la figure, mais il me tend une lettre dans la quelle elle me propose de la rejoindre au café « La Cimaise », un jour, n'importe lequel, à quinze heure, qu'elle y sera encore quelques temps.
_ Je sors en courant, et traverse Grenoble.
_ Plus que la passerelle au dessus de l'Isère à franchir, et j'arrive devant le café « La Cimaise ». La boucle de ma sacoche cliquette à chacun de mes pas, je m'imagine aussitôt cow-boy dans le désert, un éperon à chaque pied.
_ Je ralenti.
_ Je me sens bien.
_ J'ai envie de me laisser faire, de dire oui, de l'accompagner au pays du froid.
_ Je pousse la porte du café.
_ Je sais qu'elle m'attend.
_ Son regard bleu m'évoque tout de suite les étendues du lac Baïkal.

Nouvelle 151 _ Une table en terrasse

Assis à une table en terrasse, il semblait étudier avec soin un itinéraire sur son guide touristique, mais ses pensées étaient ailleurs ; marquant d'un coin la page illustrée de photos de monuments anciens, il le referma. Il prit un peu de mie de pain entre ses doigts. Elle était souple et malléable comme de la pâte à modeler, et machinalement, il se mit à former de petites boules, tout en buvant son café sans sucre à petites gorgées…
_ Il se souvenait de leurs parties de billes, comme c'était jubilatoire de gagner, le bonheur intense du jeu, le bonheur de l'enfance…
_ De l'endroit où il se trouvait, il pouvait voir la passerelle qui enjambait le canal… C'était là, assis sur la plus haute marche, qu'ensemble ils échangeaient leurs trésors, images de foot, petits cyclistes sur socle et autres babioles, troquaient des agates contre des calots, était-ce deux ou trois contre un, il n'en était plus très sûr…Et tandis que remontaient à la surface de sa mémoire ces séquences-souvenirs d'un temps heureux, de l'arrière salle lui parvenait la musique d'un vieux juke-box, qui , mêlée au brouhaha confus des voix jeunes des lycéens, ne parvenait pas à les couvrir totalement. De leurs interminables palabres émergeaient quelques mots récurrents, 'soutien, agir, ensemble …', la réunion semblait animée… D'autres souvenirs surgissaient, comme si , longtemps enfouis au fond de son être, ils retrouvaient une existence propre, et il ressentait quelque chose d'étrange, une sensation de renouveau, qui le surprenait, lui faisait presque peur…
_ C'est alors que son 'mobile' sonna,- une petite ritournelle aigrelette-, ce qui eut pour effet de le ramener dans le présent. C'était l'appel qu'il attendait depuis de longues heures. Il essaya de contrôler sa voix, pour qu'elle ne trahisse pas son émotion : 'd'accord, dans dix minutes, sur la passerelle…'
_ Il commanda un autre café, paya, puis jeta un coup d'œil à sa montre : dans cinq minutes à peine ils se croiseraient sur la passerelle, se reconnaîtraient à leurs guides verts, et puis…
_ Il avait tant attendu ce moment-là, à présent il était prêt, prêt à aliéner sa vie triste et tranquille, il était même impatient ! Il se leva et commença à gravir les marches, en s'efforçant de ne pas aller trop vite…

Nouvelle 152 _ Les prisonniers verts

Toute ma vie, j'avais entendu parler de ce moment, de cette fin. J'avais déjà vu nombre de mes frères périr ainsi sans avoir eu l'opportunité d'agir pour les sauver. Et ce serait à présent mon tour de passer à la casserole.

_ Je considérais tous ces individus comme des ennemis. Depuis qu'ils m'avaient enfermé ici, j'avais eu le temps et le loisir de les espionner. En effet, ils ne nous donnaient guère autre chose à faire de nos jours. Leur quotidien – bien que moins morne que le nôtre – ne m'eût jamais convenu. Ils perdaient leur temps dans d'incessants palabres audibles depuis le fin fond de nos cellules. Ils ricanaient et se moquaient de tout en buvant du café, des bières, en passant des appels à leurs amis avec leurs mobiles ou en les invitant aux massacres. J'étais d'ailleurs étonné qu'il pût y avoir tant d'êtres sans cœur. Et je me demandais souvent, avant de me répondre qu'ils avaient dû être aliénés d'une quelconque manière, comment il était possible qu'ils eussent si peu de compassion pour nous.
_ J'étais d'un âge mûr mais mes parents, que je n'avais jamais vraiment connus, m'avaient toujours manqué. Nous n'avions passés que peu de temps ensemble car j'avais assez rapidement été déraciné et déporté lors de ma plus tendre jeunesse. Cela avait été une expérience effroyable que je ne souhaiterais à personne.
_ J'avais fait le voyage jusqu'ici, parqué avec mes nombreux frères et cousins, sans eau et les pieds nus. Cela n'avait pas duré longtemps mais avait été assez éprouvant à cause de la vitesse à laquelle avaient été pris la plupart des virages lors de notre transport. Cela avait aussi été pour moi un grand moment de frayeur car on nous avait laissés dans le noir sans nous révéler le lieu de destination.
_ Dès que nous étions enfin arrivés, mon angoisse s'était accentuée pour se muer en désespoir. J'avais troqué mes rêves et mes souhaits contre des cauchemars et les pires craintes. Un de mes amis m'avait déjà parlé d'un tel endroit, mais je n'avais jamais osé croire en son existence tellement cela me paraissait improbable. Jusqu'alors, j'avais toujours considéré ses dires comme une légende illustrant les délires les plus fous et incertains. Mais je devais à présent me résoudre à faire face à la triste vérité.
_ Jour après jour, mes frères et mes cousins sortaient de ces geôles pour ne plus jamais y rentrer. A chaque fois, j'observais nos ennemis qui n'hésitaient pas à les torturer devant nos yeux. Le mode opératoire consistait en différentes séquences de rites avant la mort. Les jours passaient et le nombre de prisonniers décroissait tandis que celui de morts ne faisait que progresser inéluctablement.
_ Un jour, l'ennemi oublia de fermer la porte de la cellule. Un de mes cousins persuada un de mes frères à l'esprit malléable de s'échapper. Ce cousin égoïste cherchait en fait à observer si la fuite était réellement possible ou non. Mon frère voulut tenter sa chance. Malheureusement, il n'existait aucune passerelle menant à la sortie de cet enfer. Dès qu'il fut sorti de la cellule, un geôlier arriva furibond et l'extermina sur le champ.
_ Les cellules étaient à présent presque toutes vides. Seul un de mes frères se trouvait encore à mes côtés, c'était le benjamin. Je savais que la prochaine fois qu'un des ennemis viendrait emmener quelqu'un, ce serait l'un de nous deux. Ainsi, je décidai que je lui apporterais mon soutien en passant en premier afin de lui laisser un répit. Il s'agissait là du seul acte dont j'étais encore capable, alors je me devais de le faire.
_ Le dernier jour de ma triste existence sonna enfin. L'ennemi ouvrit la cellule et commença à nous regarder en affichant un sourire malsain. Mon courage comme guide, je me plaçai devant mon frère de manière à être vu le premier. Je me demandai comment je fis pour ne pas crier lorsque la poigne de fer de l'ennemi m'extirpa, mais je n'eus pas le temps de m'y attarder car, pour une raison inexpliquée, il me donna une douche froide. Je supposais qu'il avait peut-être peur que je ne lui salisse les mains.
_ C'est alors que j'entendis le bruit qui signifiait que la fin était toute proche. C'était le bruit de l'eau ébouillantée que contenait une cuve bien plus grande que moi : celle qui servirait à m'exécuter. Je repensai à ma terre natale en regrettant le passé et en prenant conscience de la limite de mon futur. On me plongea dans mon destin au fond de cette cuve. J'endurai mon calvaire inhumain. Alors qu'au fond de moi se mêlaient la douleur morale et la souffrance physique, je sentais la vie me quitter. Les derniers mots que j'entendis avant mon trépas furent ceux d'une connaissance de mon geôlier qui, tout en me regardant, s'exclama d'une voix jubilatoire : « Tu viens de le mettre à cuire ? J'adore les brocolis ! »

Nouvelle 153 _ Vie

Il était une fois, non pas une, deux… ou trois !! ?? Je ne sais plus très bien, mais peu importe, puisqu'une fois suffit pour vous la raconter… mon histoire. Du moins l'histoire de cette petite fille à qui tout arrivait, même l'inracontable. Elle se faisait appeler, Vie.
_ Elle était née sous le signe des meilleures augures !!! Celui de la chance et du bonheur.
_ Ce dernier fit en effet quelques apparitions, à chaque fois trop brèves pour que cette petite fille puisse le nommer.
_ Quelle importance, puisque sous les aires de catastrophe, il arrive toujours a pointer son nez, alors savoir le nommer ?? L'essentiel c'est d'arriver à l'attraper. Eh, non, pas comme on attrape un rhume.
_ Un bonheur ça ne s'attrape pas d'ailleurs….., c'est pas une maladie. Quoique, Non à peine si l'on réussit à le frôler ne serait ce que du regard, juste l'effleurer, le toucher ou mieux encore s'y baigner.
_ Un bonheur c'est comme un rayon de soleil. Allez mettre un rayon de soleil dans une boite, vous !!!
_ Pourtant c'est pas faute d'avoir essayé… (à part les frères Lumière qui inventèrent le cinéma, c'est vrai ce ne sont pas les rayons du soleil qu'ils réussirent à enfermer dans une boîte, mais la lumière)
_ Et bien cette petite fille, elle, elle y arrivait. Seulement, sa boite n'était jamais assez grande. Chaque jour un, deux, six d'un coup à ranger jusqu'à plus. Vie ne s'en sortait plus à devoir changer de boîte tous les jours. Alors elle décida de les accumuler d'abord dans sa chambre, puis très vite elle envahit le couloir, la chambre de papa maman, du petit frère, de la grande sœur, jusque dans la baignoire de la salle de bains. Puis les escalier, le séjour, la cuisine, le hall d'entrée, et comme cela n'était toujours pas suffisant, elle amoncela ces petits tas de bonheur dans le jardin, même la niche d'Hector le chien saint-bernard ne put y échapper. Bref son histoire commença à interpeler les parents. Tous ces bonheurs emmagasinés dans la maison, passaient encore, mais dans la rue ; jusqu'où allait on ? Palabre, cafés sur cafés, ensemble parents et voisins, n'eurent de cesse de chercher une solution pour calmer cette invasion jubilatoire.
_ Cependant, les voisins qui s'étaient accrochés à leurs petits soucis, leurs petits chagrins, et qu'ils n'étaient pas prêts à abandonner pour du bonheur, ne purent rien faire contre ce déferlement. Oui OUI messieurs Dames, Un torrent de tas de petits bonheur commençaient à envahir toutes les rues, puis tous les jardins, les maisons, les bureaux, les usines, rien ne fut épargné, pas le moindre recoin. Et la petite fille n'y pouvait rien.
_ Personne n'y pouvait, rien. Personne ne réussit à freiner cette invasion.
_ C'était bien simple, partout où Vie passait le bonheur s'installait.
_ Jusqu'au jour où, sous ce déferlement de bonheur, un des pays pas encore atteint par cette heureuse pandémie, trouva la parade, ils inventèrent la Peur.
_ Et oui le bonheur s'installant partout, plus personne ne se souciait de gagner de l'argent pour gagner de l'argent. Incroyable, monstrueux. Il fallait à tout prix stopper cet ignominie.
_ C'est ainsi que malheureusement pour tous les habitants de la planète terre naquit la peur.
_ Vie, devant ce grand danger, pour elle même, dût agir, et vite.
_ Répondant à l'appel de son guide intérieur, elle troqua pèle mêle tous ces petits tas de bonheur contre des tas de béquilles. Ainsi, à chaque ébranlement causé par la peur, un soutien venait étayer l'ensemble.
_ Avec toutes ces béquilles, se construisit, ponts, passerelles, édifices pour ces aliénés de la peur. Bien que malléable, cette dernière bien trop mobile, se devait d'être stoppée, et nette. Des séquences courtes d'apprentissage de domptage de peur, s'instaurèrent. Et Vie, avec tous ces petits bonheurs, s'illustra encore fois, par sa dextérité.
_ Une par une elle réussit à immobiliser et vaincre les peurs.
_ Et c'est ainsi que peu à peu s'ouvrit le monde aux bonheurs, du plus petit au plus grand, du plus gros au plus mince, bref, sans distinction aucune.
_ Car si tu sais prendre chaque instant de bonheur de VIE quelque qu'il soit, c'est toi qui aura gagné !!!

Nouvelle 154 _ Neige

Dehors la tempête s'amplifiait : les flocons tombaient drus et épais tandis que sur le poêle le café restait au chaud .Tout se mêlait dans sa tête : souvenirs, rêves, tracas quotidiens. Comment ne pas se laisser aliéner par cette solitude, comment troquer cette vie loin de tout contre une existence intrépide où l'on agit comme l'on respire, dans les horaires, les contraintes, les objectifs à atteindre… Nul besoin alors, de s'interroger sur le sens des choses, sur ce qui oriente et guide son activité ; les appels du téléphone mobile rythment et meublent les trajets, les attentes de bavardages innocents et plats, sans véritable contenu, du genre : « T'es où ?, J'arrive, tu me vois ? » Absolument rien à voir avec la palabre des Anciens du village qui élève les esprits, les agite et les apaise dans la magie d'une parole partagée ; Non rien à voir avec cela, mais la sensation rassurante d'une véritable passerelle entre soi et cet autre au « bout du fil », comme la promesse d'être ensemble toujours.
_ Absorbé dans sa rêverie intérieure, l'homme s'approcha de la fenêtre ; là, saisi par l'éclat du paysage enneigé, ses yeux s'arrêtèrent sur deux oiseaux minuscules, mésange, troglodyte peut-être, voletant à la recherche de quelque miette perdue. Un peu plus loin une pie s'était posée et sur la branche d'un chêne on pouvait deviner le bec jaune du merle. L'homme, le front appuyé contre la vitre, se laissa envahir par la scène. Peu à peu la mélancolie le quitta ; c'était comme si le spectacle vivant l'avait introduit dans une page de livre pour enfant, un conte illustré. Fraîche et douce, ferme et solide, la vitre lui offrait toujours le même soutien ; il n'avait plus à se soucier de lui-même et pouvait se laisser aller à une détente jubilatoire et bénéfique.
_ Neige et oiseaux avaient suffi à transformer le moment.
_ Il ne s'était rien passé en fait ; rien ou pas grand chose, juste assez d'abandon de soi pour, un instant, devenir tendre et malléable, réactif au sursaut joyeux du regard.
Dehors la neige tombait encore ; à l'intérieur, une nouvelle séquence pouvait commencer : l'homme avala une tasse de café et se mit à écrire.

Nouvelle 155 _ Regarde, Agis

C'était par hasard qu'il l'avait trouvée.
_ Lorsqu'il l'avait vue dans ce bar, il avait reconnu son visage pour avoir étudié les fichiers de toutes les personnes disparues. Aussi, le soir même, il avait parcouru la base de données (piratée) et trouvé Anita. Fille d'un des membres du gouvernement, étudiante en droit, promise à une grande carrière politique, elle avait disparu, comme ça, un beau jour. Non, elle n'avait pas exactement disparu. Elle leur avait juste tourné le dos, refusant leur soutien financier, ne leur adressant plus la parole, se soustrayant à leur regard. Du moins, le croyait-elle… Ils l'avaient vite retrouvée. Ç'avait été assez facile, elle n'avait rien effacé de sa vie antérieure. L'once de dégoût et l'étincelle de rébellion étaient déjà en elle. Il suffirait de lui montrer comme sa fuite était factice pour faire renaître cette étincelle et en faire un brasier. Muni de ses informations, il retourna au bar et s'arrangea pour que ce soit elle qui le serve.
_ – Mademoiselle ? Vous voulez bien prendre un café avec moi ?
_ Anita avait légèrement rosi, consulté sa montre :
_ – Oh, je peux bien prendre ma pause maintenant…
_ La première séquence du plan de Daniele était facile. Il avait beaucoup de charme, peu de femmes résistaient à une demande à la fois aussi anodine et aussi connotée. La seconde partie était plus ardue, mais tout était affaire de rhétorique, et il s'y connaissait.
_ – Alors ? Il te plaît ce boulot ?
_ – Oh, oui, on rencontre des gens très intéressants ! C'est assez physique pour rester en forme, et les horaires sont très bien !
_ – Pas très convaincant… Ça ne te plaît pas, hein ? Je suis sûre que tu aurais pu avoir beaucoup mieux… Tu n'as pas envie de changer ?
_ – De quoi tu te mêles ? Qu'est-ce que tu sais de ma vie ?
_ Anita s'était levée, rose d'agacement cette fois. Il lui prit le bras pour la retenir :
_ – Tu as fait du droit, non ?
_ – Comment tu sais ça ?
_ – Peu importe… Mais ça ne te plaisait pas… Pas plus que ce que tu fais maintenant ne te plaît. Tu es partie, tu te sentais aliénée… Et qu'est ce que tu as fait ? Tu es passée à une autre aliénation. Maintenant il faut dépasser ça !
_ – Laisse-moi tranquille… Je suis bien comme ça, personne ne sait où je suis, personne ne me contrôle…
_ – Ça c'est ce que tu crois.
_ Il pointa son badge pour illustrer ses propos :
_ – Tu as ton vrai nom là-dessus. Une puce et tout ce qu'il faut. Tu crois vraiment que tu es introuvable ?
_ – La semaine, je travaille dans une fabrique de mobiles, tu sais, ce qu'on accroche au-dessus du berceau des enfants ? On n'a pas de badges là-bas…
_ – Mais tu as gardé le même compte bancaire, le même numéro de Sécurité Sociale, la même identité ! C'est facile de te retrouver, il suffit d'avoir des contacts dans ta banque…
_ – Ce que je te propose, Anita, c'est agir. Tu crèves de faire ce boulot de serveuse, tu crèves d'entendre et de voir les mêmes inepties, tu as vécu parmi eux, je le sais. Et tu sais ce qui se passe en réalité, tous les jours, et qu'on nous cache. Tu as choisi de ne pas le voir pour ne plus être confrontée à ta lâcheté, mais si tu agissais maintenant ? Si tu décidais d'ouvrir les yeux ? Si tu décidais de les regarder en face et de ne plus être lâche ?
_ – Mais… Mais on n'en fait pas ce qu'on veut de la réalité, elle n'est pas malléable…
_ – Trêve de palabres ! Ne chercher pas à te justifier, Anita, tu as été lâche, maintenant je te propose d'être courageuse… Je suis à la passerelle nord tous les mardis à 15h. Si tu veux que nous agissions ensemble, tu n'as qu'à m'y rejoindre.
_ Elle acquiesça sans mot dire, et retourna à ses occupations. Mais elle savait déjà qu'elle répondrait à l'appel, elle n'avait pas besoin d'y réfléchir. Il avait fait renaître en elle les souvenirs de tout ce qu'elle haïssait dans cette nouvelle société. Quelques semaines plus tard, elle avait troqué sa petite vie banale et bien rangée pour une vie en marge, rebelle. Il avait été tout à fait jubilatoire de voir Daniele faire disparaître une à une toutes les preuves de son existence. Le mercredi suivant sa disparition de tous les fichiers gouvernementaux, elle accomplissait son premier véritable acte de rébellion. Oh, pas grand-chose, juste ce qu'il fallait pour bien faire comprendre que ce gouvernement avait quelque chose d'insupportable. Le mercredi matin, elle s'introduisit donc à l'Assemblée parmi le personnel d'entretien, et déposa un boîtier muni d'un minuteur, dans un coin de la tribune du public. En plein milieu de la séance, on put entendre l'hymne français adopté lors de la Révolution, et maintes fois interdit par la suite. Juste ce qu'il fallait pour annoncer des représailles futures…
_ « La Victoire en chantant nous ouvre la barrière
_ La Liberté guide nos pas
_ Et du Nord au midi, la trompette guerrière
_ A sonné l'heure des combats.
_ Tremblez ennemis de la France,
_ Rois ivres de sang et d'orgueil.
_ Le peuple souverain s'avance:
_ Tyrans descendez au cercueil ! »

Nouvelle 156 _ Hurler pour survivre

« J'ai l'impression de ne pas exister », hurla t-il dans le silence de la montagne. Un appel presque bestial à la fois jubilatoire et désespéré. Au plus loin qu'il voyait se dessiner le chemin devant ses yeux écarquillés de folie, il n'espérait plus rien. Pourtant, il attendait encore, il espérait toujours.
_ Le souffle lui revint, sa respiration reprit un doux rythme. Rien n'était plus important pour lui que de s'aliéner à cette marche infinie. Ses chaussures étaient depuis bien longtemps usées par la poussière caillouteuse de cette route sans fin. Le sourire avait quitté son visage. Son seul guide était les rayons du soleil mêlés tantôt à une brume matinale, tantôt à une pluie d'après-midi. Il avait pris l'habitude d'illustrer mentalement chacun de ses cris. Pour chacune de ses phrases à l'allure de sentences, il s'imaginait dans une autre vie, une autre nature, une autre époque… mais surtout pas, non, surtout pas, là, dans ce moment-là.
_ Pour le « j'ai l'impression de ne pas exister », il se voyait avec des lunettes de soleil, sirotant un café-crème, sur une terrasse embaumée par les magnolias, regardant une nuée de badauds qui, tous, un par un, le regardait avec un sourire bienveillant. Il goûtait avec délectation aux émotions que lui procurait cette séquence animée.
_ Parfois, seule une image figée lui parvenait… Sur le « Merde, me laissez-pas ! », c'était à la tombée de la nuit. Il se trouvait ridicule. Il pensait à sa mère… SA mère qui l'avait à peine pris dans ses bras. Mais, ce n'était pas elle qui venait à son esprit. Non ! Là, précisément, là, à ce moment exact, dans cette boîte de nuit branchée, nu, tel un athlète grec, de son podium, il surplombait, immobile, une nuée de danseurs subjugués par la perfection de son corps. L'image restait fugace. Il fallait sans cesse la reconstruire. Image trop malléable !
_ Et puis, quand il n'avait plus la force de hurler, il se souvenait de sa vie. Sa vie d'avant. Avant d'être en perdition dans ce lieu hostile, Sa vie d'avant où il se voyait agir : costume sur mesure, cravate unie, souliers vernis. Une vie de palabres alimentées par son téléphone fixe, son fax, son ordinateur portable et surtout, son téléphone mobile, le plus important. Vital ! Curieusement, les images de son passé ne l'apaisaient pas. Il faisait beaucoup d'efforts pour les troquer contre d'autres visions, celles qu'il avait créées depuis qu'il marchait sur ce chemin.
_ Au fil des jours, il comprit que ces images figées ou animées l'accompagnaient, l'aidaient : ensemble, ils reconstruisaient un univers imaginaire. Un soutien dans ce monde uniforme, avec si peu de couleurs, si peu de reliefs.

_ Pourtant, un jour, sans qu'il s'en rende compte, le paysage se mit à changer : des arbustes fleuris remplacèrent les rares buissons. Ses hurlements laissèrent place à des cris, puis à des appels presque apaisés. Moins il hurlait, et plus la végétation se faisait dense.
_ Le silence devenait apaisant.
_ C'est alors qu'il comprit que, vraiment, tout avait changé. Le chemin s'arrêtait devant une rivière. Il aperçut une passerelle en bois. Peut-être se serait-il même surpris à sourire mais une voix lui murmura : « Si je pouvais choisir, c'est dans tes bras que je voudrais mourir. Tu es la vie au-dedans et au dehors. Alors je me nourris à l'infini de ta vie. Je me plonge dans tes yeux et je veux y vivre. Un regard en forme de pichenette et de pied de nez. Nous nous sommes choisis et nous cheminons l'un vers l'autre. Je meurs mille fois quand tu ne me regardes pas. Comme seule nourriture, je n'accepterais que ton sourire… ».

_ Alors, il accepta enfin de sourire… et d'ouvrir les yeux.

_ De ses doigts fébriles, il reprit contact avec une autre réalité : celle de son lit d'hôpital, aux draps blancs et de sa chambre aux murs irisés.
_ Proche de lui, si proche qu'il aurait pu la toucher s'il en avait eu la force, un visage de femme était penché au dessus de lui et lui souriait sans parler. Ses yeux brillaient de larmes.
_ Avec une joie intense, il l'entendit alors prononcer ces quelques mots : « Si je devais mourir, c'est dans tes bras que je le ferai »…

Nouvelle 157 _ Stalactite

La lumière du jour passait à travers la baie vitrée du salon. La pièce était très claire, très spacieuse, très lumineuse, meublée sobrement et élégamment. Les murs étaient d'un blanc immaculé. Au centre de la pièce, une femme habillée d'un tailleur chic et d'un pantalon assorti était assise à une table en verre, seule. Elle se regardait dans un miroir en buvant son café. Crispée, des cernes sous les yeux, elle semblait exténuée, et ne s'était pas maquillée. A la voir déjeuner dans ce cadre, aussi tôt le matin, avec son chignon strict et son air absent, on pensait tout de suite à une femme d'affaires surmenée. Elle caressait de ses longs doigts fins sa bague de fiançailles qu'elle ne parvenait pas à ôter, même des semaines après la mort de son mari…
_ Tout d'un coup elle se leva, et jeta de toutes ses forces la tasse qu'elle venait de terminer sur le miroir, qui éclata dans un fracas assourdissant et répandit sur le sol des morceaux de verre. Puis, toujours rageuse, elle renversa la table, qui se fracassa également, le bruit du choc résonnant dans la salle. La jeune femme s'écroula en sanglots sur le sol, des bouts de verre lacérant ses cuisses et les paumes de ses mains. Elle se regarda alors dans un fragment de miroir qui se trouvait non loin d'elle. Elle serra les poings, se releva, défit sa ceinture et quitta son pantalon. Ensuite elle retira sa chemise, dégrafa son soutien-gorge et enleva sa culotte. Après, elle tira sur l'élastique qui nouait ses cheveux, et retira une à une les épingles de son chignon.
_ Elle marcha jusqu'à la baie vitrée, au milieu des éclats de verre. Elle ressemblait à un fantôme, semblait à peine humaine. Elle ouvrit la porte-fenêtre. Elle agissait mécaniquement, froide et presque triomphante dans sa douleur. Du sang coulait de ses blessures. Elle sortit pieds nus dans la neige, fit quelques pas et se blottit alors en chien de fusil sur le sol, dans le froid. Elle resta longtemps prostrée dans cette position, sentant des flocons de neige recouvrir son corps d'une fine pellicule de coton blanc et gelé. Ça lui faisait du bien. Elle se sentait exister à travers cette souffrance. Elle avait cessé de vivre en même temps que son mari. Il lui manquait à un point inimaginable. Les souvenirs des moments passés ensemble, des longs palabres les soirs d'hiver, lui revenaient par séquences, toujours douloureux.
_ Elle ferma les yeux et resta comme ça pendant des heures, des larmes roulant sur ses joues, se transformant aussitôt en perles de glace. Au bout d'un moment, frigorifiée, les lèvres bleuies, elle se leva, laissant l'empreinte de sa silhouette et des traînées écarlates dans la neige. Une voix. Elle entendit la voix de son époux, comme un appel. Elle la suivit jusqu'à une passerelle au fond du jardin, comme on suit un guide, laissant derrière elle la trace de ses pas dans la neige malléable. Plus elle progressait, plus la voix semblait réelle et l'attirait. Elle traversa le pont. Arrivée de l'autre côté, elle poussa un cri jubilatoire où se mêlaient extase, et souffrance.
_ Elle se réveilla en hurlant, toujours allongée dans la neige. C'était impossible ! Elle avait rêvé ! Elle se releva, paniquée, et courra jusqu'au pont. Il n'y avait pas de marques dans la neige. Un cauchemar. Il illustrait parfaitement ce qui lui arrivait depuis le décès de son mari. Elle délirait souvent, son esprit déraillait. Elle troquait sans cesse illusions, souvenirs, sensations, avec la réalité. Elle avait pu auparavant remonter la pente grâce au soutien et à l'amour de son mari. Il n'était plus là. Elle n'avait plus de mobile, comme il disait, d'avancer, de se relever. Sa raison de vivre était morte.
_ Tremblotante, elle monta sur la passerelle, le verglas brûlant les coupures faites par le verre sur la plante de ses pieds. Son souffle saccadé faisait peine à entendre. De la vapeur s'élevait dans l'air lorsqu'elle respirait. Elle s'appuya sur la barrière du ponton, leva son visage vers le ciel, des flocons tombant sur son corps nu et mutilé, la faisant frissonner. Un unique rayon de soleil fit briller une larme sur sa joue bleuie par la froideur de l'hiver. Elle serra les mâchoires et ses épaules se raidirent. Elle se retourna une dernière fois vers leur maison. Puis, elle arracha à deux mains, dans un dernier effort, une stalactite qui pendait sous le rebord de la barrière du pont. Elle leva la pointe et se la planta dans le cœur de toutes ses forces, aliénant à la mort les derniers fragments de vie qui l'habitaient.
_ Elle s'écroula sur le sol, le pieu de glace enfoncé dans le sein gauche. On entendit un dernier murmure…
_ « Je t'aime. »

Nouvelle 158 _ Agir

C'est en cherchant après un support pour écrire que je tombai sur mon ancien cahier de collégien. Sur la couverture, on pouvait encore lire l'en-tête qu'une main maladroite avait remplie avec une dévouée application : « classe de sixième B ». Je ressentis un léger pincement au cœur en découvrant cet objet dont j'avais oublié l'existence. Ou plutôt que j'avais relégué à un passé lointain et différent, celui d'une personne que je n'étais plus. En somme, tenir ce vestige entre mes mains m'apparut comme un appel du passé. Vestige d'une vie qui n'était à l'époque ni malheureuse ni joyeuse. J'étais un collégien plutôt effacé. Ni très bon ni très mauvais, de ceux dont les professeurs mettent du temps à retenir le prénom. J'avais traversé le collège puis le lycée et l'université pour devenir comme l'on dit « un jeune actif ». Moins effacé, avec un peu plus d'amis, un travail qui ne m'apportait pas la sensation d'avoir changé le monde mais qui me satisfaisait néanmoins. Un petit monsieur tout-le-monde, un de ceux que vous croisez le matin en prenant le métro. Un petit peu au dessus de la moyenne néanmoins, j'avais fait des études plutôt longues en sciences humaines et brassé un certain nombre de grandes considérations : l'homme aliéné, l'animal politique, la guerre de tous contre tous, j'en avais soupé pendant plusieurs années. J'avais donc l'immense privilège de pouvoir citer Nietsche ou Lacan entre deux gorgées de bières ou encore de mener des discussions enflammées au café sur la permanence de l'œuvre de Marcel Proust au XXIe siècle. Satisfait, l'adjectif convenait plutôt bien à mon état d'esprit. Je n'avais jamais été très nostalgique, pourtant, feuilleter mon petit cahier de collégien entraîna en moi l'irruption de pensées confuses. Je lu la première page : « Séquence 1, leçon 1 » suivi de quelques mots d' anglais. Je souris. La sixième B, Monsieur Dubar, mon professeur d'anglais, mes efforts désespérés pour échapper au courroux maternel en tentant de mémoriser tant bien que mal quelques mots de vocabulaire et atteindre le graal tant convoité du dix sur vingt. A bien y réfléchir, la sixième avait été un moment plutôt difficile de mon enfance. L'enfermement huit heures par jour dans un endroit pas très réjouissant, encerclé par des grilles. Un univers quasi carcéral, le gris du béton, les clan des « grands » qui vous toisent du regard, vous méprisent ou vous briment. Non, vraiment, la vie était loin d'être facile à l'époque de la sixième B. Je relu les mots soigneusement recopiés et classés par ordre alphabétique : A « an alarm clock », un réveil, B « a boat », un bâteau. Effectivement il n'y avait rien de jubilatoire dans cette année de sixième. Les confusions constantes dans le dédale des salles, la peur récurrente de décevoir, la pression quant à l'orientation. Au rythme des verbes irréguliers, je me remémorai la boule au ventre des vendredis matins puis des salles d'examens. « Eteignez vos téléphones mobiles, toute copie rendue en retard sera sanctionnée ». Finalement le petit élève de sixième B n'avait pas tant changé. La boule au ventre avait changé de jour et était passée du vendredi au mardi, journée d'inspection de la hiérarchie. Je suis toujours bloqué huit heures par jour dans un environnement grisâtre et quand je contemple les grilles fermées sur une cour cimentée, je repense aux palabres sans fin quant à l'orientation. De ces étranges ritournelles qui vous bercent jusqu'à la fin de vos études : réussir ou mourir, être heureux ou malheureux, tout se joue dans votre dossier scolaire, et par une subtile synecdoque au résultat de cette interrogation d'anglais. Faire des listes, appréhender sans réelle ambition. Mémoriser. Je ne me suis finalement jamais illustré dans un domaine particulier et le petit sixième malléable se demande toujours ce qu'il est venu faire dans ce vaste ensemble dont les rouages lui semblent bien étranges. Les grands sont toujours en bande au fond de la cour. Ils sont toujours les plus populaires et les plus forts. Pas question de protester contre l'ordre établi. Les passages et les passerelles sont toujours aussi confusants, je me perds encore dans les dédales. La récréation sonne, je prends mes cinq semaines de congés payés. Le professeur dit que je dois accentuer mon travail, continuer de faire des efforts, j'ai droit à un cadeau de fin d'année. Les surveillants surveillent, me disent de ne pas faire de bêtises, de me mêler de ce qui me regarde. Je tourne les pages, le petit sixième me demande d'agir mais je ne l'écoute pas. C « a clock » , une horloge, D « a desk » un bureau. J'ai appris consciencieusement. J'ai eu la moyenne. Moi tout seul. Sans guide, sans soutien, sans souffleur. J'ai troqué une partie de mon savoir, j'ai donné, j'ai reçu, j'ai été sage. Le petit sixième me demande si je suis satisfait. Je lui réponds, après une hésitation : « j'ai eu la moyenne »

Nouvelle 159 _ « Moratoire pour l'accessibilité énergétique »

Azh descendit à la gare d'Ulan Bator avec cette indéfectible expression jubilatoire qui la caractérisait. C'était pourtant un jour d'hiver ordinaire, la chape de pollution au dessus de la ville maintenait un niveau d'alerte 9, le plan charbon avait été déclenché, il était difficile de respirer tout comme de voir le bout de l'avenue. Elle voulu prendre un vélo mais une fois de plus en cette saison les stations étaient fermées. Elle mit son g¨m3 pour se protéger et accéléra le pas pour être à l'heure au congrès.
_ En poussant la porte de la salle son mobile tombait à terre, ouvrant sa boite à messages « bonne nouvelle, je serai là pour ton arrivée… ». Tout en récupérant les feuilles du dossier qui s'étalaient sur le sol et en rangeant son masque, elle vérifiait la source du texto. Elle n'avait pas aperçu Iknut et de toute manière il n'avait pas pour habitude d'être prévenant…Elle put attraper un café avant de s'installer autour de la table de discussion. Il était déjà là, présidant la rencontre des Fédérations. Ses joues s'embrasaient, elle avalait vite une gorgée du breuvage brulant-essayant de sauver son embarras…L'avait il vraiment attendue, ou bien voulait il simplement lui transmettre un soutien ? Ou était-ce cette condescendance qu'il exprimait quelquefois ? Iknut ouvrit la séance en soulignant l'importance des débats. L'Appel de Nomade International avait été entendu, chaque membre venait aujourd'hui défendre un projet fédérateur pour l'ensemble des Régions. Azh mit sur silencieux, posait le portable devant elle, se concentrait finalement sur ses travaux et prit la parole sans préambule « Même si notre modèle de développement et nos éco-villages inspirent bien des initiatives ici où là, nos vraies difficultés viennent actuellement de notre dépendance énergétique qui contribue fortement à aligner notre économie sur le modèle dit- occidental notamment en matière d'échanges. Nous devons agir au plus vite pour nous en affranchir. De part les situations géo-climatiques extrêmes, dont nous nous proclamons, nous ne devons pas pour autant nous laisser aliéner par la logique des gouvernements traditionnels. Il en va de notre souveraineté ». Un murmure parcourut la salle, s'amplifiait. Son intervention, une fois de plus, provoquait l'approbation et suscitait les débats : « Oui, comment continuer à se passer d'énergie légale jusqu'à quatre mois l'année et supporter d'être épinglés par la Commission et son cortège de pénalisations »… »Sans compter que nous pourrions augmenter nos productions en restant fidèle nos choix »… »Quant au fossé numérique il n'est que partiellement comblé ! Le Protocole avait pourtant été clair sur cette passerelle, mais nous en sommes régulièrement coupé faute d'accès permanent à l'énergie »… »Nos capacités de financement sont moindres, pourtant nos matières premières rares et précieuses… ». Azh repris la parole : « Justement notre réflexion s'appuie sur l'article 15 de la Convention sur la Diversité Biologique. Nos prédécesseurs ont dû se battre afin que la répartition des bénéfices soit une réalité, ceci dit les accords continuent à particulièrement nous léser. Prenons l'exemple de Capra Hircus, seul le patrimoine génétique global de l'animal est considéré. Alors que la fibre pashmînâ est devenue un composant indispensable aux nouvelles technologies. Sa valeur pourrait être considérable dans nos économies, plus seulement en terme textile. A y regarder plus scientifiquement une grande partie de nos produits dérivés contient des séquences génomiques. Nous devons absolument obtenir une extension de la norme APA ». La mobilisation de toutes les communautés nomades avait été très forte dès les premiers effets irréversibles du réchauffement climatique. Les fédérations régionales indépendantes s'étaient ensuite regroupées au sein de Nomade International. Un véritable trait d'union était né entre des entités topographiques similaires disséminées à travers le monde. Et il avait fallu encore de longues décennies avant que des accords internationaux leur reconnaissent une légitimité de Gouvernement à faire valoir leurs droits.
_ Iknut toussota. A dire vrai il s'ennuyait, connaissant déjà trop les dossiers dont il avait étudié la recevabilité. Ereinté par les voyages rapprochés, il rêvait malgré tout d'une plage de sable fin aux antipodes de ses motivations habituelles, d'un beau sable blond et chaud, malléable à souhait, qui épouserait les courbes de son corps et le déconnecterait de ses responsabilités. Il s'ennuyait et pianotait distraitement sur son clavier. Azh ne vit pas tout de suite que son portable approchait le bord de la table, emporté par les soubresauts du vibreur… le signal urgent clignotait, elle l'attrapait au vol, le mettait discrètement dans sa poche en lisant « de Iknut : au 28, ma cocotte d'amour… ». Déconcertée par tant de désinvolture, Azh essayait de contenir les spasmes qui montaient en elle, où se mêlaient des émotions tout à fait contradictoires, un tragi/comique qu'elle ne pouvait exulter. Sauf qu'instinctivement son regard se tournait vers lui, essayant de lire une empreinte de ce qui par le passé avait fait naitre des émotions bien plus poétiques…Le fou rire s'emparait d'elle, l'obligeait à quitter la salle. Il lui emboitait le pas : « Mais enfin, c'est insensé, qu'est-ce qu'il t'arrive ? » « Mais…tu veux dire …(nerveuse) qu'est qu'il t'arrive à Toi ? …ces messages que je reçois…(gros éclats irrépressibles)… je ne crois pas …j'ai pas pu… » Iknut réalisait sa méprise, son visage perdait de sa superbe…Az s'essuyait les yeux, le fou rire la repris, reniflait, repartait de plus belle, essayant de terminer sa phrase, mais en vain. Finalement elle textotait un petit mot témoignage de la tendresse qu'elle gardait pour lui. Il haussait les épaules – bien sûr cela ne lui était pas destiné – et avec son grand rire franc il l'invita à rejoindre l'assemblée. Quoique incongrue, cette situation ne surpris personne car tous connaissaient leur histoire. Engagés l'un comme l'autre dans l'écologie politique le couple n'avait pas résisté aux nouvelles donnes. Lui avait choisi de rester Mongol, tandis qu'Azh, d'origine Bouriate avait opté pour la nationalité de Nomade International. Sur le plan personnel elle incarnait pleinement l'esprit des Hauts Plateaux, tout comme elle illustrait parfaitement ce que la confédération attendait de ses ambassadeurs. Il ne fallu pas des longues palabres pour que les Régions Oasis, Plaines, Fluviales, Côtières et Pôles réitèrent leur soutien aux orientations qu'Azh avaient suggérées. Engager les pourparlers jusqu'à obtenir l'extension de la norme APA ; créer un guide multilatéral d'équivalence en unités de valeurs savoir-faire/ productions locales ; exiger que ces matières soient dites -aussi – premières et puissent être troquées contre des équipements high-tech favorisant l'autonomie énergétique. Il devenait essentiel de se procurer les derniers générateurs solaires portatifs. Pour eux tous, la vie prenait son sens dans cette philosophie, ils se battraient, farouchement s'il le fallait, pour ensemble porter un peu plus loin le droit des peuples nomades à disposer d'eux même. En l'occurrence, ce 12 janvier 2123 le « Moratoire pour l'accessibilité énergétique  » fut adopté.
Et c'est ainsi, autour d'un verre d'airag et dans la convivialité, que se clôturait le congrès.

Nouvelle 160 _ Kes ?

_ Bonjour, vous allez où ?
_ Ben kestuveu qu'j'en sache ?
_ Forcément, cette réponse là personne ne s'y attend, du plus aguerri à celui qui a fait le plus long parcours, du plus blasé à celui qui n'a jamais été regardant, y a un espace temps aussi nano soit il qui laisse l'éternité en suspens. Cependant, il faut aller vite, que le cerveau se démène à prendre ou pas la bonne décision, au moins UNE décision. Pas le temps de peser les pours les contres, examiner de près les mobiles qui font ou non ouvrir la portière ; écouter l'instinct auprès duquel il est si bon se réfugier en cas de doute.
_ – Kestuveu qu'j'en sache est sur ma route si vous voulez.
_ – J'mets mon sac à l'arrière pour pas qu'ça vous dérange ?
_ – Oui merci.
_ Elle s'installe, avec elle un certain malaise fait de même. L'étroit habitacle s'imbibe et renvoie l'épaisseur de leurs postures malmenées. Comme une séquence obligatoire, le silence s'impose, ni l'un ni lautre ne sait comment briser ce mur muet, chacun cherche le mot qui sauve, la palabre qui dégourdit. Mais aucun des deux ne sait où kestuveu qu'j'en sache se trouve, ils savent juste que la distance qui les en sépare est très malléable. Avec une base aussi friable, qui pourrait prétendre construire un échange ? Mais bien sûr ils en ont envie, ils ont été chiches de faire le premier pas, le plus dangereux, le plus aléatoire, alors savoir si kestuveu qu'j'en sache c'est loin c'est près, on s'en fout, le truc important et urgent à savoir là tout de suite, y vont ils ensemble ou l'un à côté de l'autre.
_ – Excuse moi M'sieur normalement j'fais pas mais j'ai la tête un peu mêlée, je peux fumer ?
_ – Ouf !
_ – Presque j'attendais l'appel pour en fumer une moi même, mais on ouvre un peu les vitres.
_ Elle se détend, il se décoince les vertèbres, elle roule une clope et la lui tend, son sourire à elle est espiègle, son sourire à lui est séduisant. Elle lui passe le briquet, s'en roule une pour elle ; avant le retour de la flamme, elle pose en grandiose son sourire éloquent.Si ce n'est que par respect du soutien qu'aura été cette cigarette, de l'ouverture qu'elle aura provoquée, ces deux là ne sont pas près d'arrêter de fumer.
_ La gêne ne s'est pas pour autant volatilisée, quelques uns de ses jalons les entourent encore et elle a beau farfouiller des yeux les alentours, elle ne trouve pas.
_ – Faut un guide pour trouver l'cendrier ?
_ Il sourit, séduit encore mais en plus il est charmant, appuie doucement sur une surface invisible aux non initiés et un tiroir vierge de tout mégot s'extirpe entre eux deux.
_ – Waouh, c'est classieux. Ceci dit si tu fumes jamais dans ta caisse, faut pas le faire pour moi.
_ S'aliéner à ma connerie, c'est pas forcémént une bonne idée.
_ – Je ne suis pas sûr de m'aliéner, je suis certain d'apprécier la cigarette.
_ – Avant d'arriver à kestuveu qu'j'en sache, ça te dit une pause café ?
_ – Que du bonheur.
_ Avant de trouver l'endroit qui leur ressemble, la gomme laisse ses empreintes sur des tonnes de kilomètres, pendant ce temps ils ont trouvé leur distance et déployé des lés entiers de paroles. Les points communs qui n'étaient au départ que des hasards se dessinent au fur et à mesure du macadam essuyé comme des points de suspension sur la passerelle inavouée entre l'enfance et l'apparence d'adulte.
_ Que faire de tout ça ?
_ Les coïncidences sont troublantes, mais ce qu'il ne peut avouer reste inavouable. Les concordances sont indéniables, mais elle n'a jamais pu savoir ni qui ni combien ils étaient à l'avoir laissée sur un chemin de vie si chaotique.
_ Il ralentit. Le patelin est tout petit, la borne barrée de sa limitation se voit depuis la borne d'entrée… en y mettant un peu du sien.
_ – Tu penses que c'est bien d's'arrêter là ?
_ – Pour le café le plus infâme sans doute, pour le bistrot le plus pittoresque certainement.
_ Sur la table où ils s'installent, comme sur toutes les autres autour d'eux, la toile cirée qui fut un temps à carreaux tranchants rouges et blancs est délavée, déchirée aux angles et le café est dégueulasse. Un nouveau silence s'installe, plus gêné, plus intime. Tout autour d'eux agit tel un récital du passé ; il n'y a pas d'inconnu ici, ni pour l'un ni pour l'autre, ça n'en devient que plus mystérieux, ils le savent, le sentent ; seuls leurs regards qui courent furtivement partout et parfois se rencontrent pour partager la même surprise illustrent leur désarroi commun.
_ Aucun des deux n'ose y croire mais après Dame Hasard, c'est Dame Evidence qui s'invite. Si peu probable, mathématiquement impossible, humainement LA ! Ils se regardent à nouveau, sans fuite, maintiennent l'intensité, leurs yeux s'humidifient, leurs sourires s'embellissent, comment est-ce possible ?
_ La vieille dame courbée par les ans revient avec sa cafetière, l'oeil si pétillant, le sourire si timide, le geste si retenu.
_ – Je vous offre un autre café ?
_ Même infect nul ne saurait refuser un tel cadeau. D'autant moins qu'il vient d'elle, mais oui c'est elle qui semblait vieille du haut de leurs quelques centimètres, et ce pincement des lèvres pour dire je vous aime tous, à nul autre pareil… ils le reconnaissent… tous deux.
_ – Vous êtes les enfants de Raymonde et Hervé morts dans l'Accident, hein ? Ca fait drôlement
plaisir de vous voir. J'm'assoie un peu, j'ai plus les muscles pour rester d'bout. Pour sûr zavez changé, enfin grandi, mais j'peux pas m'tromper, c'est ben vous. J'ai cherché après vous, savoir c'que vous étiez dev'nu suite après c'te maudite histoire. Bah, ça pas été simple et les « services sociaux » ou un nom com' ça m'ont dit qu'vous étiez séparés !! N'importe quoi y racontent ! Eh, faut pas pleurer les mômes, keski vous arrive ? C'est l'émotion ? Bon, ça remplit pas les estomacs, ça, j'vais vous préparer un bon p'tit r'pas ; ça vous dit steak haché – frites… vous mangiez que ça chez moi avec du ketcheupe.
_ Elle les regarde tous deux, leurs joues mouillées, leur silence obstiné ; un retour au village c'est quand même pas si émotionnant !!
_ – Bon d'accord, zavez grandi, alors j'troque un bon repas contre l'arrêt d'vos larmes, que là
j'sais pas quoi en faire. D'accord ?
_ – Merci Mado.
_ Mado s'éloigne, elle a gagné en souplesse, même si chaque déplacement la fait visiblement souffrir.
_ – Tu te souviens de son prénom !
_ – J'avais huit ans tu n'en avais que quatre.
_ SILENCE.
_ Elle se met à pleurer vraiment, sans pouvoir s'arrêter, un flot continu de paroles muettes et mouillées. Il déplace sa chaise, un vacarme dans ce silence de meurtrissures, se place à ses côtés, la force à se décoller des parois sécurisantes du dossier et la prend dans ses bras. Ces bras rêvés depuis tant d'années, elle prend peur de s'y laisser aller. Mais il est si tendre, si aimant, si coupable.
_ – Si on veut manger, il faut que tu arrêtes de pleurer.
_ C'est murmuré, c'est doux, c'est phénoménal, c'est jubilatoire.
_ – T'as un mouchoir ?
_ – Oui, tiens… Il nous en faudra un très grand pour panser nos peines, mais on le fera en
l'absence de Mado. Et quand le très grand mouchoir sera plein, on le jettera et on ira voir à quoi ressemble kestuveu qu'j'en sache.

Nouvelle 161 _ Petite histoire universelle

L'accident avait eu lieu, terriblement violent et efficace, occasionnant des dommages multiples et conséquents que Bertrand n'avait malheureusement aucun mal à imaginer. De par sa nature totalement inattendu et soudain, cet événement venait bouleverser de façon brutale la confortable monotonie de sa petite vie d'adolescent privilégié. Pour lui, cela ne faisait aucun doute : c'était la plus mauvaise séquence du film de sa vie. Et il avait beau fermer les yeux, se rejouer la scène maintes et maintes fois, quand ses paupières fatiguées se soulevaient à nouveau, la réalité était toujours la même, irréversible et désastreuse…
_ De retour chez lui, le temps de la stupeur et de l'émotion passé, Bertrand n'eut plus qu'une idée en tête : il devait agir, prendre les devants et l'appeler, pour tout lui raconter… Ce n'était pas le genre de choses que l'on pouvait cacher de toute façon, et il finirait bien par l'apprendre, dès qu'il réapparaîtrait, dans quelques semaines, dans quelques jours, dans quelques heures peut-être… Bertrand ne le savait pas exactement, ce qui contribuait à l'affoler davantage. Depuis qu'ils étaient capables de voyager à la vitesse de la lumière, les hommes n'étaient jamais trop éloignés les uns des autres. Il devait donc l'appeler, et vite, très vite, avant qu'il ne soit là pour en découdre, dans un face-à-face forcément douloureux. S'il devait y avoir affrontement, Bertrand préférait autant que cela se fasse par médias interposés…
_ Mais que lui dire exactement ? Par où commencer ? Bertrand se sentait complètement désemparé. Peut-être aurait-il pu rechercher le soutien d'une tierce personne, mais vers qui se tourner dans pareille situation ? Instinctivement, il pensa d'abord à sa mère, elle était malléable, trop aimante, et il avait toujours su la mettre de son côté, mais cette fois-ci ?! Finalement, il jugea préférable de ne pas la mêler à cette histoire tragique. De par son comportement, il avait dû s'aliéner une bonne partie de sa famille et de ses amis de toute façon. Non, vraiment, il était terriblement seul et démuni. Il existait des modes d'emploi, des guides pratiques pour pratiquement tout, mais rien pour ça. Néanmoins, il était convaincu d'une chose : il devait absolument éviter les palabres interminables et aller directement à l'essentiel. Les exemples tirés du passé étaient très nombreux pour illustrer cet état de fait : Bertrand ne tiendrait pas longtemps l'échange sans craquer, sans s'effondrer littéralement face à un tel interlocuteur…
_ Totalement indifférente au drame qui se jouait à ses côtés, l'horloge holographique égrenait ses heures, machinalement, et chaque nouvelle minute projetée sur le mur de la pièce ajoutait une once de trouble et d'angoisse dans l'esprit de Bertrand. Soudain, dans un excès désespéré de rage, il se saisit de sa tablette numérique et la lança en direction de la pendule, dans l'espoir de faire cesser ce maudit compte à rebours. Mais les deux appareils déployèrent chacun leur bouclier magnétique et se posèrent sans bruit et sans encombre sur le sol. Il n'était même plus possible de satisfaire ses pulsions les plus primitives en fracassant contre des murs des objets innocents… Foutus appareils auto-protectifs ! Ironie du sort : ces systèmes de protection n'existaient pas encore pour des objets de plus grande taille…
_ Une sonnerie stridente s'échappa de la cuisine et enleva Bertrand à ces tristes considérations. Son café était prêt. Combien en avait-il bu depuis ce matin, depuis le drame ? Dix ? Quinze ? Peut-être plus… Paradoxalement, cette antique boisson était la seule capable de le calmer un peu. D'origine terrienne, c'était l'un des seuls bioaliments à avoir échappé à la prohibition. Il serra ses mains fébriles autour de la tasse, bouillante. C'est fou comme la peur accentue la sensation de froid. Lui qui ne se sentait pas l'âme d'un aventurier, lui qui n'avait même jamais quitté sa galaxie d'origine, quand tant de jeunes de son âge et de son rang avaient déjà parcouru des dizaines d'océans stellaires, en cet instant précis, il ne souhaita rien d'autre que d'être ailleurs, là où nul n'aurait pu le retrouver… D'ailleurs, la fuite était peut-être la meilleure des solutions après tout… Il repensait sans cesse à cet article, téléchargé la semaine précédente, dans lequel le professeur Zylberstein relatait les progrès considérables que lui et l'ensemble de son équipe avaient accomplis dans leurs recherches sur les mondes parallèles. Le célèbre scientifique, de renommée galactique, travaillait à la confection d'une sorte de passerelle heptadimensionnelle, qui devait lui permettre, dans un avenir proche, de se téléprojeter dans ces mondes encore inconnus. Douze singes électroclonés avaient déjà été utilisés comme cobayes successifs. Tous étaient partis, aucun n'était revenu : pour l'instant, le passage ne fonctionnait que dans un sens… C'est sans aucune hésitation que Bertrand aurait troqué sa place contre celle d'un de ces malheureux primates !
_ Allez, courage, juste un appel… Les aveux n'effaceraient pas la faute — comme ce serait jubilatoire ! —, mais lui enlèveraient un poids énorme de ses épaules, il le savait… Bertrand prit une profonde inspiration, enchaîna avec une expiration non moins prononcée en espérant que ce ne fut pas l'une de ses dernières, puis, sans plus réfléchir, il se saisit de son mobile 9XG++ et télécomposa ce numéro qu'il ne connaissait que trop bien :
_ – Allo ? Papa ? C'est moi, Bertrand… Laisse-moi parler s'il te plaît, c'est important… Je t'appelais pour te dire que j'avais emprunté la navette familiale omnispace et que je… Pas le droit, pas le permis, trop jeune, je sais… Laisse-moi finir Papa, je t'en supplie ! Je ne sais pas ce qui s'est passé… J'ai déclenché sans le vouloir la septième vitesse hypersonique et je… J'ai perdu le contrôle de l'appareil… Je me suis expulsé dans la capsule de secours… La navette est allée s'écraser contre la géopile thermonucléaire du système Alpha…

Nouvelle 162 _ Une nouvelle renversante

8h32 : Gontran se réveilla dans le monde réellement renversé. Mais de cela, il ne se rendit pas compte.
_ 8h34 : Plongé dans une argumentation probablement décisive sur la beauté intrinsèque d'un bol de café, Gontran ne prit pas conscience de l'infime changement de ce début de journée. Quelque chose de fugace, d'imperceptible mais de si jubilatoire qu'il devait le regretter quelques heures plus tard. Rien, une bêtise, une ridicule habitude mise au rencard car la transvaluation avait eu lieue. Pour tout dire, il avait simplement soulevé sa chaise en fer forgé plutôt que la tirer sur son sol de cuisine, sol dont le revêtement répercutait le moindre bruit jusque dans l'oreille de sa charmante mais irascible voisine du dessous. Il avait agi sans y penser, mais le geste était là. Réel. Comme un souci de l'autre.
_ 8h43 : La douche de Gontran fut particulièrement brève car un appel fit émettre à son téléphone portable la douce mélodie de Stars War. Robinets, serviette, porte de la salle de bain et enfin téléphone. Aucun son propre à déverser un quelconque énervement ne franchit ses lèvres, mais de cela non plus, il n'eut pas conscience. Axelle, sa fiancée. Avait-il remarqué quelque chose ? Non. Sentait-il un changement, dans le monde ? Non plus, et il rit à cette question. Tout de même, le monde… Croyait-il en la théorie des ensembles, à l'axiome du choix et à l'infini actuel plutôt que potentiel ? Evidemment qu'il y croyait, comment pourrait-il en être autrement ! Voulait-il un enfant avec elle ? Mais oui, naturellement, pourquoi cette question ? Axelle raccrocha.
_ 8h55 : Gontran, debout devant la fenêtre de sa cuisine, tentait de percevoir un changement quelconque, une chose qu'il n'aurait pas encore vu. La Tour du Gué restait désespérément penchée, prête à s'écrouler d'une minute à l'autre, la Passerelle des Amants n'accueillait toujours aucun passant, amoureux ou pas, la ville était morte, comme tous les jours. Et pourtant, il sentait qu'Axelle avait raison, pas besoin de palabres téléphoniques interminables pour comprendre cela. Elle avait eu raison de raccrocher.
_ 9h05 : Gontran sortit de chez lui, pensant trouver un début de réponse en allant se mêler à la foule de ce début de matinée. Un groupe de personnes de petites tailles suivait un guide vers la Tour du Gué (fleuron de l'histoire locale), mais il préféra ne pas le rejoindre de peur d'être repéré. Une femme lui sourit lorsqu'il passa à sa hauteur, un homme l'évita de justesse et s'excusa de son inattention, une autre femme lui sourit. Un jeune homme s'approcha de lui et lui proposa de troquer sa veste en cuir contre son pardessus en poil de vache. Il refusa et l'homme lui sourit, comme si cela était finalement très naturel. Il décida de rentrer chez lui.
_ 9h28 : Il opta alors pour une ouverture sur le monde plus large que le centre de sa petite ville, il alluma la radio. Les nouvelles étaient bonnes. Le monde allait bien. Les cours de la bourse ne furent pas annoncés. Quelque chose clochait, voilà bien une évidence qui se faisait jour dans la tête de Gontran. Ou qui ne clochait plus, il n'aurait pu trancher. Etait-il finalement si aliéné qu'il ne pouvait plus comprendre l'évidence du changement ? Il commença à enrager. Un peu.
_ 9h42 : Il décida de rappeler Axelle, le seul soutien réel qu'il avait senti au cours de ce début de matinée. Il tomba directement sur sa messagerie. Mais le message avait changé. Vous êtes bien sur le portable d'Axelle. Laissez un message. Pour Gontran, la question est : depuis comment de temps as-tu enfin d'un enfant avec moi ? Une fois la réponse trouvée, la deuxième question est : Qu'est-ce qui te bloquait, avant ? La question à la première question lui vint en 17 secondes exactement. Cette envie naturelle d'enfant datait de son réveil. La deuxième le foudroya littéralement en 2 secondes. La peur. Il n'avait plus peur depuis son réveil. Son esprit si rigide, si peu malléable, n'avait pas réussi à percevoir la nature du changement survenu à son réveil. L'enfant n'avait été évoqué que pour illustrer le bouleversement qui était advenu au cours de la nuit. Il fut reconnaissant à Axelle d'avoir eu l'intelligence de passer par là, d'avoir eu recours à ce qui était, in fine, le symbole de sa peur viscérale du monde tel qu'il était, avant.
_ 9h48 : Gontran dévala l'escalier et se retrouva au beau milieu de la rue, baigné par le soleil matinal. Il avança vers la Tout Penchée, fit demi-tour, décida d'aller boire un café, se ravisa en pensant que le mieux serait d'aller voir Axelle, chez elle. Il se voulait mobile, pris dans le mouvement d'un monde nouveau, d'un monde sans peur. Il sourit à une femme qui le croisa. Cette dernière s'écarta de lui en secouant la tête. Gontran fut stoppé dans son élan. Il regarda autour de lui. Le monde avait-il réellement changé ? Un leurre ? Le jeune homme à la veste en cuir passa à quelques mètres de lui ? Il portait un imperméable qui lui donnait des faux airs de mods. Comme une trace de qui avait eu lieu. Une preuve.
_ 10h02 : Gontran comprit, trop tard, ce qui venait de se passer. Une séquence de deux heures au cours de laquelle le monde s'était renversé, réellement. Mais l'équilibre était instable, cela n'avait pas tenu bien longtemps. Quelques heures seulement. Et lui n'avait pas compris, lui qui attendait ce renversement depuis tant d'années. Axelle l'avait senti plus vite. La peur rendait le monde si absurde que sa disparition seule pouvait le renverser. Il se fit deux promesses : concevoir un enfant avec Axelle et se tenir prêt pour le prochain renversement. Il lui faudrait pour cela restait en éveil. Cela ne lui faisait désormais plus vraiment peur.

Nouvelle 163 _ Séquence dominicale

Sortie d'after, 10h30, un peu mal aux cheveux, je me suis malgré tout laissé entrainer pour un énième « dernier verre » par Constance, ma rencontre du soir (qui n'avait de constant que le prénom), bien décidée à ne pas en rester là. Elle rejoignait une amie « sur le départ » au marché, et disait apprécier croiser des gens qui sont déjà demain avant de se coucher.
_ « Tu sais c'est comme une passerelle tendue entre un hier et un demain sur laquelle le présent a du mal à se trouver une place »
_ Je n'ai pas bien compris.
_ J'aurais du rentrer, prendre un doliprane, et me coucher.
_ Mais je n'ai pas pu m'y résoudre : je n'aime pas me coucher seul.
_ On a traversé le marché d'un mal assuré, à l'heure où la foule compacte et mobile se presse, et où se mêlent couleurs, odeurs, et appels frénétiques des commerçants transis par le froid depuis des heures.
_ Trop d'animation pour mon cerveau baignant encore dans un mélange douteux de vodka, rhum, et autres douceurs diverses et variées ingurgitées au cours cette soirée sans fin, et pour mes jambes qui commençaient à peiner à me porter et qui ne me seraient bientôt plus d'aucun soutien.
_ L'amie en question était assise au soleil à la terrasse d'un café, par une température bien inférieure à 0°C, un bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils et une écharpe remontée jusqu'aux yeux… accoutrement passible d'une amende de 150 €. Mais la concernant, aucun risque. Certes on ne voyait que ses yeux, mais ils étaient bleus…
_ Elle était plongée dans la lecture d'un guide touristique, et ne nous a remarqués qu'une fois installés à sa table.
_ Elle dégageait une assurance insolente qui m'a immédiatement dérangée. Elle s'écoutait : un palabre interminable autour d'elle et son « projet ».
_ Elle allait enfin agir, se rendre utile.
_ Elle venait de tout plaquer : un boulot confortable et pas trop mal payé par les temps qui courent ; son mec après trois petites années passées ensembles ; son appartement, dont elle venait juste de remettre les clés à un agent immobilier pinailleur à la limite du véreux.
_ Lorsqu'elle dégageait son visage à la faveur d'une cigarette (qui symbolisait, à l'entendre, « le dernier bastion de son aliénation ») elle arborait ce large sourire qui me gênait. Même une fois l'écharpe replacée sur son visage, je pouvais le deviner au travers.
_ Départ imminent ! H-2 ! JU-BI-LA-TOIRE !
_ Ce n'est qu'à ce moment que je ne remarquai la grosse valise postée derrière sa chaise, comme pour illustrer son propos.
_ Elle partait un an, au minimum, pour une mission bénévole au sein d'une association dont je n'ai pas retenu la mission… Enfin quelque chose de bien, louable, altruiste, désintéressé…
_ Je n'ai jamais compris ce qui peut bien animer ce type de démarche chez certains. Ils attendent quoi en retour ? Qu'on les applaudisse ? Une médaille ? Une place au chaud entre Gandhi et mère Theresa ? Non pas que je considère que ce soit complètement inutile, mais à les entendre ils me donnent toujours l'impression qu'ils pensent pouvoir changer le monde, qu'ils vont faire de grandes choses.
_ J'aime pas les utopistes.
_ Alors je l'ai interrogée sur ses motivations, d'un ton certes incisif qui m'a valu de goûter au regard noir de Constance. Et ça n'a pas loupé : « même si mon action ne touche que dix ou même deux personnes, elle est utile pour eux. Et si tout le monde s'y mettait, on arriverait à changer le cours des choses. Regarde : la mer est faite de minuscules gouttes d'eau et elle recouvre pourtant les 2/3 de la surface de la terre…  »
_ Ca a duré au moins dix minutes, j'ai du me mordre la joue pour ne pas éclater de rire (ce qui aurait, à coup sûr, anéanti tous mes efforts de la soirée et m'aurait contraint à renter me coucher seul).
_ Mais le coup de la métaphore des petites gouttes d'eau et de la mer, on ne me l'avait jamais fait : somptueusement ridicule !
_ Vas plutôt remplir ta mare aux canards…
_ J'étais fatigué, j'aurais bien troqué cette terrasse contre ma couette, même seul.
_ Après avoir échangé avec Constance les derniers potins sur leurs amis communs, elle a jeté un coup d'œil à sa montre et enfin annoncé fièrement qu'elle devait nous quitter. Il était midi passé, et j'allais pouvoir jouer ma carte avec Constance que l'alcool n'avait jusqu'ici pas rendue très malléable, mais qui ne pouvait plus douter de ma ténacité.
_ Elles se sont embrassées.
_ On s'est éloigné.
_ Un crissement de pneu.
_ Un bruit sourd.
_ Une goutte d'eau n'atteindra ni la mare aux canards, ni la mer.
_ Je suis un con, aliéné.

Nouvelle 164 _ Léa

Je m'appelle Léa, je suis née un jour de pluie. Aucun rapport pensez-vous ? Peut-être… Sauf que je ne suis pas arrivée bien au chaud à la clinique, je suis née sous la pluie ! Quand elle les a perdues, les eaux de ma Maman se sont mêlées à l'eau de pluie, et elle n'a rien senti. Alors on s'est débrouillé toutes les deux, elle a été mon guide vers le monde extérieur et voilà ! Je suis là !
_ Aujourd'hui j'ai dix ans, de drôles de choses se sont passées depuis… Une fois, ma copine Marthe s'est ouverte le front en tombant sur un coin de table pendant qu'on jouait. Maman l'a amenée chez le médecin. On a dû marcher sous la pluie, je tenais Marthe par la main. Mais chez le Docteur Palabre (je ne connais pas son vrai nom, Maman l'appelle comme ça car il ne s'arrête jamais de parler), il n'y avait plus rien, son front était comme neuf !
_ Une autre fois, Maman avait l'air triste. Elle venait de recevoir un appel annonçant une mauvaise nouvelle. En plus, la pluie avait commencé à tomber sur le linge qui séchait entre les arbres. Je l'ai accompagnée le décrocher, elle m'a prise dans ses bras et, comme par magie, elle a troqué son air sombre contre un grand éclat de rire : « jubilatoire » qu'elle a dit.
_ Un jour aussi, la maîtresse nous avait demandé d'illustrer une poésie. J'étais incapable de dessiner un corbeau, encore moins un renard… Le plus facile était peut-être le fromage, rien de sûr… Bref, c'était raté d'avance. Papa ne voulait rien savoir : comme dit souvent Maman « il n'a pas été d'un grand soutien » sur ce coup-là. J'ai finalement dû apporter mon gribouillage à l'école. Encore un jour de pluie. Mon cahier a pris l'eau en chemin et, je ne sais comment, mon corbeau est devenu si majestueux que la maîtresse l'a montré à toute la classe !

_ J'arrête la séquence souvenirs pour revenir à la vie de maintenant.
_ Le dimanche, on le passe avec ma grand-mère. Je ne vous en ai pas parlé encore. Elle s'appelle Mamie Charlotte, c'est la maman de Maman. Je crois qu'elle est très vieille mais je ne sais pas de combien. Elle est vraiment gentille, toujours elle me dit que j'ai grandi alors que quand Docteur Palabre me mesure, ce n'est pas tout-à-fait ça… Le problème c'est qu'elle est aussi très malade et ne sort pas de son lit. Quand elle nous voit, qu'on prépare le repas et les petits plats pour sa semaine, qu'on fait vivre sa belle et grande maison, ça la rend triste car c'est tout ce qu'elle ne peut plus faire, et alors elle dit qu'elle ferait mieux d'être dans une résidence pour vieux aliénés, qu'elle ne nous embêterait plus…
_ Moi ce que je préfère, pendant que les autres s'agitent, c'est rester avec elle dans sa chambre qui sent la lavande? Je lui parle de l'école, on fait des puzzles, elle me raconte des histoires, on bricole. Pour la naissance de mon cousin, on a fabriqué ensemble un mobile avec des pompons de laine. Ça a épaté tout le monde !
_ Mamie Charlotte c'est la seule (maintenant il y a vous mais c'est pas pareil) à qui j'ose dire ces choses qui se passent quand il pleut. Je sais qu'elle me croit. Maman pense qu'elle n'a plus toute sa tête mais moi je vois bien : il ne lui manque rien à sa tête…
_ Un dimanche de novembre, il pleuvait et j'ai compris. Elle m'a serrée fort contre elle alors que j'étais toute mouillée et ça lui a redonné des couleurs… On a discuté encore plus longtemps que d'habitude, elle m'a dit tout ça (j'ai essayé d'apprendre tout par cœur, mais des choses m'ont échappé) : « Ma petite Léa, je sens que je vais bientôt partir… Ne t'inquiète pas. Je ne vais pas loin, comme si je traversais une passerelle pour rejoindre l'autre rive. Et de Là-bas, je continuerai à t'aimer et à habiter ton cœur. En attendant je m'ennuie dans ma vieille chambre, les journées sont longues à ne rien faire. Je voudrais tellement pouvoir encore sentir les gouttes de pluie sur ma peau, savourer l'odeur de la nature après une averse, être ruisselante… Maintenant que tu es grande je peux te le dire et je crois que tu en as deviné l'essentiel : tu as un don ma petite-fille, tu peux agir, tu peux changer le visage des choses, le cœur des gens, et rendre la vie plus légère avec quelques gouttes de pluie. Ce don est infini, tant que tu seras dans un endroit où il pleut… Il n'existe pas de formule magique, c'est mystérieux mais écoute-toi, entends ce que tu ressens, tu feras naître du bonheur ! J'ai le même don que le tien, seulement en étant enfermée, je ne peux pas m'en servir, et ce depuis des mois maintenant… » Maman nous a interrompues pour lui servir du café puis est redescendue.
_ Elle a continué : « Sois discrète, tu risquerais d'attirer des personnes intéressées, voulant rendre malléables par tes soins leurs petits quotidiens. Quand tu le sentiras, ou parfois sans même que tu y penses, les choses se feront toutes seules comme tombe la pluie… Et là, j'ai besoin de toi. Je vais mourir mais je ne veux pas avoir mal, je veux être heureuse jusqu'au bout. Chaque fois qu'il pleut, mets de côté quelques gouttes pour moi, dans cette fiole. Quand tu en as le temps, apporte-moi ce que tu as récolté, je m'arrangerai avec… »
_ Je pleurais quand elle a tourné la tête vers moi. J'avais entre les mains un flacon de verre orné de motifs aux couleurs rayonnantes, fermé par un bouchon doré. Il avait dû contenir des plus précieux liquides… Elle m'a fait signe d'ouvrir la fenêtre pour le remplir. J'ai tiré les rideaux et tourné la poignée au mécanisme rouillé. La pluie ne s'était pas arrêtée depuis le début de la journée et rapidement le flacon a débordé… Je le lui ai rendu, elle en a alors versé quelques gouttes sur mes yeux. J'ai retrouvé mon sourire.
_ Cela fait plusieurs semaines que je fais ce que Mamie Charlotte m'a demandé. Souvent en rentrant de l'école, nous partageons le contenu du flacon et le goûter, c'est doux… Quand la pluie n'est pas annoncée je lui laisse sa petite bouteille…
_ Ce soir, je suis passée la récupérer juste avant l'orage… Mamie Charlotte était dans lit, un grand sourire aux lèvre, paisible, le flacon vide à la main… Son cœur ne battait plus.
_ Et il s'est remis à pleuvoir.

Nouvelle 165 _ Silence

Bienvenue dans monde de silence…, suivez le guide !

_ La semaine 'remise en forme' commence.
Pas les moyens de faire une cure de balnéothérapie. Pas non plus la possibilité d'aller me prélasser au soleil Mais il me faudra être au mieux de ma forme pour le grand événement. J'ai un sacré mobile. Il me faut agir et il n'existe pas de meilleur soutien que celui qu'on s'offre à soi même. Je m'offre un programme sur mesure. Pour commencer, deux jours de silence.

_ Le silence n'est pas une notion aussi évidente que ce que l'on pourrait croire. On a chacun son silence et il faut troquer ses bruyantes habitudes pour le découvrir ce qui, surtout en milieu citadin, ne va pas de soi.
_ Il ne s'agit pas de rester chez soi, prostré, à ne rien faire. De cela on ne peut tirer aucun bien-être.
_ Le silence s'apprend. Avant d'être un non-bruit, c'est un état d'esprit. On peut s'enduire intérieurement d'une couche de silence suffisamment épaisse pour s'isoler du monde. Tapisser son intérieur mental de douillettes couches de laines soyeuses et feutrées.
_ D'abord, débrancher les téléphones. Cela peut paraître trivial, c'est toujours quand on ne le souhaite pas que les amis et familles se donnent le mot, que les appels fusent, que le portable vibre.
_ Surtout, pas d'ordinateur. Je ne parle pas de ce ronronnement électrique entêtant que l'on n'entend même plus, mais Internet est un grand pollueur de silence. Toutes ces informations, tous ces messages, vous font un boucan dans la tête !
_ Ensuite, prendre le chemin de moindre rencontre. Car quoi de plus cacophonique que l'autre ? Une des clés de la réussite est d'aliéner l'autre, d'éviter le contact humain au maximum. Aller prendre son café matinal loin de chez soi. Commander le café, remercier, payer , est le minimum acceptable. Il ne va pas ébrécher votre silence. Il s'agit d'un échange humain encadré par des règles. Mais pour le serveur qui vous voit tous les matins, le bistrot est l'arbre à palabres. Il va vouloir échanger, babiller, discuter, vous emmener sur un terrain qu'aucun code précis ne régit. Que de bruit dans votre pauvre tête, que vous avez depuis ce matin habituée au son paisible du pas grand chose. Par contre, ne pas avoir peur de se mêler à la foule. L'anonymat est tel que vous pouvez oublier ou vous êtes, dans cette marée faite de vos semblables. Semblables aujourd'hui qui vous paraissent si étonnants de précipitation. Vous découvrez alors ce théorème : silence rime avec lenteur.

_ Assez de généralités; pour ces deux jours, au programme, j'ai choisi l'eau, les mains, et la forêt.

_ L'eau. A défaut de plage et de mer à perte de vue, à défaut du roulis rythmé des vagues, à défaut du vent qui traverse les oreilles et rince le cerveau, la piscine. On s'habitue assez vite au bruit de fond. On le laisse de coté. Reste alors le meilleur. Pas forcément ce qui pourrait être un cliché, nager sous l'eau, découvrir « le monde du silence » , ainsi d'ailleurs que les différentes formes de maillots et de corps. Non. Mais cet entre-deux entre l'eau et l'air quand on sort la tête de l'eau, le clapotis en rythme quand on frappe la surface avec les mains et la vision des gouttelettes qui s'envolent, joyeuses, en s'échappant des bras levés. Bruit de la respiration devenue si régulière et si paisible, la source même de la vie. Ensemble reposant et lyrique. Opéra d'eau sur fond de musique respirée.
_ Les mains. Rendez-vous hebdomadaire avec les mains. Il fallait au moins ça. J'ai failli décommander, j'aurais eu grand tort. Tout cela aurait pu prendre un tour trop méditatif et spirituel. La sensualité du massage n'a rien contre le silence. Elle l'illustre avec talent, lui donne une saveur de plus, jubilatoire ! Le corps malléable devient pâte à pain; seuls bruits, le frottement des peaux et la respiration du maître boulanger. Vous n'existez plus. Lui non plus Vraiment.Il n'y a plus en ce monde qu'un dos et des mains qui causent avec chaleur, la détente absolue, le bonheur total,… et malheureusement une voix qui vous tire de votre douce torpeur : 'voilà, relevez vous tranquillement. Et la pour la première fois depuis le début de votre expérience silencieuse vous vient une idée bizarre : vous boucher les oreilles !

_ Retour à la maison. La casserole d'eau qui chauffe. Ecouter le frémissement C'est bon de boire un thé bien chaud quand il fait si froid dehors. Clin d'œil du chat, maitre du silence.

_ Et enfin, le roux des arbres, l'odeur de l'automne, le bruissement du vent dans les feuilles, le sifflotement des oiseaux. Voilà du silence qu'une qualité supérieure. Le bruit de fond des cris d'enfants, bavardages, vélos, poussettes, est assez léger. Il suffit de faire dans le cosmétique : s'enduire d'une couche de silence de deux ou trois centimètres. Ne laisser dépasser que le nez et les yeux. C'est vital. De l'air frais à grandes bouffées. Les yeux grands ouverts, c'est une indispensable passerelle sur le monde. Il ne faut pas confondre silence et autarcie. L'esprit se ralentit. Les pensées cessent de ressembler au brouhaha d'un orchestre qui répète. Elles deviennent fluides, légères. Un bruit d'hélicoptère au dessus de votre tête ? Ail , quelle agressivité. Un deuxième ? Ce qui fait du bruit, donc, c'est la folie de l'homme. Vouloir voler, quelle mégalomanie !

_ Rentrer à la maison. Qu'ai-je appris ? Mon silence c'est l'absence de contact avec l'autre. C'est une expérience étrange, et je suis presque triste de devoir revenir à la civilisation. Mais la semaine n'est pas terminée. Demain séquence amitié. Ensuite journées sportives, peut être plus rude, mais bénéfique. Suivront les deux jours de repos, lecture, farniente, sucreries à volonté.
_ Je devrais être au point pour le grand jour aussi inattendu qu'espéré, imprévisible après toutes ces années : la revoir.

 

élécharger l'ensemble des nouvelles en pd